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11 2007

Théories pratiques ?

Ruth Sonderegger

Traduit par Denis Trierweiler

« Le grand défaut de tout le matérialisme passé […] , c’est que la chose concrète,
le réel, le sensible, n’y est saisi que sous la forme de l’objet ou de l’intuition, non comme
activité humaine sensible, comme pratique. »
(Karl Marx, 1ère thèse sur Feuerbach)

 
S’agissant de la théorie de la praxis de Bourdieu, la question qui m’a toujours semblé la plus passionnante, mais en même temps la plus difficile, est celle de savoir si Bourdieu n’est qu’un théoricien de la praxis, ou bien également un praticien de la théorie. Ou bien – pour m’exprimer dans la terminologie marxienne des Thèses sur Feuerbach, dont Bourdieu a placé la première en exergue de son Esquisse d’une théorie de la pratique[1] –, de savoir si la théorie de Bourdieu se contente d’analyser et d’interpréter, ou bien si elle transforme aussi. Cette question est au centre des réflexions qui suivent. A la fin, j’aimerais aussi proposer quelques hypothèses sur le fait de savoir pourquoi le complexe praxis / théorie renvoie toujours Bourdieu, en dernier ressort, à des stratégies esthétiques qui n’apparaissent justement pas là où il prend des champs artistiques pour objet de la recherche sociologique – par exemple la littérature, la photographie ou les musées.

 
Théorie de la praxis

Qu’est ce que les théories de la praxis ont donc de si particulier ? Ne sont-elles pas, surtout pour un(e) sociologue, ce qui lui est le plus proche ? Il ne va justement pas du tout de soi, dans les sciences sociales comme dans les sciences de l’esprit, d’analyser l’agir humain à partir de pratiques quotidiennes et du sens pratique qui va de pair, lequel à fait son entrée dans la discussion en langue allemande – ce qui peut porter légèrement à confusion – sous le titre de « sens social[2] ». Grâce à ce sens pratique, ainsi le prétend la théorie de la praxis, nous pouvons naviguer et prendre part au jeu de manière précise même là où il est impossible d’expliquer les règles d’une praxis, voire de les défendre. Lorsque l’on suit cette thèse, les catégories aussi fondamentales qu’apparemment insignifiantes de l’agir et de l’acteur s’en trouvent ébranlées. Car ces catégories imputent une intentionnalité qui est devenue le critère allant de soi du conscient et de ce qui est su. Et tout agir résiduel doit être considéré comme pré ou inconscient à la lumière de ce critère.

Bourdieu proteste déjà contre cela dans le champ conceptuel, en utilisant de manière conséquente le terme d’« agent » au lieu de ceux d’« acteur » ou de « sujet », renvoyant ainsi à des acteurs qui sont toujours aussi des émissaires, des acteurs agissant au nom d’autres acteurs. Il suffit de se rappeler combien longtemps les actions ont été analysées, par la sociologie ou par la philosophie[3], comme étant dirigées vers une fin rationnelle ou guidées par des normes explicites, pour comprendre le pas radical qui avait été franchi là. Car, en ce qu’il localise le fondement de l’agir intentionnel dans des habitudes de pensée, de vouloir, de se mouvoir et de ressentir socialisées, il inverse les relations : l’agir intentionnel repose sur un comportement réglé auquel nous n’avons pas accès par le savoir, bien que nous connaissions d’une manière proprement corporelle les normes ainsi établies et transmises, ou, plus précisément : nous vivons et nous sommes ces normes. La mise en question de possibilité de choix individuel n’en signifie pas pour autant, pour Bourdieu, que tout serait abandonné au hasard, ou bien que l’âge de l’inutilité – volontiers invoqué dans le contexte artistique – aurait commencé. Les concepts centraux de sa philosophie de la praxis, « champ » et « habitus[4] », fournissent un arsenal conceptuel ingénieux pour analyser également l’agir humain comme n’étant aucunement fortuit, mais pas non plus absolument déterminé, là où les acteurs ne choisissent pas leurs règles et encore moins ne peuvent les fonder.

