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06 2004

La forme politique de la coordination

Maurizio Lazzarato

Fondé sur le mode de la « coordination », la lutte des « intermittents et précaires d’Ile de France » est un véritable laboratoire susceptible de mettre en lumière la péremption du schème politique issu de la tradition socialiste et communiste. Là où cette dernière insiste sur une logique de la contradiction, de la représentation politique d’un tort qui met en scène des identités remarquables, la forme politique « coordination » se veut résolument expressive, transformiste, attentive à la dynamique instable des identités post-identitaires qui tissent la réalité de notre monde. La coordination ne vise pas tant la constitution d’un collectif unitaire recherchant à tous prix l’égalité de ses membres que le devenir des singularités qu’elle compose au sein d’une multiplicité instable, en réseau, amoureuse du patchwork - excédant toute définition théorique comme tout repérage syndical ou étatique. Politique de l’expérimentation qui dépose les savoirs préalables et s’ouvre à l’inconnu sans lequel nulle vie nouvelle n’est envisageable.

Les mouvements politiques contemporains rompent radicalement avec la tradition socialiste et communiste. Ils ne se déploient pas selon la logique de la contradiction, mais selon celle de la différence , qui ne signifie pas absence de conflit, d’opposition, de la lutte, mais leur radicale modification, déployée sur deux plans asymétriques. Les mouvements politiques et les individualités se constituent selon la logique du « refus », de l’être « contre », de la division. À première vue, ils semblent reproduire la séparation entre « eux et nous », entre l’ami et l’ennemi, caractéristique de la logique du mouvement ouvrier ou de la politique tout court. Mais ce « non », cette affirmation de la division, se dit de deux façons différentes. D’une part, il est dirigé contre la politique et exprime une séparation radicale avec les règles de la représentation, ou de la mise en scène de la division à l’intérieur d’un même monde ; d’autre part il est la condition d’une ouverture à un devenir, à une bifurcation des mondes et à leur composition conflictuelle, mais non unificatrice.

Sur le premier plan, la lutte s’exprime comme fuite hors des institutions et des règles de la politique. On se soustrait tout simplement, on s’en va comme les « peuples de l’Est » ont quitté le socialisme réel, en traversant les frontières ou en récitant sur place la formule de Bartleby « I would prefer not to », je préférerais ne pas. Sur le deuxième plan, les singularités individuelles et collectives qui constituent le mouvement déploient une dynamique de subjectivation, qui est à la fois composition de socles communs (droits collectifs) et affirmation différentielle d’une multiplicité des pratiques d’expression et de vie. Fuite d’un côté, pratiques de soustraction politique, constitution de l’autre, stratégies d’ « empowerment ». Cette nouvelle dynamique rend les comportements des mouvements et des singularités opaques, incompréhensible aux politologues, aux sociologues, aux partis politiques et aux syndicats.

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En France, un des dispositifs les plus intéressants par lesquels les mouvements tiennent ensemble les deux plans est celui de la « coordination ». Celle des « intermittents et précaires d’Ile de France » est la dernière et la plus aboutie des coordinations qui, depuis le début des années 90 (coordinations des infirmières, des étudiants, de cheminots, des chômeurs, des enseignants etc.) organisent toutes les formes de lutte d’une certaine envergure.

Le refus, le « no » (« on ne joue plus ») est ce qui a fait basculer les intermittents d’un rapport ambigu, mais toujours individuel, à l’organisation de l’industrie de la culture et de la communication, à un nouveau rapport à eux-mêmes et au pouvoir qui passe par la « puissance du nous ». Au lieu d’être l’objet d’une appropriation et d’une exploitation de la part de l’industrie, toutes les caractéristiques de la coopération des intermittents fonctionnent comme moteurs de la lutte.

La coordination est ce que l’événement de la lutte a rendu possible. Dans l’événement, on voit à la fois l’intolérable d’une époque et les nouvelles possibilités de vie qu’elle enveloppe. La déstructuration de l’intolérable et l’articulation des nouvelles possibilités de vie ont une existence bien réelle, mais elle s’exprime d’abord comme transformation de la subjectivité, comme mutation de la manière de sentir, comme nouvelle distribution des désirs dans les « âmes » des intermittents en lutte. Cette nouvelle distribution des possibles ouvre à un processus d’expérimentation et de création : expérimenter ce que la mutation de la subjectivité implique, et créer les dispositifs, les institutions, les conditions capables de déployer ces nouvelles possibilités de vie.

