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06 2006

Traduire la positionnalité

Sur les conjonctures post-coloniales et la compréhension transversale

Encarnación Gutiérrez Rodríguez

Traduit par Pierre Rusch

Au cours des recherches que je mène actuellement sur les migrantes latino-américaines employées comme domestiques à Berlin et Hambourg, j’ai remarqué dans nos entretiens un paradoxe intéressant. Étant moi-même hispanophone, je supposais que nous n’aurions pas besoin d’interprète pour communiquer. Ma supposition hâtive fut bientôt ébranlée. Je me rappelle le jour où je rencontrai Carla à Berlin. C’était une migrante d’Otavalo, une ville touristique et commerciale du Nord de l’Equateur. En essayant d’expliquer mon intérêt pour la nouvelle migration en direction de l’Allemagne, je commençai à lui parler de mes propres origines. Je lui dis que mes parents avaient quitté l’Andalousie en 1962 et que j’avais grandi en Allemagne, où mon enfance avait été assombrie par l’expérience du racisme envers les travailleurs immigrés. C’était dans l’Europe fordiste des années 1960 et 1970, bien loin de cette Europe du XXIème siècle où l’Espagne allait devenir l’un des pays pionniers en matière de législation anti-immigration1. Ayant écouté mon histoire, Carla répondit: 

"Disculpe, también pasa eso en tu mismo país, si somos de diferente cultura pasa lo mismo, porque a mi me ha pasado. Yo soy de otra cultura y yo hablaba otro idioma. Mi mamá hablaba otro idioma y yo hablaba el idioma de ella. Entré a la escuela hablando el idioma de mi mamá, entonces en la escuela aprendí a los seis años a hablar español, yo no sabía hablar español, pero no pasa como te digo por diferente pais sino que pasa a veces en el mismo país."

"Pardon, mais ces choses se passent aussi dans ton propre pays, si nous sommes de différentes cultures, parce que c’est ce qui s’est passé pour moi. J’appartiens à une culture différente et je parlais une autre langue. Ma mère parlait une autre langue, et je parlais sa langue. J’ai commencé l’école en parlant la langue de ma mère, et ensuite j’ai appris l’espagnol à l’école quand j’avais six ans, je ne savais pas l’espagnol. Tu vois, ça ne se passe pas seulement parce qu’on vient d’un autre pays, ça se passe aussi à l’intérieur d’un même pays."

Carla commença à parler du racisme qu’elle avait connu pendant son enfance d’ "indigena", marquée par l’expérience de l’assimilation forcée des règles espagnoles. Comme sa langue maternelle, le quechua, était interdite à l’école, elle ne pouvait la parler qu’à la maison. Elle soulignait l’incompatibilité de nos positionnalités respectives en insistant subtilement sur les différences entre mon histoire et la sienne, située dans les conjonctions et les disjonctions postcoloniales.

L’identité présupposée entre nous en tant qu’hispanophones était mise en question par nos différentes positions sociales, infléchies par l’héritage colonialiste, le capitalisme fordiste et les nouveaux axes de l’Empire. De nouvelles lignes d’interdépendance et de stratégie d’accumulation planétaire du capital modifient cette conjoncture historique et politique; de profondes inégalités sociales divisent et structurent des espaces interconnectés, dans lesquels des partages sont exprimés et des différences vécues. Les micro-espaces de la vie quotidienne nous plongent dans cette complexité historique, politique, sociale et culturelle. Si nous nous basons sur l’élément commun de la langue espagnole, nous réduisons les différences qui constituent notre positionnalité. L’expression de particularités individuelles, où se reflètent les positionnalités sociales, apparaît comme un point de départ dans un acte de langage qui requiert certaines médiations pour établir une communication. Dans le cas de deux hispanophones, la médiation, c’est-à-dire la tentative pour se faire comprendre en tenant compte des positionnalités respectives, nécessite non pas une traduction linguistique ou littérale, mais une traduction qui reconnaît le contexte culturel de la parole de chacun.

C’est dans ce cadre qu’émerge la question de la "traduction culturelle". Comment détectons-nous l’(in)traduisibilité des positionnalités sociales dans des rencontres basées sur l’identité présumée commune d’une langue, par exemple, ou d’un genre? Comment lisons-nous l’interruption ou le décalage qui exprime la disjonction sociale à l’intérieur d’une conjonction globale? Comment pouvons-nous démêler les composantes de la différance — conçue comme un mouvement différentiel radical? Le terme de "traduction culturelle" offrirait-il un outil permettant de faire apparaître le caractère ambivalent de ces rencontres, prises dans la tension entre identité et différence? En suivant ces questions, j’examinerai le concept de "traduction culturelle" comme un processus dans lequel des positions sociales et culturelles ambivalentes sont négociées. La traduction, ainsi, suscite la compréhension, en même temps qu’elle révèle un potentiel d’intraduisibilité. Je reprends ici la question de Rada Iveković: "Doit-on inévitablement envisager la traductibilité et l’intraductibilité entre deux termes comme diamétralement opposées l’une à l’autre? N’y a-t-il pas de voie médiane ou désaxée par rapport à cette dichotomie2?"