Les règles assimilées, et de part en part corporelles, du sens pratique sont difficiles à critiquer. Car, sans un grand travail de distanciation, on ne peut pas les nommer. Et lorsque l’on parvient à les expliquer et à les saisir, elles se présentent sous l’apparence du naturel et du légitime. Les choses semblent être bien telles qu’elles sont. Dans la théorie de la praxis philosophique, cette attitude existe d’une part sous la forme d’un goût prompt à la confiance, et d’autre part d’un goût pour le pessimisme culturel. Il n’est pas surprenant que l’une des moitiés des philosophes de la praxis – Wittgenstein en étant le représentant le plus connu – soit devenue quiétiste, et qu’à force de défendre la valeur fondamentale des modes d’agir habituels contre des conceptions rationalistes de l’action, elle en ait aussitôt tiré la conclusion que l’habituel était ce qui était juste. Heidegger en revanche, qui représente la deuxième fraction, affirme que l’homme est un être-de-masse, par définition déchu, imitant les autres, qui ne peut jamais échapper à la sphère du man ; en somme une sorte de doctrine du péché originel en termes de théorie de la praxis.

 
Praxis de la théorie I

Bourdieu ne s’intéresse qu’accessoirement à cette trivialité, déjà centrale chez Wittgenstein et Heidegger, que l’homme serait un animal d’habitudes dressé, et il se garde de porter un regard méprisant sur les animaux ainsi décrits. Pour Bourdieu, cette trivialité n’est, dans sa généralité, que le point de départ pour l’exploration de règles très spécifiques intégrées en normes. Plutôt que de dire ce qui fait partie de l’agir humain comme tel, Bourdieu reconstruit des habitudes normées spécifiques de groupes et de classes, et attire ainsi l’attention sur trois points : bien plus important que le fait, par trop humain, que les habitudes nous structurent, est de découvrir quelle normes de comportement diverses existent dans un seul et unique champ de praxis, quels sont les facteurs qui fixent les limites entres ces divers comportements, et pourquoi certains possèdent la force d’imprégnation la plus grande. Ainsi le résultat de l’étude de Bourdieu et Darbel sur les musées[5] est-il que la famille est beaucoup plus décisive que l’école quant à la question de savoir qui, en tant qu’adulte, va au musée ; mais que les influences scolaires sont plus durables que les programmes éducatifs proposés par les musées ; que l’accès aux musées fonctionne autrement en Pologne qu’aux Pays-Bas ou en France. Par conséquent, Bourdieu s’intéresse d’emblée aux facteurs qui conduisent à des normalités différentes dans un seul et même champ social, et aux rapports de forces que ces diverses normalités entretiennent entre elles. En outre, le fait que Bourdieu examine certains champs de la praxis et pas d’autres équivaut à un jugement : à savoir que c’est là que l’explication des règles du jeu est tout particulièrement nécessaire, parce que l’apparence du naturel s’est obstinément acclimatée ici avec une violence structurelle.

C’est également là l’une des premières réponses à la question de savoir dans quelle mesure la théorie de la praxis de Bourdieu intervient dans les pratiques par lui analysées, et c’est donc aussi une pratique de la théorie. C’est une chose que de renvoyer à des pratiques précises pour illustrer des vues théoriques, de présenter ensuite des exemples, les plus spectaculaires possibles ou bien aussi tout à fait marginaux[6], afin de rendre plus divertissant un point par trop commun de la philosophie de la praxis. C’est tout autre chose lorsque l’on cherche à découvrir, comme le fait Bourdieu, pour qui s’impose la règle de prendre part à une visite guidée dans un musée, et qui sont ceux qui déprécient de telles présentations comme des services destinés aux prolétaires et aux pédant(e)s. Ce n’est pas que Bourdieu ne s’intéresserait qu’à la différence fondamentale entre savoir explicite et règles implicites, entre know how et know that. Il s’est aussi préoccupé – avec une autoréflexivité que n’égale aucun autre théoricien de la praxis – de l’usage de classe de cette différence. C’est ainsi que ses Méditations pascaliennes[7] sont consacrées à l’histoire de l’émergence de la raison scolastique. Celle-ci s’est spécialisée de manière de plus en plus parfaite dans l’explication du know how, c’est-à-dire dans la transformation de know how en know that, et elle a veillé en outre à ce que cette capacité particulière, et méprisant de plus en plus le monde, qui présuppose le loisir et l’indépendance économique, soit dotée d’un grand capital culturel et symbolique.

