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03 2004

Enterrer la mort de l'Auteur

Ulf Wuggenig

Traduit par Yasemin Vaudable

"L'unité d'un texte n'est pas dans son origine mais dans sa destination. (…). La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l'Auteur."
Roland Barthes 1967

Quand Roland Barthes clamait la mort de l'Auteur-dieu[1] l'année précédant la césure de mai 1968, il n'était à peine prévisible, étant donnée l'hégémonie des approches visant le producteur, à quel point la montée du récepteur, du consommateur et du public se ferait aussi de manière implacable - qu'il soit conçu comme agrégat d'individus atomisés ou comme communauté sociale - dans les champs de l'art. Cette montée ne se fit pas automatiquement. Elle fut construite, elle fut préparée et accompagnée par du travail théorique. L'essai de Roland Barthes n'en est qu'un exemple.

En ce qui concerne les sciences sociales, les effets de théorie y afférentes, les "effets de réalité" qui ont eu une répercussion au niveau de la politique culturelle, sont assez manifestes. Bien des ouvrages courants de l'économie de l'art permettent de comprendre de manière considérablement transparente la tentative de valoriser les consommateurs par rapport aux producteurs. Tandis que les philosophes se sont donné du mal pendant des siècles pour parvenir à des définitions essentialistes de l'art à travers de longs traités et qu'ils ont par là même abouti à des solutions des plus diverses (telle que, entre autre, la mimésis, l'expression, la forme, l'expérience esthétique), les économistes, en suivant le principe du rasoir d'Occam, sont parvenus à une définition considérablement simple. Ainsi, l'on peut lire dans un ouvrage courant d'économie de l'art publié dans les années 90: "Normalement ce sont les artistes et, par là même, d'autres personnes du milieu artistique, qui définissent ce qui est à considérer comme étant de l'art, alors que l'on attend des profanes qu'ils reconnaissent cette définition. (…) Les économistes, eux, sont par contre d'avis que c'est aux individus de décider eux-mêmes de ce qu'ils veulent considérer comme étant de ‚l'art‘. (...) La réponse à la question ‚Qu'est-ce que l'art?‘ peut être trouvée en tenant compte des souhaits du public."[2] Ceci est peut-être la version la plus explicite de l'idée de donner aux gens ce qu'ils veulent. Quelques années seulement avant la valorisation du récepteur à travers Roland Barthes, Adorno refusait de telles conceptions dans un écrit non moins célèbre, dans lequel il renvoyait à la manipulation de telles préférences par l'industrie culturelle, et à l'"esprit" "insufflé" aux gens par celle-ci.[3]

De façon similaire à celle de l'avant-garde, la notion d'autonomie fait partie des concepts discrédités dans le discours artistique sous l'influence du postmodernisme. Si l'on ne la considère pas dans le contexte de l'idée d'une production culturelle socialement indéterminée, elle a néanmoins des facettes qui méritent à tout prix d'être défendues. D'un point de vue sociologique, l'autonomie de champs culturels est en effet aussi à déterminer, dans la tradition de Pierre Bourdieu, selon la mesure dans laquelle les producteurs ont d'autres producteurs pour public.[4] Les jugements pertinents proviennent de Pairs, autrement dit, ils s'orientent selon des normes définies par les producteurs. Une telle définition de l'autonomie permet de considérer "la définition économique de l'art" comme cas exemplaire de détermination hétéronome de l'art. Elle vise finalement à soumettre les producteurs aux contraintes d'une demande générale qui les entourent.

Le contexte théorique d'une telle conception de l'art découle de l'idée de la "souveraineté du consommateur" ancrée dans le modèle des marchés parfaitement compétitifs. D'après la conception courante, celle-ci garanti deux choses: a) la détermination de l'allocation de ressources sur base de la demande des consommateurs et, b) des produits vendus le moins cher possible au consommateur et mis à disposition dans la plus grande diversité possible. La version économique populaire de cette idée est la suivante : "The public calls the tune to which the businessman dances."[5] (Le public détermine sur quel pied l'homme d'affaire doit danser.)