Pour limiter ces questions à un champ concret, je me concentrerai sur la recherche ethnographique. Je commencerai par l’analyse que Birgit Scharlau a consacrée aux discours sur la "traduction" dans les travaux des linguistes et des ethnographes spécialistes du colonialisme espagnol. En mettant l’accent sur les approches post-structuralistes et post-coloniales de la traduction, je m’intéresserai à la traduction en tant qu’outil ouvrant des espaces de "compréhension transversale". Dans la dernière section, j’évoquerai des projets de recherche militante qui montrent comment diverses positions de pouvoir et de socialité peuvent être traitées sur le terrain. Une telle perspective nous permet d’envisager la traduction en termes de frictions et d’irrationalités, contre la tentative d’incorporer l’ "autre voix" dans notre propre syntaxe et notre propre écriture. Ce qui pourra aussi nous éviter de reproduire le paradigme classique de la relation sujet-objet dans le travail de terrain. La question de la répartition des moyens et des conditions de production du savoir devrait être au centre d’une méthodologie qui aborde la "traduction culturelle" comme une méthode de déconstruction du travail ethnographique. Nous verrons plus bas qu’une telle approche est déjà attestée dans le premier ouvrage sur la traduction dans le contexte colonial espagnol.


Traduction et colonialisme

La théorie postcoloniale a souligné le rôle de la traduction comme facteur d’incorporation hégémonique de l’ "autre voix" dans le processus colonial, mais elle a aussi montré le potentiel de résistance inhérent à la traduction en tant que telle (Bhabha, Spivak, Nirinjana). Celle-ci a été vue comme un outil de représentation qui a contribué à faire comprendre le "Nouveau Monde" dans la perspective du pouvoir colonial. C’est ce processus de traduction que Tejaswini Nirinjana étudie dans le contexte de l’Empire britannique en Inde, où elle observe un transfert de l’épistémologie occidentale à travers le processus de la traduction3. En dernière instance, la traduction devient une epistémé de la tradition occidentale, un concept basé sur l’idée d’une représentation objective de la réalité et sur l’oubli de sa inscription discursive. La traduction ainsi décrite n’est pas une simple fonction linguistique, mais un outil culturel et politique employé dans une lutte pour l’hégémonie. Les discours savants sur la traduction reflètent ce déplacement, de la traduction comprise comme un simple outil linguistique à la traduction comme instrument de pouvoir. Dans ses recherches sur le colonialisme espagnol en Amérique latine, Birgit Scharlau distingue plusieurs approches discursives de la traduction.

La traduction comme outil langagier apparaît dans les textes linguistiques et ethnographiques des années 1930 et 1940. Scharlau mentionne à titre d’exemple l’étude de Robert Ricard sur la transformation des rituels spirituels et religieux dans la population indigène du Mexique au XVIème siècle4. Ricard souligne l’influence de l’Église catholique, "la iglesia novo­hispana", dans le processus d’hispanisation par la traduction de la Bible et des écrits religieux dans les langues indigènes. En se concentrant sur le rôle des missionaires, il montre comment ceux-ci s’appliquèrent à donner une "copie authentique" de la nomenclature religieuse dans l’idiome local. Du fait de leur maîtrise insuffisante du quechua et le nahuatl, ils durent d’abord étudier ces langues, rédigeant des dictionnaires élémentaires et des manuels de grammaire. Ce travail de standardisation faisait suite à la tentative de la Couronne d’Espagne pour normaliser le castillan et l’établir comme langue nationale. Dans les colonies, le castillan était traduit pour asseoir le pouvoir colonial, tandis que dans la Péninsule, le processus de normalisation linguistique conduisait à la rédaction du premier dictionnaire de castillan par Lebrixa en 1492. La publication de ce dictionnaire répondait aux ambitions impériales de la Couronne d’Espagne, soucieuse de créer une nation espagnole dominée par une seule religion, le catholicisme5, une identité nationale, l’identité espagnole, et une langue, le castillan. Dans les années 1940 et 1950, les ethnographes mirent davantage l’accent sur la population amérindienne, et sur le rôle de certains de ses représentants dans le processus de traduction.