Deleuze et Guattari disaient à propos de mai 68 : « Il faut que la société soit capable de former des agencements collectifs correspondant à la nouvelle subjectivité, de telle manière qu’elle veuille la mutation »[1]. En considérant l’action politique à la lumière de l’événement, nous sommes confronté à une double création, à une double individuation, à un double devenir ( la création d’un possible et son effectuation) qui se confronte avec les valeurs dominantes. C’est ici que le « conflit » avec ce qui existe se manifeste. Ces nouvelles possibilités de vie se heurtent à l’organisation des pouvoirs en place et à l’effectuation que ces derniers organisent de cette même ouverture constituante.

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La coordination a développé de manière exemplaire la lutte sur les deux plans asymétriques, refus et constitution, déstructuration de l’intolérable et déploiement de nouvelles possibilités.

La déstructuration de l’intolérable, en accomplissant un pas à côté des formes codifiées et convenues de la lutte syndicale (assemblée, manifestation), s’exprimera par l’invention des nouvelles formes d’action, dont l’intensité et l’extension s’ouvriront de plus en plus vers le harcèlement et le dévoilement des réseaux de commandement de la société-entreprise . À la déréglementation du marché du travail et des droits sociaux fait face une déréglementation du conflit, qui suit l’organisation du pouvoir jusque dans les réseaux communicationnels, dans les machines d’expression (interruption des émissions de télévision, recouvrement des espaces publicitaires, interventions dans les rédactions des journaux, etc.), que les luttes syndicales classiques ont grand tort d’ignorer.

Aux mobilisations monumentales des syndicats (grèves), concentrées dans le temps et l’espace, la coordination a couplé (sans l’opposer) une diversification des actions (par le nombre de participants, la variations des objectifs) en « flux tendus » (par la fréquence et la vitesse de leur mise en place et de leur exécution), qui laisse entrevoir ce que peuvent être des actions efficaces dans une organisation de la production capitaliste mobile, flexible, où les machines d’expression (télévision, publicité, presse, cinéma, festivals) sont constitutives de la « production ».

Si la déstructuration de l’intolérable doit inventer ses modalités d’action, la transformation des manières de sentir que le refus implique n’est que la condition d’une ouverture à un autre processus, « problématique », de création et d’actualisation qui concerne la multiplicité. Le « problématique » est ce qui caractérise la vie et l’organisation de la coordination. Les subjectivités engagées dans la lutte sont prises entre le vieux partage du sensible qui n’est déjà plus et le nouveau qui n’est pas encore là, si ce n’est sous les modalités de la transformation de la sensibilité, de la mutation des modalités de perception du monde . La coordination n’est pas un collectif, mais une cartographie des singularités, composée d’une multiplicité de commissions, d’initiatives, de lieux de discussion et d’élaboration, de militants politiques et syndicaux, d’une multiplicité de métiers et de professions, de réseaux d’amitiés, d’affinités « culturelles et artistiques » qui se font et se défont avec des vitesses et des finalités différentes. Le processus de constitution de la multiplicité qui s’amorce ici n’est pas organique, mais polémique et conflictuel. Engagés dans ce processus, il y a à la fois des individus et des groupes désespérément accrochés aux identités, aux rôles et fonctions que l’organisation de l’industrie a modulés pour eux, et des individus et des groupes engagés dans un radical processus de désubjectivation de ces mêmes modulations. Il y a des manières de faire et de dire conservatrices et des autres, novatrices, distribuées entre individus et groupes différents, ou qui traversent un même individu ou un même groupe.

Le mot « précaire » ajouté à la dénomination d’ « intermittents » de la coordination d’Ile de France, est celui qui a déchaîné le plus de passions et de prise de parole. Il y a ceux pour qui « précaire » désigne un fait, un constat (il y a autant, sinon plus, d’intermittents non indemnisés, que d’intermittents indemnisés ; le nouveau protocole, de toute façon, transforme 35% des indemnisés en précaires). D’autres l’assument joyeusement comme un renversement de l’assignation du pouvoir (de la même manière que « chômeur », « errèmiste », « immigré », etc.), comme refus de la classification à laquelle ils sont acculés. D’autres encore, tétanisés par cette assignation aux contours indéfinis, négatifs, revendiquent l’identité rassurante de l’ « artiste » ou du « professionnel du spectacle », qui sont tout autant des classifications, mais, dans leur esprit, « positives ». À l’artiste, au professionnel, on peut s’identifier, tandis que « précaire » est une identification par défaut. Il y aussi ceux pour qui le mot « précaire » est suffisamment ambigu, polysémique, pour ouvrir à une multiplicité de situations qui débordent le « spectacle » et laissent suffisamment de possibilités pour des devenirs échappant aux classifications du pouvoir. D’autres encore revendiquent la « précarité existentielle », et dénoncent la « précarité économique ». Il y a encore ceux pour qui « précaire » désigne le lieu où les classifications, les assignations, les identités se brouillent (à la fois artiste et précaire, à la fois professionnel et chômeur, alternativement dedans et dehors , aux bords, aux limites) : le lieu où les relations, n’étant pas suffisamment codifiées, sont à la fois, et de façon contradictoire, des sources d’assujettissement politique, d’exploitation économique, et des opportunités à saisir.