Le capitalisme réellement existant s'écarte à tel point des conceptions de modèles du marché libre, que certains théoriciens critiques aussi distinguent strictement le marché du capitalisme.[6] Le capitalisme est marqué de différences de pouvoir, de constitutions de monopoles, d'opacité de l'offre, autrement dit de stratégies de l'influence systématique exercée sur les préférences. Rien de tout cela n'est conciliable avec l'idée de marché pur et simple. La structuration ou encore la manipulation de préférences est expliquée en détail de différentes manières, par exemple à travers des références à l'industrie culturelle (Adorno), à la publicité en particulier (Marcuse), aux interpellations par les appareils idéologiques d'Etat (Althusser) ou à l'incorporation de structures existantes (Bourdieu). La souveraineté des consommateurs qui sont, selon la théorie néoclassique, des acteurs "rationnels", est par conséquent extrêmement limitée à bien des égards.[7] Les défenseurs de l'idée du marché libre aspirent habituellement eux-mêmes, en tant qu'acteurs économiques, aux monopoles et tentent d'influencer systématiquement les préférences des consommateurs. Néanmoins, l'exigence "d'orientation selon les attentes du client" trouvant sa source dans l'idée de la souveraineté du client s'est trés fortement répandue durant ces derniers temps. C'est ce que montrent aussi les résultats de la comparaison historique de discours de management réalisée par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans le cadre de leur étude sur "le nouvel esprit du capitalisme". Dans l'accentuation de l'orientation selon les attentes du client et dans les tentatives - qui accompagnent ce processus - de remplacement du contrôle hiérarchique interne au sein des institutions par un contrôle externe à travers les clients ou le public, ils voient une des évolutions récentes les plus marquées dans le champ économique[8]: la délégation des fonctions de contrôle des sphères dirigeantes aux clients engendre une hiérarchie plus horizontale et des réductions de coûts. Dans les conceptions les plus audacieuses, toute la structure hiérarchique des organisations est renversée: les clients sont placés à la pointe d'une pyramide à l'envers. Le fait que l'on fasse ses preuves vis-à-vis du contrôle par les clients crée dans la compétition des différenciations verticales entre les institutions et mène à une élimination de ceux qui ne veulent pas se soumettre à ces épreuves ou qui ne peuvent pas en sortir vainqueurs.

Dans les champs culturels où l'Etat occupe une position plus forte que dans le champ économique, ce mécanisme de contrôle est aujourd'hui utilisé dans le cadre de stratégies néolibérales de la gouvernementalité visant à rendre les "corps collectifs (…)‚minces‘ et ‚performants‘, ‚flexibles‘ et ‚autonomes'”[9].  Il devient un substitut du contrôle étatique, lorsque l'Etat se retire de ces champs, ou il est sollicité lorsqu'il s'agit de restructurer des établissements sous la houlette de l'Etat à travers l'implémentation d'éléments relevant de la logique du marché. Le renforcement de l'idée de l'orientation selon les attentes du client, autrement dit, son passage de la sphère de l'entreprise à la politique culturelle publique sous forme du mécanisme de contrôle d'une "orientation vers le public ", peut être illustré au moyen d'innombrables exemples. Deux exemples pourraient ici suffire, l'un venant du contexte des musées, l'autre de celui des grandes expositions.