Scharlau mentionne dans ce contexte les travaux de Kubler6, Rowe7 et Gibson8, qui étudient l’impact de l’espagnol sur la population indigène. Examinant les transformations subies par la langue espagnole pendant la colonisation, ils s’intéressent au rôle des intermédiaires dans le transfert des affaires légales et administratives du pouvoir colonial aux communautés amérindiennes. Scharlau met tout particulièrement en lumière l’étude de Vicente Guillermo Arnaud (1950) sur la fonction des traducteurs dans le processus de découverte, de conquête et de colonisation du Rio de la Plata. Arnaud étudie le rôle des "interpretes de negros" et des "interpretes de idiomas extranjeros" au Rio de la Plata depuis le XVIIème jusqu’au début du XIXème siècle. Le travail des interprètes était de servir d’intermédiaires entre la population asservie, les colonisateurs espagnols et les commerçants anglais. Comparé à des travaux antérieurs, l’étude d’Arnaud éclairait le rôle de la traduction dans la rencontre et les rapports d’interaction entre les différentes communautés, en s’intéressant plus particulièrement aux intermé­diaires entre les colonisateurs et les indigènes.

Scharlau perçoit un déplacement dans les études sur la traduction au cours des années 1960 et 1970. La traduction disparaît en tant que référence visant à décrire le processus de colonisation d’un point de vue purement linguistique, ou en termes de rencontres culturelles. Les spécialistes des questions de langage, de politique et de pouvoir s’intéressent plutôt à la résistance indigène. C’est dans cette perspective que le rôle du traducteur comme médiateur entre sa propre communauté et les colonisateurs a été critiqué. La traduction est contestée ici en tant qu’outil de communication, et discutée au point de vue de l’appropriation de la langue des sujets soumis à la domination coloniale. Cette approche refuse de se focaliser sur le caractère dialogique du colonialisme, et souligne la tentative de la population indigène pour préserver leurs langues et leurs cultures. Ce tournant anti-colonial dans l’analyse des relations entre colonisateurs et colonisés se transforma dans les années 80 en un tournant culturel.

L’analyse de l’usage de la traduction comme phénomène culturel dans la stratégie globale de colonisation prend à ce moment une importance cruciale pour l’ethnographie9. Corrélativement à ce tournant culturel, la figure du traducteur réapparaît comme l’un des axes du processus d’acculturation10. Le discours sur l’acculturation émerge dans les débats relatifs au syncrétisme, en fixant notre attention sur le rôle des figures historiques et politiques comme traducteurs culturels dans la recherche ethnographique, les voyages et les négociations politiques, en mettant l’accent sur l’interaction culturelle. Une telle approche introduit des idées concernant la différence et le conflit culturels. En vouant la traduction à jeter des ponts entre les cultures, elle néglige le contexte de la traduction, c’est-à-dire que celle-ci est perçue comme un acte de communication universel, neutre et décontextualisé.

Dans la seconde moitié des années 1980 et dans les années 1990, cette perspective va se trouver soumise à un examen critique. Les questions d’équivalence et de fidélité sont délaissées au profit du processus de traduction en tant que tel. L’intérêt porté au concept de "traduction" comme outil analytique dans la théorie culturelle prend une dimension épistémologique dans les travaux de théoriciens postcoloniaux tels que Gayatri Chakravorty Spivak, Homi Bhabha et Tejaswini Niranjana. Dans l’intervalle, des ethnographes féministes de l’Amérique latine comme Ruth Behar11 et Mary Louise Pratt12 ont abordé l’acte de traduction comme un aspect de l’examen critique du travail ethnographique. Pratt en particulier associe la traduction au concept de transculturation. La transculturation, terme forgé dans les années 1940 par l’anthropologue cubain Fernando Ortiz, souligne la réciprocité de l’échange culturel, même dans des rapports de force radicalement déséquilibrés. Éclairant les implications épistémologiques de la traduction, en tant qu’elle est liée au rapport entre le pouvoir et la production de savoir, le tournant poststructuraliste et le tournant postcolonial dans la théorie de la traduction soulèvent des questions pertinentes pour le débat sur la représentation et l’altérité. Dans le même sens, je vais à présent tenter d’utiliser la traduction comme un outil de "compréhension transversale".