« Précaire » est l’exemple même de la dénomination « problématique », qui pose de nouvelles questions et sollicite de nouvelles réponses. Sans avoir la portée universelle de noms comme « ouvrier » ou « prolétaire », il joue, comme autrefois ces derniers, le rôle de ce qui excède, et par conséquent n’est nommable que négativement par le pouvoir. Tout le monde est d’accord pour neutraliser la précarité comme arme d’assujettissement politique et d’exploitation économique. La division s’opère sur la manière de l’effectuer et sur le sens de cette accomplissement. Ramener l’inconnu des situations problématiques qu’évoque la précarité au connu des institutions établies et de ses formes de représentations : salariat, droit au travail (emploi), droit à la sécurité sociale indexée sur l’emploi, démocratie paritaire des organisations patronales et syndicales ? Ou inventer et imposer de nouveaux droits favorisant un nouveau rapport à l’activité, au temps, à la richesse, à la démocratie qui n’existent que virtuellement, et souvent de manière négative, dans les situations de précarité ?

On voit que les questions économiques, celles qui touchent aux régimes d’assurance et de représentation, posent immédiatement des problèmes de classification politique, qui renvoient à des processus de subjectivations différents : rentrer dans le moule déjà fabriqué de la relation capital-travail, en vivant l’art et la culture comme leur « exception », ou interroger la métamorphose du concept de travail et du concept d’art, et s’ouvrir aux devenirs que ces questions mêmes posent, en définissant autrement l’ « artiste » et le « professionnel ».

Ou encore : reconduire le « précaire », le non encore codifié, au conflit institutionnalisé et déjà normé (dont fait partie aussi la révolution de bien des révolutionnaires !), ou saisir la chance de construire des luttes pour des identités en devenir.

Les mouvements post-feministes se sont déjà posé le casse-tête du devenir, le problème du rapport entre différence et répétition à travers le concept « aporétique » d’identité post-identitaire : identités mouvantes, identités fracturées, identités excentriques, sujets nomades, où l’identité est à la fois affirmée et dérobée, où la répétition (identité) est pour la différence, où l’affirmation des droits n’est pas une assignation ou une intégration, mais une condition du devenir. Ici, cette même question investit le domaine plus classique du droit, des formes institutionnelles qui régulent le social.

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Diverses manières de faire et de dire s’expriment dans la coordination, en se développant comme des apprentissages ou des « expertises collectives » (comme disent les intermittents pour parler de leur action), faisant émerger, chaque fois, les « objets » et les « sujets » politiques. Apprentissage et expertise qui, dès qu’ils fonctionnent, font proliférer les problèmes et les réponses.

La production d’un modèle alternatif à celui proposé par le gouvernement est une de ces expertises qui, partant des pratiques spécifiques des métiers du spectacle, interpellent l’organisation générale de nos sociétés. En interrogeant la légitimité de la division entre experts et non experts, les modalités de construction du nouveau modèle mettent aussi à l’épreuve le partage entre représentants et représentés. L’action de la coordination est reconductible à l’expérimentation des dispositifs de l’être ensemble et de l’être contre, qui à la fois répètent des procédures déjà codifiés de la politique et en inventent des nouvelles, mais qui, toutes, sont très attentives à favoriser la rencontre des singularités, l’agencement des mondes et univers différents.

La forme générale de l’organisation n’est pas celle, verticale et hiérarchique, des partis et des syndicats, mais celle du réseau, où agissent différentes méthodes d’organisation et de prise de décision qui coexistent et s’agencent de façon plus ou moins heureuse. L’assemblée générale fonctionne selon le principe du vote majoritaire, sans toutefois sélectionner des élites et des structures verticales, directives et permanentes. Mais la vie de la coordination et des commissions se fait selon le modèle du patchwork qui permet à un individu, à un groupe de lancer des initiatives et des nouvelles formes d’action de manière plus flexible et responsable. L’organisation par réseau est plus ouverte à l’apprentissage et à l’appropriation par tous de l’action politique. Le réseau est propice au développement d’une politique et d’une prise de décision minoritaire.