La ville de Hambourg constitue un premier exemple, car elle semble être exemplaire à beaucoup d'égards en ce qui concerne la politique culturelle contemporaine. Le "Modèle Hambourgeois" fut introduit sous des auspices sociaux-démocrates. Pour ce qui est de l'orientation des institutions culturelles selon des modèles de champs économique, il ne s'agit donc pas d'un de ces exemples radicaux, tels que l'on les connaît de l'époque de Thatcher en Grande Bretagne.[10] 

Au début de l'année, tous les musées de Hambourg, dont aussi deux musées se consacrant à l'art, furent "autonomisés", et ce sous forme d'une transformation en fondations de droit public. Par "autonomisation", l'on entend la libération de la forte réglementation par l'Etat. Elle implique la souveraineté par rapport au personnel, l'auto-gestion du budget, l'introduction de la comptabilité commerciale, liberté d'exploitation pour le secteur de la gastronomie et les magasins de musées,  compétence décisionnelle et responsabilité au sujet de toutes les questions concernant l'entreprise. A celà s'ajoute le fait que la direction artistique se voit accompagnée d'une direction commerciale égale en droits et que le contrôle réduit par l'Etat connaît le complément d'un contrôle par un conseil de fondation. L'Etat, ou encore, la commune assure l'approvisionnement financier de base, tandis que les institutions peuvent façonner elles-mêmes leur "commerce opérationnel" selon leurs propres idées et dans le cadre de leurs capacités économiques.

"L'objectif de la réforme structurelle introduite est", dit-on en rapport avec "l'autonomisation" des sept musées hambourgeois, "de créer des conditions (...) permettant aux musées de remplir cette mission d'une meilleure façon, d'une  manière plus à l'écoute du public et plus efficace que cela n'a été le cas jusqu'à présent."[11] Sous l'aspect des principes légitimes de justification - "cités" dans le sens invoqué par Boltanski et Thevenot -, l'on assiste ici à une association d'arguments d'efficacité de la cité industrielle à ceux de la cité de l'économie de marché, qui aboutissent à l'offre de biens faisant l'objet d'une demande sur des marchés obéissant à la loi de la compétitivité.[12] La possibilité de générer des bénéfices crée ainsi des "incitations à une meilleure orientation selon les intérêts des visiteurs". Une institution artistique qui doit vivre de ses propres bénéfices, cherche, selon l'idée de base, à toujours trouver de nouvelles façons d'attirer des visiteurs.[13]

Dans le cadre de la transformation en quasi-entreprises soutenues par l'Etat, les deux musées artistiques de Hambourg ont adopté de manière encore plus explicite que les cinq autres institutions culturelles la ligne directrice de la cité de l'économie de marché et de l'orientation selon les attentes des clients sur laquelle elle met l'accent. Dans la spécification des "objectifs suprêmes" pour les différentes institutions, l'on peut par exemple lire que la Kunsthalle de Hambourg "s'efforce" de "servir l'art et de servir les visiteurs", tandis que le musée d'art et de commerce "se donne de la peine (...) pour servir le public."[14]

En 2003 déjà, l'on parle dans les médias d'une évolution "consternante" des musées hambourgeois. Les musées devenus "plus intéressants, plus proches du public, plus modernes", dit-on, se portent "plus mal que jamais du point de vue économique ".[15] Pour moi, il s'agit moins d'attirer l'attention sur les conséquences des changements structurels, sur les problèmes économiques et par là-même sur l'appel à l'Etat et à l'augmentation de ses subventions, sur l'augmentation du nombre d'expositions block-buster ou sur les difficultés d'attirer un public nombreux de manière durable dans une ville comme Hambourg. Certains aspects de la genèse de l'évolution structurelle ne sont pas moins intéressants. En effet, les directeurs de ces établissements étaient eux-mêmes considérablement impliqués dans cette évolution. Ils présentèrent les premiers projets de remaniements structurels dans ce sens en 1995, à la vue des gains d'autonomie apparents. Et ces aspirations bénéficiaient à leur tour d'un solide soutien au sein du champ artistique. C'est ce que montrent les résultats de notre recherche. Durant l'année précédant l'initiative des directeurs de musées, environ 670 artistes, critiques, curateurs, ainsi que des visiteurs non spécialisés du Kunstverein de Hambourg et des Deichtorhallen hambourgeois ont été interrogés dans le cadre d'expositions de travaux pouvant être considérés comme faisant partie, tel que le formule Bourdieu, du "champ de la production limitée", au sujet, entre autres, de l'économisation du champ artistique. Dans ce contexte, deux résultats attirent particulièrement l'attention:

a)      L'économisation des institutions artistiques a rencontré un large consentement, indépendamment du fait qu'il s'agisse du sponsoring des corporations ou qu'il en aille de la question de savoir si la gestion des musées d'art devrait s'orienter vers une rationalité d'économie d'entreprise. Un peu plus de 80% des personnes interrogées se prononcèrent en faveur de cette économisation.