Représentation, différance et compréhension transversale

Notre manière de percevoir et d’interpréter le monde n’est pas une pratique innocente, elle dépend de négociations sociales et de stratégies hégémoniques de représentation. Elle renvoie à la représentation comme formation discursive, prise dans la logique de la production du vrai. Dans la production du savoir occidental, selon Michel Foucault, cette logique évolue par création de dichotomies. C’est une dynamique que Judith Butler a également analysée en relation avec la production discursive du genre sur la base d’une matrice hétérosexuelle. Comme je l’ai souligné, l’acte de traduire ne se limite pas au transfert d’une signification littérale, il est partie prenante dans tout un système philosophique de production du savoir. Il participe profondément à l’épistémologie et donc à la formulation d’une "vérité universelle". Traduire l’appartenance sexuelle dans un autre contexte linguistique ou culturel comporte la reconnaissance de toute une Weltanschauung, d’une vision du monde. Le genre, qui est compris discursivement, institutionnellement et pratiquement comme une vérité universelle, puisqu’il est censé signifier la virilité ou la féminité, représente un "bien commun global". Il semble ne pas incorporer les particularités ou des réseaux de savoir d’ordre local. La traduction du genre ne réclame apparemment pas un examen approfondi, car elle est basée sur la vérité universelle de l’existence de "deux sexes". Si nous prenons l’exemple du genre, la traduction de cette catégorie suivra une matrice hétérosexuelle d’assignation, qui produira des schémas binaires dans des sociétés où ce modèle de classification n’existe peut-être pas, mais qui laissera aussi de côté d’autres articulations qui vont au-delà de la dichotomie homme/femme. "Désaxer" la traduction du genre demande une compréhension transversale du genre, qui dépasse la dichotomie homme/femme. Si nous gardons ce point à l’esprit, nous pouvons conclure que le processus de traduction va de pair avec l’acte de lire et d’interpréter. Lire, ainsi que l’ont suggéré des poststructuralistes comme Roland Barthes, n’est pas une tâche qui se limite au texte écrit. Gayatri C. Spivak considère que c’est une condition préalable pour comprendre la société, puisque:

"Tout le monde lit la vie et le monde comme un livre. Même les prétendus 'illettrés'. Mais tout particulièrement les 'dirigeants' de notre société [...]: les politiciens, les hommes d’affaires, ceux qui font les plans. Si on ne lit pas le monde comme un livre, il n’y a pas de prévision, pas de plan, pas de taxes, pas de lois, pas d’assistance, pas de guerre. Mais ces dirigeants lisent le monde en termes de rationalité et de moyennes, comme si c’était un manuel scolaire. Or le monde s’écrit comme une œuvre littéraire, complexe et stratifiée, ouverte et insaisissable. Si, par l’étude de la littérature, nous pouvons nous-mêmes apprendre et enseigner aux autres à lire le monde de la manière 'appropriée', c’est-à-dire risquée, et à agir selon ce modèle, nous autres gens instruits nous ne resterions peut-être pas à jamais les victimes impuissantes que nous sommes13."

La capacité de lire la société comme un texte requiert le transfert d’un système de code à l’autre. Ce transfert n’implique pas nécessairement deux langues différentes: il est plutôt basé sur l’idée que les idiomes représentent différents systèmes de code. La traduction, comme nous l’avons vu à propos du colonialisme espagnol, est l’outil d’un tel transfert. La traduction, en effet, n’est pas seulement un médium qui permet de communiquer, mais aussi un miroir où le texte original se reflète à partir de notre horizon de connaissance. Ce travail de lecture, selon l’approche herméneutique de Gadamer, suppose un moment d’identification où le texte original s’inscrit dans les structures de sens accessibles au traducteur. Traduire est lié à la production d’une signification cohérente. D’où le risque de simplement renverser l’original en une copie de lui-même, de réduire la part d’intraduisible dans le processus de traduction et les contextes socio-culturels où la traduction est négociée, pour en faire un processus linguistique purement fonctionnel. C’est contre une telle pratique de la traduction que Walter Benjamin écrivit son article sur la tâche du traducteur, "Die Aufgabe des Übersetzers".

Une traduction guidée par l’intention de transmettre un sens est aux yeux de Benjamin une mauvaise traduction. Conçue comme un processus visant à résoudre la voix de la différence dans celle de la mêmeté, la traduction détruit la capacité à comprendre l’autre voix, dans le mouvement de sa différence. À l’instar d’un projet heuristique, une bonne traduction se reconnaît à l’impossibilité de créer une image spéculaire de l’original. "De même que là [i. e. dans la critique de la connaissance]", écrit Benjamin, "on montre qu’il ne saurait y avoir dans la connaissance [...] aucune objectivité, ni même aucune prétention à l’objectivité, ici, on peut prouver qu’aucune traduction ne serait possible si son essence ultime était de vouloir ressembler à l’original14."