 
Praxis de la théorie II

Même lorsque, à la manière de Bourdieu, on l’applique de manière spécifique au lieu, ou mieux, au domaine, et en termes de théorie de la puissance plutôt que d’en rester à ce qui est communément humain, la théorie de la praxis n’est pas sans problèmes. La théorie des règles inconsciemment maîtrisées ne recèle pas seulement le danger du quiétisme, mais aussi celui d’une critique de l’idéologie élitaire structuraliste. Une telle critique de l’idéologie s’insinue lorsque la raison, devenue scolastique sur un mode sociologique ou anthropologique, prétend pouvoir tout dire sur les règles de ceux qui agissent par obéissance aveugle aux règles ; et lorsque, par-delà ceci, cette raison ne trouve aucun intérêt à intervenir dans cette cécité, mais la regarde stoïquement de haut. Ce problème n’est pas non plus étranger à Bourdieu, qui a pris congé avec raison de son structuralisme initial au profit d’une praxéologie qui s’investit dans la médiation entre le participant et la perspective de l’observateur.

Ce n’est pas par philanthropie que Bourdieu parvient à ce résultat, mais parce qu’il a été suffisamment autocritique pour voir quelles dimensions de pratiques il ne parvenait pas à expliquer à l’aide d’un programme trop étroitement structuraliste[8]. Le/la sociologue observateur(trice) structuraliste, qui veut entièrement rayer la perspective du/de la participant(e), ne manque pas seulement de sensibilité aux implications stratégiques situationnelles de règles préétablies ; il/elle oublie également que son/sa point de vue scientifique de la rupture avec la perspective du/de la participant(e) n’est lui-même qu’un point de vue. Bourdieu réagit à cela par l’exigence de rompre avec la rupture[9]. Il s’érige ainsi contre la position élitiste de ce/cette sociologue qui prétend reconstruire des règles dont les acteurs n’ont pas de notion consciente. A la place du/de la sociologue magicien(ne), qui sait décrypter toutes les lois secrètes de l’action, apparaît le/la sociologue autoréflexif(ve). Il/elle se rend des comptes sur son/sa propre intrication au sein de pratiques quotidiennes, mais également théoriques, de l’analyse. Et il/elle aspire à faire la médiation après-coup le premier pas de la rupture avec le monde social avec les limitations de son/sa participation inévitable.

Certes, la question est de savoir si Bourdieu a jamais trouvé une solution satisfaisante pour la médiation de ces deux perspectives si profondément différentes, celle du/de la participant(e) et celle de l’observateur(trice), celle de la distance et celle de l’engagement. Car de prime abord il semble que le/la sociologue doive devenir un(e) participant(e) dépourvu(e) de distance, ou bien que la réflexion sur la perspective de l’observateur(trice) ne fasse que redoubler celle-ci. Les deux signifieraient à chaque fois l’extinction de l’autre perspective.[10] Et cela signifierait qu’avec l’objectivation autoréflexive de la distanciation sociologique, quelque chose comme de l’engagement serait tout aussi peu atteint – en dépit de l’intention éclairante inhérente – qu’avec l’explicitation de modèles cachés de l’agir. Les structures mises à nu ne sont pas encore modifiées par ces lumières éclairées sur elles-mêmes (aufgeklärtem Aufklären), et surtout il n’est pas fait de tentative de mettre les instruments analysés à disposition, de rendre cette connaissance profitable pour soi. C’est une chose que de dire avec Proust, cité par Bourdieu, que les « les jambes, les bras sont pleins d’impératifs engourdis[11] ». C’est une toute autre question de savoir quelles sont les règles que l’on veut exorciser, extirper des bras et des jambes, et où l’on veut les pousser à danser.