b)      Les différences entre les groupes spécialisés du champ, au sein desquels, comme l'a montré le sondage, Adorno mais aussi des auteurs poststructuralistes tels que Foucault, Deleuze, Derrida etc. se réjouisse d'une renommée particulière, et le grand public de l'art, majoritairement constitué de visiteurs occasionnels d'expositions, étaient infimes. Il n'y avait à peine de signes témoignant d'un antagonisme entre "art et économie" autrement dit d'une "rupture d'avec l'ordre économique".[16]

L'économisation fut ainsi acceptée au centre même du champ, pas par toutes les parties certes, mais par de grandes majorités d'entre elles. Il régnait un climat qui soutenait directement et indirectement, activement et passivement, le changement structurel.

Le deuxième exemple, qui sera brièvement abordé ici, révèle des implications de l'orientation forcée vers le public par rapport à l'autonomie des producteurs et des curateurs. Le choix de la devise de la biennale artistique de Venise de 2003, "la dictature de l'observateur", pourrait avoir reposé sur des intentions ironiques du côté des curateurs. De toute façon, le management de cette grande exposition riches en traditions interpréta cette devise de manière littérale comme suit: "Bien sûr il y a dix ans, le public n'était perçu, dans l'art moderne, que comme un phénomène secondaire qui n'attirait pas spécialement l'attention. Désormais cependant, ce n'est pas par hasard si nous avons, de par une des devises de la biennale,  placé au centre de l'évènement "la dictature du spectateur" et non pas celle de l'artiste. (...) Le critère de réussite est uniquement le nombre de visiteurs, tout comme cela est le cas dans d'autres domaines de l'économie."[17] Les réflexions (verschrieben !) sur les motifs qui sont à la base de "l'achat du produit qu'est l'exposition" menèrent le management de la biennale au principe de "limiter les installations vidéo" et de ne montrer "tout au plus, que des vidéos très courtes", par respect de "la perspective du public".[18]

 

II.

Le changement de la politique culturelle n'est qu'une mosaïque d'un processus  de plus grande envergure consistant en un déplacement constant des limites - de l'extension de la commodification et de rapports soumis aux règles du marché. Les effets secondaires sont suffisamment documentés, au niveau de la différence - d'une différentiation verticale toujours croissante des conditions de vie à l'échelle mondiale -, tout comme au niveau des indicateurs de l'anomie.

Depuis plus récemment, l'on assiste à une croissance de la prise de conscience par rapport au désarmement d'une part et à la récupération de la critique et de la dissidence d'autre part.[19] A la recherche d'explications afin de comprendre pourquoi le processus d'économisation se poursuit, pour la plupart, sans obstacle, l'on a indiqué des facteurs des plus divers. Ainsi, l'on a cité la surpuissance des mécanismes structurels au même titre que des conditions subjectives; les disparités entre une conscience critique et la disponibilité à, ou encore la capacité de réagir par des actions; l'hétérogénéité de courants critiques, qui sont chacun trop ponctuels et unidimensionnels et manquent à voir, de ce fait, les évolutions dans d'autres domaines; l'efficacité de stratégies associatives d'élites qui sont conçues pour coopter la critique et la résistance; sans oublier les théories formulant le soupçon généralisé selon lequel la dissidence et la résistance sont impliquées dans un rapport de complicité secrète avec le pouvoir.