Le propos de Benjamin a servi de point de départ à certaines approches poststructuralistes de la traduction, pour mettre en question la théorie de la reproduction de l’original, ce que Wittgenstein appelle la "théorie de l’image [Abbildtheorie]15". Cette théorie présuppose que la réalité se reflète à l’identique dans le langage, et que ce rapport s’exprime à travers la traduction par la volonté de donner un équivalent littéral de l’original. Emboîtant le pas à Benjamin, Derrida reprend et prolonge cet argument en envisageant la traduction comme un flux, un mouvement transitoire. C’est dans le mouvement entre les deux pôles de la traduction qu’une sur-détermination est produite, un supplément nourri de la dynamique de ces deux pôles et de la dissémination qui s’opère dans le transfert de l’un à l’autre. Ce mouvement de la "différance" dépasse l’identité et la différence, créant un surcroît indéterminé qui pointe vers la déconstruction des prémisses sur lesquelles la traduction est culturellement basée. Ce supplément, qui n’est pas inscrit dans un langage reconnaissable ou identique, ne peut être rendu intelligible par la simple création d’un troisième terme: "… le supplément n’est ni un plus ni un moins, ni un dehors ni le complément d’un dedans, ni accident ni essence16." La traduction quitte ici l’espace d’un modèle dichotomisé de la culture et du contact. Elle pointe vers la transgression. Une telle conception nous amène à définir la traduction en termes méthodologiques, en mettant l’accent sur les questions de méthode, sur la manière de lire le non-dit ou les points de friction dans un texte social ou culturel. C’est pourquoi cette vision de la traduction s’engage dans la rencontre corrélative et différante des multiples articulations qui font communiquer différents idiomes, différentes manières de parler ou de comprendre le monde.

La question de la traduction implique ainsi de travailler autour et au travers de failles, de points de friction et d’irrationnalité, puisque, comme le suggère Spivak, la tâche du traducteur commence où se dessinent les limites de l’intelligibilité17. Pour cet auteur, traduire est une manière de s’approcher des limites de notre propre identité. Elle relève le caractère persuasif de la traduction: "Une des manières de contourner les limites de son identité, quand on produit de la prose explicative, est de travailler sur l’œuvre d’autrui, comme l’on travaille aussi avec une langue qui appartient à beaucoup d’autres. C’est d’ailleurs l’un des agréments de la traduction: on se contente de mimer la responsabilité envers la trace de l’autre dans le soi18."

En dernière instance, pour Benjamin et Spivak, une "vraie traduction" est une traduction qui ne copie pas le texte ou la voix originale. Comme le dit Benjamin: "La vraie traduction est transparente, elle ne cache pas l’original, ne l’éclipse pas, mais laisse, d’autant plus pleinement, tomber sur l’original le pur langage, comme renforcé par son propre médium. C’est ce que réussit avant tout la littéralité dans la transposition de la syntaxe; or , c’est elle, précisément, qui montre que le mot, non la phrase, est l’élément originaire du traducteur. Car si la phrase est le mur devant la langue de l’original, la littéralité est l’arcade19."

En se référant à Benjamin, Spivak envisage le processus de traduction dans la perspective d’une "littéralité" rhétorique, privilégiant le contexte de la traduction — l’ "arcade" — sur celui de la syntaxe — la "phrase" —, qui, note Benjamin, représente le mur, la barrière qui empêche la fluidité inhérente à la tâche de traduire. Une traduction qui enregistre les traces de l’autre en soi-même en "contournant les limites" du contexte dans lequel ces manifestations se produisent, selon Benjamin et Spivak, participe d’un processus créatif visant à comprendre le côté sensuel et intime de la langue. Une bonne traduction, dès lors, sera celle qui s’expose à la tension de la différence et de l’identité en respectant, comme le suggérait Benjamin, l’individualité et l’originalité de la présence de l’autre voix. Le traducteur doit être un lecteur attentif, qui explore la relation intime qui le (ou la) lie au texte. Il s’agit de permettre l’amour entre l’original et son ombre, un amour qui fait fusionner le texte ou l’autre voix avec le contexte cognitif du traducteur. La tâche de traduire est ainsi dominée par l’ambivalence de la plongée intime dans la dimension rhétorique. Le traducteur ne va pas se concentrer sur ce qui a été dit, mais sur la manière et le cadre dans lequel cela a été dit. La traduction s’intéressera aux niveaux affectifs, cognitifs et contextuels de l’expression. Cibler le plan rhétorique implique de travailler entre et à travers les silences qui séparent les mots, de percevoir comment différentes logiques s’engrènent ou se mettent en question dans un texte.