 
Praxis de la théorie III

Il est possible de se représenter clairement cette différence[12] entre engagement et lumières à travers la fréquentation interprétative et critique de la photographie d’amateurs de l’album de famille petit-bourgeois et prolétaire, d’une part du côté de Bourdieu[13], et d’autre part de la photographe Jo Spence[14]. Bourdieu analyse les photographies d’albums dans le but de reconstruire des règles sociales de la classe inférieure qui ne parviendraient pas à l’expression dans une interview sociologique. Sa manière de procéder fait des acteurs(trices) des agents et des expert(e)s, tout en représentant une défense de la photographie comme art moyen. Face à cela, Spence fait un pas de plus. En se confrontant à son propre album de famille, elle ne montre pas seulement – jusque-là encore en accord avec Bourdieu comme anthropologue du visuel – que des constructions visuelles peuvent être plus révélatrices que si elles étaient articulées langagièrement, là où il est question de règles sociales implicites. Elle entreprend de plus la tentative, dans la continuation conséquente de ses recherches sur les photographies de travailleurs, de critiquer la fonction et l’esthétique de la photographie d’amateur à l’aune du cas concret de son propre album de famille, et d’inventer de nouvelles règles de l’album. Par là, elle laisse Bourdieu derrière elle.

Il est vrai que, dans La misère du monde[15], comme dans quelques déclarations tardives d’interviews, Bourdieu s’est, à tout le moins rapproché, de pratiques d’analyses engagées comme celles de Spence. La misère du monde est davantage que la simple publication de matériaux d’interviews, tels qu’il en existe aussi pour les études plus anciennes de Bourdieu, et qui auraient pu être publiées. En tant qu’il est publié en un lieu éminent dans des proportions inhabituelles, et surtout en raison de la composition sérielle sans conclusion – j’en viens ainsi à parler de stratégies esthético rhétoriques de la recherche sociale – ce matériau d’interview possède une valeur ajoutée pratique, parce que utile. Pour ceux qui sont interviewés, c’est parce que les conversations leurs accordent une attention inhabituellement grande, et ce de telle sorte que, précisément là où l’on tend à ne plus voir que de la misère patronnée, passive, si possible spectaculaire, n’apparaissent en aucune façon des espérances inexistantes, des souhaits ou des alternatives. Dans de nombreux cas, pour ceux qui sont interrogés, les interviews présentent manifestement aussi le caractère d’une auto-clarification et d’une auto-présentation. Là justement où les conversations deviennent symétriques, au sens où les interviewés adoptent (apprennent) le questionnement et parfois aussi le regard sociologique distancié, cela conduit à une nouvelle évaluation des problèmes personnels comme n’étant pas si personnels que cela. De telles expériences de soi ne sont pas (seulement) des désillusions au sens de la critique de l’idéologie élitaire, mais – tout au contraire – parfois aussi libératrices. Je ne cherche pas, par là, à enjoliver les problèmes de La misère du monde – en particulier en ce qui concerne le choix des questionnés et le manque d’informations d’arrière-plan sur leur contexte social, lequel a parfois pour conséquence de conférer à l’individu une étrange aura[16].