La coordination a adopté une stratégie qui agit transversalement aux divisions instituées par la politique et les modèles majoritaires (représentants / représentés, privé / public, individuel / collectif, expert / non expert, social / politique, public /spectateur, salarié / précaire, etc.). L’ouverture de cet espace instituant alimente une tension entre l’affirmation de l’égalité proclamée par la politique (nous sommes tous égaux en droits), et les relations de pouvoir entre singularités qui sont toujours asymétriques (à l’intérieur d’une assemblée, d’une discussion, d’une prise de décision, la circulation de la parole, des places et des fonctions n’est jamais fondée sur l’égalité).

Les droits « collectifs » sont la définition des conditions de l’égalité, les droits sont pour tous. Mais cette égalité n’est pas pour elle-même, elle n’est pas un objectif en soi. Elle est pour la différence, pour le devenir de tout le monde, autrement elle n’est que nivellement de la multiplicité, moyenne des subjectivités et subjectivité moyenne (majoritaire). On refuse les différences imposées par le pouvoir, mais on compose les différences entre singularités (dans ce deuxième plan, l’égalité ne peut être que la possibilité pour chacun de ne pas être séparé de ce qu’il peut, d’aller jusqu’au bout de sa puissance). On refuse la hiérarchie des industries culturelles et on compose les relations a-symétriques entre singularités, qui, « comme dans les mondes des artistes, où il n’y a point de rangs, mais des sites divers », sont incommensurables les uns avec les autres.

La coordination crée la possibilité de franchir les frontières, de brouiller les divisions, les classifications et les assignations auxquelles les intermittents et nous tous sommes acculés. L’espace de la coordination s’installe transversalement à la logique de l’égalité et à celle de la différence (liberté) en construisant leur relation comme problème, en essayant d’interroger les limites avec lesquelles le socialisme et le libéralisme les avaient considérées et pratiqués séparément. La coordination est le lieu conflictuel de la mutation de la multiplicité : de la multiplicité assujettie et asservie à une nouvelle multiplicité dont on ne peut pas mesurer les contours à l’avance.

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De façon plus générale, nous pouvons dire la chose suivante : la forme de l’organisation politique de la coordination renvoie à l’invention, à l’expérimentation et à leurs modalités d’action, et non à une nouvelle forme de guerre. Nous sommes en train de vivre une situation de « guerre civile planétaire » et d’ « État d’exception » permanent, mais je pense que la réponse à cette organisation du pouvoir ne pourrait se faire qu’en retournant (invaginant) la logique de la guerre dans une logique de la co-création et de la co-effectuation. La logique de la guerre est celle de la conquête ou du partage d’un seul monde possible. La logique de l’invention est celle de la création et de l’effectuation de différents mondes dans le même monde qui évide le pouvoir en même temps qu’elle rend possible le fait qu’on cesse d’obéir. Ce déploiement et cette prolifération signifient prolonger les singularités dans les voisinages d’autres singularités, tracer une ligne de force entre elles, les rendre momentanément semblables et les faire coopérer, pour un temps, dans un but commun, sans, pour autant, nier leur autonomie et indépendance, sans les totaliser. Et cette action est, à son tour, une invention, une nouvelle individuation.

La constitution de la coordination se fait selon des modalités qui renvoient à l’imprévisibilité de la propagation et de la diffusion de l’invention (par capture réciproque fondée sur la confiance et la sympathie), plutôt qu’à la réalisation d’un plan idéal, d’une ligne politique visant à la prise de conscience. Elle réussit seulement si elle exprime une puissance dans laquelle les singularités existent « une à une, chacune pour son propre compte ». Elle se fait seulement si elle exprime une « somme qui ne totalise pas ses propres éléments ». Le passage du micro au macro, du local au global ne doit pas se faire par abstraction, universalisation ou totalisation, mais par la capacité de faire tenir ensemble, d’agencer de proche en proche networks et patchworks.

Par rapport à ces dynamiques de la coordination, les instruments et les formes d’organisation du mouvement ouvrier sont largement insuffisants, puisque, d’une part, ils se réfèrent à la coopération de l’usine de Marx et de Smith, et que, d’autre part, l’action politique n’y est pas conçue comme une invention, mais comme un simple dévoilement de quelque chose qui est déjà là, dont l’opérateur principal est la prise de conscience et la représentation. Rendre une potentialité présente, actuelle, c’est tout à fait autre chose que représenter un conflit. L’action politique de ce qui reste du mouvement ouvrier (sous sa forme institutionnelle ou gauchiste) est encore et toujours dominée par la logique de la représentation et de la totalisation, qui signifie exercice de l’hégémonie dans un seul monde possible (qu’il s’agisse de prendre le pouvoir ou de la partager), tandis que la coordination est une politique de l’expression. Le déploiement de la forme politique de la coordination requiert d’abord la neutralisation de ces manières de faire et de dire la politique. Où il y a hégémonie des formes d’organisation du mouvement ouvrier, il n’y a pas de coordination. Où il y a coordination, ces organisations peuvent en constituer une composante, mais en abandonnant leurs prétentions à l’hégémonie et en s’adaptant aux règles constitutives de la multiplicité (cette co-existence, on la voit également agir dans les formes d’organisation de la mobilisation contre la mondialisation néo-libérale !) Seule la coordination constitue un espace public inclusif des différences.