En dernier recours, la tâche de traduire ne porte pas tant sur l’aboutissement de la traduction elle-même que sur le processus de la communication. Le langage, dès lors, n’est plus perçu comme étant composé de signes, mais aussi de failles, de silences, qui mobilisent la dissémination20. Une telle dissémination ne se laisse pas convertir dans la logique dominante du texte, puisque celle-ci est minée par le mouvement rhétorique21. Mettant en question la relation d’identité entre la rhétorique et la logique, ce mouvement déconstruit la contingence de l’ordre épistémologique, montrant la possibilité du hasard, de la non-équivalence et de la coïncidence22. La tension entre logique et rhétorique fonde une vision de la traduction où peuvent se révéler les multiples strates du texte. Dans la mesure où elle tient compte des éléments de non-communication et d’une compréhension par-delà le désir de se reconnaître dans la voix de l’autre, cette approche de la traduction peut être rattachée à des questions de méthodologie et d’épistémologie féministe post-coloniale. Ce qui nous amène à nous demander comment énoncer l’hétéroglossie dans le travail ethnographique, compte tenu des moyens et des conditions de la production du savoir.


Quand la méthodologie post-coloniale et féministe rencontre la recherche militante

L’approche de la "traduction culturelle" comme méthode pour ouvrir des espaces de compréhension transversale nous mène aux débats de la méthodologie féministe et post-coloniale des années 1980 et 1990. La relation sujet/objet dans la recherche sur le terrain a été contestée par l’épistémologie féministe23. On a notamment discuté dans ce cadre de la relation asymétrique entre le chercheur et l’acteur, en vue d’élaborer une méthodologie participative. En dénonçant la position d’objectivité, l’épistémologie féministe a exploré le caractère situé de la production du savoir. L’épistémologie postcoloniale, de son côté, a mis en question la construction discursive de l’autre comme "informateur indigène", fournissant l’instance fondamentale pour la constitution d’un soi hégémonique que le savoir académique autorise à représenter la voix étouffée, marginalisée ou subalterne24. Les questions d’autorité ou d’authenticité ont été soumises à un examen critique, qui rapporte la production du savoir à un cadre post-colonial et à la fabrique des genres. Selon cette tradition de contestation du savoir, en liaison avec la recherche sur l’action participative des années 1970 et 1980 (Mies), des projets de recherche militante transposent ces paradigmes dans le contexte de la protestation et de la mobilisation sociales. Cela nous rappelle également les groupes de "concientización" et "capacitación feminista" en Amérique Latine, qui cherchaient à faire prendre conscience des inégalités sociales et à fournir des outils d’organisation collective, porteurs de nouvelles formes de production du savoir par le biais de forums de débats et de communication. Ces nouvelles méthodes sont influencées par des débats post-modernes sur la production du savoir, par de nouvelles manières d’expliquer les échanges, les dépendances et les relations réciproques, par-delà les schémas binaires. Visant un projet de recherche militante et participative, elles se rattachent à de nouvelles visions du social, conçu comme mobilité, production de savoir, corps, réseaux affectifs et différence.

Dans ses travaux militants sur la précarité des femmes, le groupe "Precarias a la Deriva", en particulier, a inauguré une méthode qui jette un pont entre l’activité de recherche et l’intervention. Considérant que l’enquête militante ne connaît ni observateurs ni observés, il dissout la relation asymétrique entre les uns et les autres25. Cette méthodologie est associée à la pratique de la dérive, consistant à errer dans la ville afin de créer des espaces de communication et d’intervention. D’autres groupes politiques, comme le collectif argentin Situaciones, se consacrent à des enquêtes sur les grandes villes et à des recherches militantes, refusant de se laisser enrôler dans les puissantes usines du savoir universitaires, utilisant des méthodes comme le récit biographique, l’entretien narratif, le journal intime pour dresser la carte des rencontres, des points de séparation, de réunion et de dissolution dans la vie de tous les jours et les espaces qu’ils habitent. À partir de ces courants de pensée, ils développent des notions d’intelligence commune, de subjectivité collective, mais aussi des stratégies d’intervention et des réseaux autonomes de production du savoir26.

Bien que ces projets politiques se situent en dehors de la production académique du savoir, ils font référence à des débats universitaires. Ce qui est en jeu ici, c’est un processus de traduction entre le savoir académique et le savoir militant ou vice versa. En même temps, la négociation entre différentes positionnalités, voix et localisations sociales requiert l’acte de traduction des positionnalités selon les lignes de la compréhension transversale que j’ai esquissées. Cette approche permettrait d’énoncer la "différance" sans rassembler ce mouvement sous le chapeau d’une identité unique ou d’un "bien commun global", qui pourrait être le genre. Cela n’implique pas d’abandonner l’idée d’un nom commun tel que "femme", mais de créer un espace pour débattre, négocier et lutter autour de différentes expériences de la féminité, différentes manières de l’intégrer. Un tel projet pourrait être mis en relation avec un système de production dans lequel le genre est produit et utilisé, mais cette relation n’implique pas une traduction littérale du signifiant utilisé sur le plan des matérialisations empiriques. Les articulations du genre pourraient alors être perçues comme des variables, qui ne se confondent pas avec le système binaire imposé homme/femme. Si ces articulations fonctionnent dans le champ de tensions de ce cadre épistémologique, elles sont dépassées sur le plan méthodologique de l’expérience et des récits brisés.