J’en viens ainsi à la valeur d’usage pour les lecteurs(trices). A la différence de l’utilité pour les interviewés – due en premier lieu aux méthodes d’interview de Bourdieu consistant en réflexion et en critique – les lecteurs(trices), eux, profitent des qualités esthétiques de la présentation. Tandis que pour les interviewés, les expériences et les souhaits de leurs voisin(e)s, c’est-à-dire le tissu social dont ils sont partie intégrante, ne devient que sporadiquement thématique, cette totalité ouverte, que l’on ne saurait ni réduire à une moyenne statistique ni interpréter comme un plaidoyer pour l’expérience personnelle, [cette totalité] se trouve au premier plan pour les lecteurs(trices) du livre. Cette étonnante totalité est due aussi bien à la manière de conduire les conversations qu’à (davantage encore) la composition sérielle de l’interview. Par comparaison avec d’autres études de Bourdieu, cela veut dire que, en plus des déclarations et des pronostics (sans conteste très éclairants) sur le taux de probabilité avec lequel on trouve tels ou tels souhaits et intérêts en un lieu social spécifique, apparaît en outre dans La misère du monde la vieille, mais toujours actuelle, question de critique de l’idéologie : quand un souhait est-il vraiment le sien propre, et peut-on le distinguer d’une contrainte ?

Ce n’est sans doute pas un hasard si Bourdieu a travaillé simultanément à son livre sur Flaubert[17] et aux entretiens pour La misère du monde. Et c’est sans doute tout aussi peu un hasard si, à cette époque, Bourdieu renvoie de plus en plus souvent au roman social français, à Karl Kraus, à Thomas Bernhard et à Elfriede Jelinek[18]. Tandis qu’il souligne chez Kraus, Bernhard et Jelinek des techniques d’ironie et de Witz, en déplorant de ne pas avoir réussi quelque chose d’analogue dans la sociologie, il insiste sur la puissance d’analyse et de pénétration des structures sociales des romans français. Sans cesse il met en avant l’assertion de Flaubert, capitale tout particulièrement pour la sociologie, qu’en art il faut prendre au sérieux le quotidien, le banal, le moyen et l’insignifiant au même titre que ce qui est reconnu par son rang et sa dignité. C’est précisément dans cette stratégie littéraire, qui n’est pas seulement un plaidoyer pour la rupture avec la perspective de participation interne, mais tout autant le contraire, que se rejoignent la distance et l’engagement d’une manière qui n’est guère possible dans les modes de publication habituels des recherches sociologiques : la stratégie flaubertienne accorde à chaque cas particulier le même espace tout en le dépotentialisant dans son unicité, surtout en combinaison avec la technique de sérialisation. Et cela me semble être le principe de composition central du projet d’interview pour La misère du monde. Mais manifestement, les stratégies visuelles n’y jouent aucun rôle. Bourdieu peut bien être un anthropologue et un sociologue du visuel, ses analyses et ses engagements ne travaillent pourtant pas avec le visuel. Tout d’abord il n’a jamais utilisé, c’est-à-dire monté, ses propres photos du temps de l’Algérie (1955–1960) d’une manière analogue avec ce qu’il fait dans La misère du monde, et ensuite il n’a jamais exploité ultérieurement d’autres stratégies visuelles de l’analyse ou même de l’engagement. A mon sens, il devient possible de pressentir à quoi pourrait ressembler un contexte d’interview visuel dans le sens flaubertien-bourdivin grâce au « Küba » de Kultug Ataman[19].

 
« Küba »