Une nouvelle facette de telles prises de conscience peut être trouvée dans l'étude de Luc Boltanski, frère de l'artiste Christian Boltanski, et d'Eve Chiapello, consacrée au "nouvel esprit du capitalisme".[20] Le système attaqué par la critique ne fait pas que récupérer. En raison de son caractère indéfini, le capitalisme est, selon eux, même bien plus dépendant de ses opposants ou encore de l'interaction avec la critique anti-capitaliste. Cette critique sert à la délégitimation de structures obsolètes, à l'évolution de justifications plus convaincantes pour les structures existantes et à cet auto-contrôle, dont il n'est pas capable à lui tout seul. Historiquement parlant, le capitalisme s'est régénéré au 20ème siècle à travers, tout d'abord, l'influence de la "critique sociale", dont les sujets préférés sont l'inégalité, l'exploitation et la discrimination, et il l'a fait sous forme de l'Etat providence qui a résulté de la réaction à la critique socialiste, communiste mais aussi fasciste. A partir des années 1960, la "critique artistique" originairement ancrée dans la philosophie du romantisme et qui s'oppose à la standardisation, la bureaucratisation, la massification et exige l'autonomie, l'émancipation et le franchissement des limites était, selon les deux sociologues français, plus significative quant à la régénération du capitalisme que ne l'était la critique sociale.

Cette étude qui ne part pas de l'hypothèse de l'inefficacité de l'art ou de la production culturelle et des attitudes qui sont à la base de cette production, mais suppose le contraire, surtout dans le contexte de certaines approches critiques, a été, jusqu'ici, à peine perçue dans le champ artistique. De par ses implications, elle aboutit entre autre à ce qu'il s'agisse moins de motifs ou de programmes que d'effets. Les programmes ne sont pas simplement progressistes, parce qu'ils se servent d'une rhétorique radicale ou anti-capitaliste. Ce qui est progressiste, et ce qui est stabilisateur de systèmes ou encore rénovateur, devrait selon cette optique, être jugé sur la base des effets observés, surtout de ceux qui sont retardés. La position distingue entre deux formes différentes de critiques et n'aboutit par conséquent pas à un cynisme, un escapisme ou une résignation, ce qui peut facilement être le cas lorsque l'on s'oriente d'après les formules plutôt vides de la philosophie du doute, telles que celle selon laquelle "nous faisons tous partie du pouvoir ". Elle dirige bien plus l'attention sur la question de savoir quelles formes de critique et de pratique sont fonctionnelles pour la prochaine étape d'économisation et de commodification ou pour l'étape qui suit cette dernière, et quelles formes de pratiques pourraient, à défaut de pouvoir empêcher ces tendances d'apparaître, au moins peut-être les ralentir ou encore les perturber. Il est certainement difficile de faire des estimations concernant des effets potentiels dans des systèmes sociaux ouverts, cependant l'on y gagnerait déjà considérablement à penser davantage dans l'esprit d'un tel cadre de références. Selon la logique des effets paradoxaux, il n'est pas rare que ce soit la critique qui renforce justement le mal qu'elle tente de combattre ou d'empêcher. L'exemple classique des effets pervers non-intentionnels est celui des protestants puritains de Max Weber, qui ne voulaient pas créer le capitalisme moderne mais qui ont néanmoins contribué à son apparition dans le monde occidental.[21]

Les changements de la politique culturelle sont sans aucun doute en partie le résultat de stratégies néolibérales délibérées. Ces dernières ne peuvent toutefois pas expliquer à elles seules le changement. L'idéologie néoliberale dans sa forme pure est radicale et c'est pourquoi elle n'est guère populaire. Elle nécessite - comme le souligne la théorie néo-gramscienne de l'hégémonie culturelle - la liaison avec des idéologies populaires[22], mais aussi le soutien d'effets paradoxaux. Ce n'est que l'interaction entre des stratégies intentionnelles d'économisation et des idées populaires liées à la doxa dominante ainsi que certaines approches critiques qui mène aux effets observables. Elles créent le consentement et l'accord ou encore l'abstinence et la réserve quand il s'agit de riposter.