Traduire la représentation

Abordant ces idées du point de vue d’une chercheuse installée dans l’usine de production du savoir, j’envisage la traduction culturelle comme une méthode qui permet de lire l’intraduisibilité de l’existence dans le cadre normatif de la traduisibilité. Il s’agit d’une stratégie pour dénouer la relation entre les chercheurs et les acteurs, mais aussi entre la production institutionnalisée et la production subalterne du savoir. Le projet de traduire est un projet ambivalent, qui promet la possibilité de la transmission, alors même qu’il en postule fondamentalement l’impossibilité. Ce contexte est marqué par l’aporie qui à la fois fixe et évacue l’inscription géopolitique de nos positionnalités — des positionnalités liées entre elles par la logique globale de la production et de l’accumulation capitalistes, par les héritages coloniaux, ainsi que par l’impact social, politique et culturel des régimes de contrôle sexuel, générique et migratoire. C’est à l’intersection de ces différentes lignes sociales que s’établit la pratique de la traduction, comme manière de négocier les positionnalités. Si nous considérons la "traduction", selon la suggestion de Rada Iveković, comme « condition originaire, ou plutôt comme condition tout court. Non pas d’un lieu, mais d’un geste d’origine27", elle est un processus de communication dans lequel nous sommes constamment engagés. La traduction comme mouvement implique une transformation incessante de la signification. À ce titre, nous sommes constamment pris dans la traduction. Comme le montre ma conversation avec Carla, l’acte de traduire n’implique pas nécessairement le passage d’une langue à l’autre. Il délimite plutôt un processus de (non-)communication, dans lequel chaque partie lutte pour la signification et l’autorité.

Dans ma tentative pour transformer l’autorité de l’écriture dans le cadre de la production académique du savoir, je me réfère à des ethnographes féministes telles que Ruth Behar. Dans son livre, Translated Woman. Crossing the Borders with Esperanza’s Story, Behar traduit l’histoire d’une indigène mexicaine nommée Esperanza. Esperanza avait accepté d’aider Behar dans sa recherche, avec l’idée que celle-ci pourrait en retour l’aider à traverser la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Au cours du voyage, les deux femmes se soutinrent mutuellement dans leurs projets respectifs. En tant qu’ethnographe, Behar devient une traductrice en un triple sens, sur le plan linguistique comme la traductrice de l’histoire d’Esperanza, sur le plan épistémologique comme la traductrice de la biographie d’une personne marginalisée et réduite au silence par l’Ouest, sur le plan éthique dans la mesure où elle pose la question universelle de savoir si "le féminisme se traduit par-delà les frontières28". Ces positionnalités différentes du chercheur dans sa recherche, bien qu’elles soient clairement énoncées, délimitent une approche ethnographique qui peut agir sur les conditions matérielles de production du savoir, mais ne résout peut-être pas l’aporie de cette rencontre. Comme le note Behar, "toute représentation ethnographique [...] inclut inévitablement une auto-représentation. Plus subtilement même, l’acte de représentation 'comporte presque toujours une certaine violence envers le sujet de la représentation', puiqu’il doit à un degré quelconque réduire, décontextualiser, miniaturiser29." En enregis­trant l’histoire d’Esperanza comme un témoignage et en la plaçant au centre de son livre, Behar n’annule pas le système hiérarchique dans lequel cette représentation est publiée. Dans la seconde partie de l’ouvrage, l’accent est mis sur les réflexions théoriques de l’auteur, pas sur sa propre biographie. On retrouve ainsi le schéma théorie/expérience, la théorie provenant de l’universitaire occidentale, l’expérience de la campesina mexicaine. Il faut alors se demander quel processus de traduction s’opère dans une telle représentation, et s’il reflète une aporie liée au développement inégal de l’accumulation du capital et de la marchandisation du savoir entre l’Occident et d’autres parties du monde, dans le cas de Behar: entre les États-Unis et la zone rurale de la frontière mexicaine.