L’installation vidéo « Küba » rassemble dans un espace 40 appareils de télévision sur des commodes, placés chacun devant un fauteuil de télévision. Sur les moniteurs s’expriment simultanément, dans la confusion des voix, 40 habitant(e)s du quartier d’Istanbul qui s’appelle « Küba » ; en raison de la disposition spatiale des moniteurs, il n’est cependant possible de suivre qu’une seule conversation d’interview à la fois. Dans les conversations revient certes constamment en marge la question de savoir ce qui définit « Küba » – et il tombe des slogans comme community kurde, être politiquement de gauche ou communiste, Cuba, une consistance sociale inviolable et jamais expérimentée ailleurs, la petite criminalité, la violence constante à l’intérieur, et encore plus fortement celle venue de l’extérieur. Mais tout cela s’avère secondaire en dernier ressort par rapport à la question de savoir comment les individus parviennent à préserver leur vie menacée de part en part. Ce qui se répète dans ces récits de vie est une violence oppressante – entre les sexes, les générations, mais surtout entre l’intérieur et l’extérieur du quartier – en même temps qu’une insistance paradoxale sur Küba comme quintessence de la patrie [Heimat] et de la solidarité. Ainsi prend forme l’image d’une marginalité sociale avec laquelle la grande majorité de la société turque – à laquelle le portrait de « Küba » dit non – aimerait n’avoir rien à voir, si ce n’est sous la forme de l’intervention policière.

Tout comme La misère du monde, « Küba » se distingue des évocations sociologiques des questions d’insatisfaction sociale tout d’abord par là qu’il n’est pas tiré de conclusions, ni proposé de généralisations ou de pronostics. Par ailleurs, la longueur et le caractère explicite des interviews publiées – aussi bien dans « Küba » que dans La misère du monde –, qui prennent la forme d’histoires monologiques en raison de la retenue des intervieweurs(euses), marquent une différence par rapport aux formats habituels de la recherche sociologique. Cependant le caractère d’installation de « Küba » ajoute quelque chose de décisif à l’expérience de lecture linéaire qu’exige La misère du monde : la présence acoustique et spatiale constante de tous les interviewés. De la sorte, le contexte social est toujours présent et dépouille de son aura l’existentialisme des histoires individuelles, qui n’est pas sans poser problème justement dans l’étude de Bourdieu.

 
Un autre (regard sur l’) art

Bourdieu n’a pas seulement inspiré des artistes, il s’est tout autant laissé inspirer par des stratégies artistiques, certes très peu en un sens visuel ou spatial. La chose est tout aussi étonnante au vu de la pratique excessive de la photographie au commencement de son activité en Algérie qu’à la lumière de ses réflexions sur la spatialité sociale. Je trouve encore plus étonnant que Bourdieu ne se soit longtemps intéressé à l’art que comme enjeu et valeur monétaire dans le champ du pouvoir[20]. En revanche, jusque dans les années 1990, Bourdieu n’a pas prêté attention aux versants éclairants, voire subversifs et à plus forte raison engagés, de l’art[21]. Ce qui signifie que, pendant longtemps, il n’a pas pris au sérieux les techniques esthétiques en tant que possibilités de connaissance[22]. Là où il a tout de même fini par le faire, on en est resté à l’admiration pour quelques artistes individuels. Même le plus réflexif de tous les théoricien(ne)s de la praxis n’est manifestement pas parvenu à jouer avec les contraintes du rationalisme sociologique et à les mettre en cause à travers la scientificité de l’art. Sans doute est-ce là un fait qui doit être reconduit au champ académique, et qui a peut-être été encore renforcé par la position clivée de Bourdieu dans ce champ.



[1] Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, 1972, p. 153.

[2] Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Les éditions de Minuit, 1980.

[3] Cf. par exemple Andreas Reckwitz, « Toward a Theory of Social Practices. A Developement in Culturalist Theorizing », in : European Journal of Social Theory, 5, 2002, p. 243–263.

[4] Par « habitus » il ne faut pas entendre un système clos de règles, mais plutôt des schémas qui fournissent certaines possibilités, et ce dans une diversité infinie et qui ne peut être anticipée. Sur la relation entre habitus et champ, cf. aussi Pierre Bourdieu/ Loïc Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Les éditions du Seuil, 1992, ainsi que Beate Krais/ Gunter Gebauer, Habitus, Bielefeld, transcript, 2002.

[5] Pierre Bourdieu/ Alain Darbel, L’Amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Paris, Les éditions de Minuit, 1966.