Boltanski et Chiapello qualifient leur approche de "sociologie de la critique". Par opposition aux travaux précédents de Boltanski dans lesquels il analysait les conditions préalables pour la publicité médiatique de la critique sociale[23], les analyses figurant dans l'étude sur le nouveau capitalisme font plutôt penser à la critique d'idéologie selon la tradition philosophique ou encore la tradition des sciences humaines. Par rapport à la présentation d'homologies et de parallélismes entre une "critique artistique" représentée à un niveau d'abstraction élevé et des discours avancés de management, les mécanismes sociaux, à travers lesquels la critique devient fonctionnelle pour ce qui est critiqué, restent fragmentaires et indéfinis. Un des maillons décisifs de la chaîne est la popularisation. A travers la popularisation de fragments décontextualisés de théories de l'émancipation et de l'authenticité (par exemple: Adorno, Freudomarxisme) , mais aussi à partir de fragments extraits de la tradition de la critique de l'authenticité (par exemple: Deleuze, Derrida), se construisent des structures de désir et des modèles d'action repris dans des champs d'actions économiques et politiques puis soumis à des objectifs opposés. De cette façon, la critique contribue, sans le vouloir, à l'apparition de nouvelles formes d'oppression, d'exploitation et d'économisation. Quant à savoir au cas par cas à travers quels mécanismes sociaux et culturels cela se produit, la question reste sans réponse.

Un programme de recherche qui se pencherait du point de vue sociologique sur le désarmement, l'endogénisation et le retournement de la critique sociale et artistique, semble tout à fait en valoir la peine d'être affiné et développé. Quand bien même sa réalisation actuelle ne peut être convaincante que sous réserve en raison d'une série de motifs, il devrait toutefois inciter à examiner de plus près également ces approches critiques ayant précisément mené à la délégitimation du producteur et à la valorisation du consommateur. Du point de vue actuel, elles semblent avoir été plus qu'une simple sorte de musique d'accompagnement théorique à la préparation et l'établissement de la nouvelle politique culturelle soucieuse de répondre aux attentes des clients et du public. Ainsi, il ne faudrait pas seulement porter un regard attentif sur la critique philosophique mais aussi sur ces formes de théories popularisées et populaires de grande portée dont prennent connaissance les acteurs présents et à venir de la politique culturelle et du management culturel. Dans ce contexte, il existe une série de théories sociales et culturelles, dont des théories sociologiques qui se consacrent à la décentration de l'auteur, comme la théorie de l'art en tant qu'action collective[24], ainsi que des théories relevant du domaine de la théorie de la culture ou de l'esthétique de la réception. A ce propos, un exemple doit suffire.

Font partie des formes de théorie critique les plus populaires depuis des années, les Cultural Studies entre-temps répandues bien au-delà du monde anglo-saxon. Vue son étendue, ce champ s'est diversifié en se  subdivisant en de nombreux sous-champs, avec des paradigmes hétérogènes entretenant des rapports parfois antagonistes les uns par rapport aux autres. "Nous (voulons)", écrit ainsi Paul Willis, qui représente le paradigme ethnographique des Cultural Studies, "réhabiliter la consommation, la consommation créative. (...) L'interprétation, l'action symbolique et la créativité symbolique sont des composantes de la consommation. Ce travail est finalement aussi important que tout ce qui pourrait être codé dans les marchandises à l'origine."[25]

Jim McGuigan[26] s'est, face à de telles valorisations et autres valorisations semblables du consommateur dans certains sous-champs des Cultural Studies, où la consommation est redéfinie en tant qu'une forme de production, référé à des parallélismes avec la variante du populisme culturel qui s'appuie sur la fiction du consommateur souverain. Les différentes formes du populisme culturel ont ceci en commun qu'elles essaient de placer au centre le client, le consommateur ou, comme dans le cas de John Fiske qui est un des principaux représentants du paradigme sémiotique des Cultural Studies, le public[27]. Etant données les différences dans le style intellectuel et dans les connotations politiques, ces populismes s'adressent sans aucun doute à des groupes dans différentes régions de l'espace social. Outre les théories purement économistes, des théories comme celles-ci ainsi que d'autres théories telles que certains types de la sociologie culturelle sont reprises dans les cursus de médiateurs culturels et de managers culturels.