Behar réagit à cette situation en établissant que le problème de la représentation ethnographique est en lui-même paradoxal, puisque celle-ci constitue, dit-elle en citant Edward Said, "un processus par lequel chacun de nous affronte sa propre incapacité à comprendre l’expérience d’autrui, alors même que nous reconnaissons l’absolue nécessité de poursuivre notre effort pour le faire30." Nous devons néanmoins essayer de créer un espace dans lequel le processus de représentation peut être poussé à ses limites. Un tel mouvement déconstructif libérera peut-être une place pour des modes de pensée et de représentation par-delà la logique de l’identité et de la différence: pour une représentation en cours de traduction.

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1 E. Gutiérrez Rodriguez, „Das postkoloniale Europa dekonstruieren. Zu Prekarisierung, Migration und Arbeit in der EU“, dans Widerspruch, nº 48.

2 Rada Iveković, "De la traduction permanente (Nous sommes en traduction)", dans Transeuropéennes n° 2, printemps-été 2002, p. 121.

3 Tejaswini Niranjana, Siting Translation. History, Post-structuralism and the Colonial Context, Berkeley/Los Angeles/Oxford, University of California Press, 1992.

4 Robert Ricard, La Conquête Spirituelle du Mexique. Essai sur l’Apostolat et les Méthodes Missionaires des Ordres Mendiants en Nouvelle Espagne, de 1523 à 1572, México, D.F., Fondo de Cultura Económica, 1933.

5 Un processus qui déboucha d’une part sur l’instauration de la Sainte Inquisition, c’est-à-dire la persécution, l’expulsion ou l’exécution des musulmans, des juifs, des païens et des agnostiques refusants de se convertir au catholicisme, d’autre part sur le génocide des populations indigènes d’Amérique.

6 George Kubler, "The Quechua in the Colonial World", dans Handbook of South-American Indians, Washington, U.S.G.P.O., vol. 2, 1946, pp. 331-341.

7 John Rowe, "The Incas under Spanish Colonial Institutions", dans Hispanic American Historical Review, 37, 1957, pp. 155-199.

8 Charles Gibson, "The Aztec Aristocracy in Colonial Mexico", dans Comparative Studies in Society and History, 2, 1959/60, pp. 169-196.

9 William B. Taylor, "Between Global Process and Local Knowledge: An Inquiry into Early Latin American Social History", dans Reliving the Past: The Worlds of Social History, sous la dir. de Olivier Zunz, Chapel Hill/London: The University of North-Carolina Press, 1985, p. 113-190.

10 Birgit Scharlau, "Repensar la Colonia, las relaciones interculturales y la traducción", dans Iberoamericana, 12, 2004, p. 102.

11 Ruth Behar, Translated Woman. Crossing the Border with Esperanza’s Story, Beacon Press, Boston, 1993.

12 Mary Louise Pratt, "The Traffic in Meaning: Translation, Contagion, Infiltration", dans Profession, 2002.

13 Gayatri Chakravorty Spivak, "Reading the World: Literary Studies in the Eighties", dans In Other Worlds. Essay in Cultural Politics, Routledge, Londres / New York, 1988, p. 95.

14 "La tâche du traducteur" (trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz), dans W. Benjamin, Œuvres, Gallimard, 2000, t. I, p. 249.

15 Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, n° 12.

16 Jacques Derrida, Positions, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 54 sq.

17 Gayatri Ch. Spivak, "The Politics of Translation", dans Destabilizing Theory. Contemporary Feminist Debates, sous la dir. de M. Barrett et A. Phillips, Stanford, 1992, p. 177-200.

18 Ibid., p. 177.

19 "La tâche du traducteur", op. cit., p. 257.

20 Cf. Jacques Derrida, "La différance", dans Marges de la philosophie, Paris, Ed. de Minuit, 1972, p. 1 29.

21 Gayatri Ch. Spivak, "The Politics of Translation", op. cit., p. 178.

22 Ibid., p. 184 sq.

23 Cf. Patricia Hill Collins, Black Feminist Thought, New York, 1990; Donna Haraway, Die Neuerfindung der Natur, Francfort/Main, 1993.

24 Cf. Gayatri Ch. Spivak, "Reading the World: Literary Studies in the Eighties", op. cit.

25 Precarias a la Deriva, A la Deriva por los circuitos de la precariedad femenina. Traficantes de Sueños, Madrid, 2004; http://www.sindominio.net/karakola/precarias.htm (mai 2006).

26 Marta Malo, Nociones comunes. Experiencias y ensayos entre investigacion y militancia, Traficantes de Sueños, Madrid, 2004; www.nodo50.org/ts/editorial/librospdf/nociones_comunes.pdf (mai 2006).

27 R. Iveković, loc. cit.

28 Ruth Behar, Translated Woman. Crossing the Border with Esperanza’s Story, op. cit., p. 276.

29 Ibid., p. 271.

30 Said, cité par Behar, ibid., p. 355.