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Le militant des coordinations est celui qui s’engage et se dérobe à la fois. Les mouvements politiques contemporains ne surgissent pas selon les modalités « mystiques » du passage de l’individuel au collectif. Dans toute création, il y a, à l’origine, des initiatives toujours singulières (de groupe ou individuelles), plus ou moins petites, plus au moins anonymes. Ces initiatives opèrent une interruption, introduisant une discontinuité non seulement dans l’exercice du pouvoir sur la subjectivité, mais aussi et surtout dans la reproduction des habitudes mentales et des habitudes corporelles de la multiplicité. L’acte de résistance introduit des discontinuités qui sont de nouveaux commencements, et ces commencements sont multiples, disparates, hétérogènes (il y a toujours une multiplicité des foyers de résistance).

Le militant des mouvements contemporains, plutôt que renvoyer aux postures du guerrier, ou de l’engagement religieux, assume plutôt les attributs de l’inventeur, de l’expérimentateur. Le militant s’engage et se dérobe de la même manière que ce dernier, puisqu’il doit lui aussi échapper, pour que son action soit efficace, à la chaîne « des habitudes et des imitations ambiantes » qui codifient l’espace de l’action politique. La fascination exercée par la figure du sous-commandant Marcos tient à tous les éléments présents dans ses manières de faire et de dire. Dans une situation autrement contraignante que la nôtre, il s’affirme comme guerrier, comme commandant politique et militaire et, au même moment, par les mêmes gestes, par les mêmes mots, il se dérobe immédiatement à l’identité guerrière, il se défait de l’assignation au rôle de commandement et à la direction militaire et politique. Dans la définition aporétique du « sous-commandant » s’exprime la situation propre à l’action de commencer quelque chose de nouveau : à la fois subjectivation et désubjectivation, qui se présupposent et se relancent réciproquement.

Dans la militance contemporaine, la dimension guerrière doit être retournée en force-invention, en puissance de créer et de réaliser des agencements, des formes de vie. Le militant n’est pas celui qui détient l’intelligence du mouvement, qui résume ses forces, qui anticipe ses choix, qui tire sa légitimité de sa capacité à lire et à interpréter les évolutions du pouvoir, mais celui qui, introduisant une discontinuité dans ce qui existe, permet d’augmenter la puissance d’agencement et de connexion de la coopération, des flux, des réseaux et des singularités qui la composent, selon des modalités de disjonction et de coordination non totalisante, non homogénéisante, non hiérarchique.

Les intermittents disent : nous ne savons pas ce que c’est qu’ « être ensemble » et « être contre » dans les conditions de la prolifération de mondes différents dans un même monde ; nous ne savons pas quelles sont les institutions du devenir, mais nous convoquons ces questions par des dispositifs, des techniques, des agencements, des énonciations, et ainsi nous les interrogeons et nous expérimentons. Les modalités classiques de l’action politique ne disparaissent pas, mais sont subordonnées au déploiement de cette puissance d’agencement. La constitution de soi comme multiplicité n’est pas sacrifiée à la lutte contre les impératifs du pouvoir. Le militant continue à proposer des initiatives, à être à l’origine de nouveaux commencements, mais pas selon la logique de la réalisation d’un plan idéal, d’une ligne politique concevant le possible comme une image du réel déjà donnée à l’avance : selon l’intelligence concrète de la situation, qui l’oblige à mettre en jeu son identité même, sa vision du monde et ses moyens d’action. D’ailleurs il n’a pas d’autres choix, car toute tentative de totalisation, de généralisation homogénéisante, de constitution d’un rapport de force exclusivement tourné vers la représentation, de mise en place de modalités d’organisation hiérarchique, détermine la fuite et la décomposition de la coordination (de la multiplicité).



[1] Gilles Deleuze / Felix Guattari, „Mai 68 n’a pas eu lieu“, in: G. Deleuze, Deux régimes de fous, Editions de Minuit, Paris, 2003, p. 215-217, ici: p. 216.