Il est assez probable que ce soit justement l'interaction d'approches apologétiques et critiques qui puisse expliquer la percée du succès de la politique culturelle orientée vers le consommateur et le public. Il y a, à présent environ 40 ans, Adorno écrivait dans des conditions dans lesquelles l'industrie culturelle n'était encore que faiblement développée et où l'orientation des institutions artistiques vers le client et le public était encore  relativement minime par rapport à aujourd'hui: "Le client n'est pas, comme voudrait le faire croire l'industrie culturelle, roi, il n'en est pas le sujet mais l'objet ."[28] Après avoir investi pendant des années et des décennies une quantité immense d'énergie dans la déconstruction de l'auteur, autrement dit du producteur, et dans la valorisation du client, du consommateur et du public, il semble aujourd'hui être souhaitable d'investir ne serait-ce qu'une partie de cette énergie dans la déconstruction du récepteur tout en mettant également en œuvre une valorisation stratégique du producteur culturel, en s'appuyant, par la forme, sur l'idée de "l'essentialisme stratégique".


[1] Barthes, Roland, Der Tod des Autors (La mort de l'Auteur). In: Texte zur Theorie der Autorschaft, Stuttgart 2000 (1967), pp. 185-193.

[2] Pommerehne, Werner / Frey, Bruno, S., Musen und Märkte. Ansätze einer Ökonomik der Kunst. Munich 1993, pp. 7–9.

[3] Adorno, Theodor W., Resumé über Kulturindustrie. In: Pias, Claus et al. (éd.), Kursbuch Medienkultur. Die maßgeblichen Theorien von Brecht bis Baudrillard. Stuttgart 2000 (1963),pp. 202–208.

[4] Cf. Bourdieu, Pierre, Über das Fernsehen (Sur la télévision). Francfort s/ le Main 1998, pp. 88 et suivante.

[5] Heilbroner, Robert / Thurow, Lester, Economics Explained. New York entre autres 1994, p. 196.

[6] Cf. Par exemple Braudel, Fernand, Sozialgeschichte des 15. bis 18. Jahrhunderts. Aufbruch zur Weltwirtschaft. Munich 1986.

[7] Cf. Etzioni, Amitai, Die faire Gesellschaft. Francfort s/ le Main, 1996, pp. 338 et suivantes.

[8] "On peut ainsi, en schématisant, voir dans le passage du contrôle à l'autocontrôle, et dans l'externalisation des coûts de contrôle, autrefois assumés par l'organisation, sur les salariés et les clients, les traits les plus marquants de l'évolution du management au cours des trente dernières années." Boltanski, Luc / Chiapello, Eve, Le nouvel esprit du capitalisme. Paris 1999, p. 126.

[9] Bröckling, Ulrich, Krasmann, Susanne, Lemke, Thomas (Ed.), Gouvernementalität der Gegenwart. Studien zur Ökonomisierung des Sozialen. Francfort s/ le Main 2000, p. 32.

[10] Cf. Chiapello, Eve, L'influence des facteurs idéologiques sur la gestion des organisations culturelles – une comparaison France-Angleterre à la lumière des années Thatcher. Jouy-en-Josas 1993, pp. 45 et suivantes.

[11] Bürgerschaft der Freien und Hansestadt Hamburg, 16. Wahlperiode, Drucksache/1537, 13. 10. 1998, p. 2.