[6] C’est ainsi par exemple que Theodore R. Schatzki écrit (en référence à Bourdieu), dans son ouvrage classique sur la théorie de la praxis, The Site of the Social. A Philosophical Account of the Constitution of Social Life and Change, University Park, PA, Pennsylvania University Press, 2002, p. XVIII : « As stated, I defend my social ontology through descriptions of empirical phenomena that illustrate and lend it plausibility. Two examples, in particular, are developed in the following, both in great detail : the medicinal herb business of the Shaker village of New Lebanon, New York, in the mid-nineteenth century, and contemporary day trading on the Nasdaq market. »

[7] Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, coll. « Liber », Les éditions du Seuil, 1997.

[8] Dans Le sens pratique, op. cit., il qualifie son étude, fortement inspirée par Lévi-Strauss, intitulée « La maison ou le monde inversé » comme étant son « dernier travail de structuraliste ingénu ». Selon Bourdieu par conséquent, le sociologue structuraliste méconnaît en particulier la structure temporelle des pratiques observées, parce qu’il est trop fixé sur l’opus operatum, le produit de la praxis, au lieu de prêter attention à son déroulement.

[9] Cf. Bourdieu (1980), note 2, chap. I.

[10] C’est d’ailleurs la critique qu’adresse David Strecker à Bourdieu, cf. le même, Logik der Macht. Zum Ort der Kritik zwischen Theorie und Praxis. Thèse, FU Berlin, 2006, p. 125 sq.

[11] Cf. Bourdieu (1980), note 2 p. 117.

[12] J’ai explicité cela plus explicitement in : Ruth Sonderegger, « Eine Ästhetik der Kritik muss auch eine Kritik der Ästhetik sein », in : Jörg Huber et al. (éd.), Ästhetik der Kritik. Verdeckte Ermittlung, Vienne/ Zurich/ New York, 2007, p. 53–65.

[13] Pierre Bourdieu/ Luc Boltanski/ Robert Castel/ Jean-Claude Camboredon, Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Les èditions de Minuit, 1965.

[14] Cf. Jo Spence, Beyond the Perfect Image. Photography, Subjectivity, Antagonism, Barcelone, 2005. Le travail documenté qui s’y trouve, « Beyond the Family Album » date de 1976.

[15] Pierre Bourdieu et al., La misère du monde, Paris, Les èditions du Seuil, coll. « Libre examen », 1993.

[16] Cf. sur ce point la critique constructive de Angela McRobbie, « A Mixed Bag of Misfortune ? Bourdieu’s Weight of the World », in : la même, The Uses of Cultural Studies, London/ Thousand Oaks/ New Delhi, Sage, 2005, p. 175–184.

[17] Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, coll. « Libre examen », 1992.

[18] Par exemple dans l’interview « Die Welt entfatalisieren » [dé-fataliser le monde], in : Josef Jurt (éd.), absolute Pierre Bourdieu, Fribourg/ Breisgau, orange press, 2003, p. 13.

[19] Küba. Journey against the Current, Vienne : Thyssen-Bornemisza Art Contemporary, 2006.

[20] A quoi s’ajoute la problème que Bourdieu avait un penchant à ne prendre au sérieux que l’art/art. Cf. sur ce point John Miller, « The Procrustean (Water) Bed : The Definition of Popular Culture in Pierre Bourdieu’s La Distinction », in : Beatrice von Bismarck/ Diethelm Stoller/ Ulf Wuggenig (éd.), Games, Fights, Collaborations, Ostfildern-Ruit, Cantz, 1996, p. 162–165.

[21] A ce sujet, le dialogue avec Hans Haacke représente un tournant : Pierre Bourdieu et Hans Haacke, Libre échange, Paris, Les èditions du Seuil, 1994.

[22] C’est aussi le résultat auquel parviennent Michael Grenfell & Cheryl Hardy, Art Rules. Pierre Bourdieu and the Visual Arts, Oxford/ New York, Berg Publishers, 2007.