[12] Cf. Boltanksi, Luc / Thevenot, Laurent, De la justification. Economies de grandeur. Paris 1991, pp. 32 et suivantes. A propos de l'application de ce modèle à des questions de politiques culturelles cf. Chiapello, Eve, L'influence des facteurs idéologiques sur la gestion des organisations culturelles – une comparaison France-Angleterre à la lumière des années Thatcher. Jouy-en-Josas 1993.

[13] A propos d'une position néolibérale élaborée au sujet de l'orientation vers le public, cf. Banfield, Edward, The Democratic Muse. New York 1984, pp. 92 et suivantes.

[14] Bürgerschaft, 1998, loc. cit., note en bas de page 11, p. 43.

[15] Cf. Gretzschel, Matthias, Schieflage bei den Museen dramatisch. Hamburger Abendblatt, 15. 4. 2003.

[16] L'antagonisme historique entre l'art et l'économie est particulièrement souligné par Bourdieu, Pierre. Die Regeln der Kunst (Les règles de l'art). Francfort s/ le Main, p. 198. Des constatations semblables à celles de Hambourg ont été faites auparavant lors de sondages à Vienne (1993) puis à Paris (1995). Les résultats convergent dans le sens des constatations telles que par exemple celles de l'étude de Chiapello, Eve, Artistes versus Managers . Paris 1998, qui ne s'appuie pas sur des données réunies au terme d'un sondage.

[17] "Kunst für Kunden". Entretien de Tobias Müller avec Franco Barnabé, le "manager à la pointe de la Biennale", Frankfurter Allgemeine  Sonntagszeitung, 8. 6. 2003, p. 37.

[18] Ibid.

[19] Cf. von Osten, Marion (éd.), Norm der Abweichung. Vienne / New York 2003.

[20] A propos de la classification et l'évaluation de cette étude cf. Bidet, Jacques, L'esprit du capitalisme. Questions à Luc Boltanski et Eve Chiapello. In: Lojkine, Jean (éd.), Les sociologies critiques du capitalisme. Paris 2002, p. 215–233. Potthast, Jörg, Der Kapitalismus ist kritisierbar. Le nouvel esprit du capitalisme und das Forschungsprogramm der "Soziologie der Kritik". Berliner Zeitschrift für Soziologie, n° 4 2001, p. 551–556.

[21] Cf. Weber, Max, Soziologie, Weltgeschichtliche Analysen, Politik. Stuttgart 1968, pp. 314 et suivantes, Collins, Randall, Max Weber. The Prostestantic Ethic. Beverly Hills - Londres- New Delhi, 1986, pp. 48 et suivantes.

[22] CF. Stuart Hall, Der Thatcherismus und die Theoretiker. In: Stuart Hall, Ausgewählte Schriften. Ideologie, Kultur, Medien, Neue Rechte, Rassismus. Hambourg 1989, pp. 108-153.

[23] Cf. Boltanski, Luc, Bezichtigung und Selbstdarstellung: Die Kunst, ein normales Opfer zu sein. In: Hahn, Alois / Kapp, Volker (Ed.), Selbstthematisierung und Selbstzeugnis: Bekenntnis und Geständnis. Francfort s/ le Main 1987, p. 149-169; Boltanski, Luc, L'amour et la justice comme compétences. Paris 1990.

[24] Cf. Becker, Howard, Art Worlds. Londres 1981.

[25] Willis, Paul, Jugend-Stile. Zur Ästhetik der gemeinsamen Kultur. Hambourg 1991,  pp. 36 et suivante.

[26] McGuigan, Jim, Cultural Populism Revisited. In: M. Ferguson / P. Golding (éd), Cultural Studies in Question. Londres entre autres. 1997, pp. 138 et suivantes.

[27] Cf. Fiske, John, Understanding Popular Culture. Londres / New York, 1990, pp. 26 et suivantes.

[28] Adorno, Theodor W., 2000 (1963), op. cit., p. 202.