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04 2006

Production de savoirs et nouvelles formes d’action politique

L’expérience des Intermittents en France

Antonella Corsani

Producción de saberes y nuevas formas de acción política

Dans le livre La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement1, Philippe Pignarre et Isabelle Stengers proposent une lecture du capitalisme comme d’un ensorcellement, un système de fabrication d’alternatives infernales. Et ils écrivent: "Nous nommerons 'alternatives infernales' l’ensemble de ces situations qui ne semblent laisser d’autres choix que la résignation ou une dénonciation qui sonne un peu creux, comme marquée d’impuissance, parce qu’elle ne donne aucune prise, parce qu’elle revient toujours au même: c’est tout 'le système' qui devrait être détruit".

Voyons quelques exemples d’alternatives infernales: soit moins de droits sociaux soit plus de chômeurs; soit moins de salaires, soit plus de délocalisations; soit moins d’immigrés, soit une catastrophe sociale et la montée de la droite; soit les OGM, soit la perte de compétitivité de l’agriculture européenne, soit les brevets, soit pas de recherche. Et c’est dans ces alternatives infernales que nous sommes pris, capturés, envoûtés, et nous sommes paralysés car nous sommes mis face au corollaire des alternatives infernales: "il faut bien!".

L’idéologie fataliste que véhicule le discours néolibéral étend son emprise immobilisante à travers le discours économique. Aucun discours "scientifique" ne connaît de pareille diffusion dans la vie quotidienne de tous. La prétendue loi de l’offre et de la demande semble désormais inscrite dans les gènes humains. Fabrique des alternatives infernales, le discours économique est en première page dans la presse, présent dans tout journal télévisé. Le vieil adagio malthusien revient: il y a TROP.
Si les progrès techniques ont repoussé la crise que Malthus préfigurait en analysant la dynamique démographique par rapport à la progression de la capacité productive agricole, ces mêmes progrès laissent apparaître maintenant un trop d’inactifs, trop de chômeurs. Et on aura vite oublié que la catégorie chômage est une invention de l’histoire et ce fut par l’invention du salariat2.

Un double processus caractérise les économies occidentales et implique également les économies de l’Est et du Sud: une salarisation croissante et, en même temps, une flexibilisation des emplois avec, comme conséquence, une précarisation des conditions de vie, une paupérisation à l’intérieur même du salariat. Le travail salarié tout en s’imposant à tous est loin d’être cette garantie d’accès à un niveau de vie décent. La progression du salariat partout dans le monde accélère le glissement dont parlait Ivan Illich, de la pauvreté vers la pauvreté moderne, faite de dépendances croissantes, et de dépendance avant tout du salariat et de ses institutions.

De ce double processus de salarisation et de flexibilisation émerge une multiplicité d’ "anormaux économiques": les inemployables, les assistées, les inactifs, les handicapés, les sans qualités = sans diplômes professionnalisant, les inaptes, les vieux, les malades, les chômeurs, les précaires, les étudiants, les chercheurs qui ne trouvent pas de savoirs à vendre sur le marché des connaissances, les faux artistes ou les artistes sans titres, les immigrés avec ou sans papiers, les travailleurs du sexe. Une masse qui ne constitue pas un espace lisse, mais un espace strié, façonné par des relations complexes de genre, sexe, race, ethnie, age, etc. Il s’agit d’autant de singularités hétérogènes qui ne répondent pas, et chacune à sa manière, à l’injonction "il faut être un bon travailleur capable", il s’agit de ce que l’on pourrait nommer, en paraphrasant Judith Butler, les "ratés économiques".
Comment déplacer les savoirs dominants qui stigmatisent les "ratés", les "anormaux économiques» et les classent dans la catégorie du "surnuméraire"?

Trop, trop nombreux sont les intermittents du spectacle, dit le patronat français, trop nombreux sont les intermittents, répètent certains syndicats de salariés, trop d’intermittents disent les experts, trop d’intermittents, trop de compagnies de théâtre ajoutent les politiques. Et c’est la réaction à la gestion politique d’un trop qui a donné naissance en juillet 2003 à un mouvement social de grande envergure et de grande portée, aussi par sa durée, mais encore plus par les formes qu’il s’est donné.

Qu’est-ce que un intermittent du spectacle? "Fabriquant du sensible", un intermittent du spectacle est un salarié à l’emploi discontinu, aux employeurs multiples, aux rémunérations variables suivant les projets et les employeurs. Depuis les années 60, ces salariés "pas comme les autres" ont bénéficié d’un régime d’indemnisation chômage d’ "exception", en ce sens, que la souplesse relative des conditions d’ouverture des droits à l’indemnisation chômage permettait d’assurer à un nombre croissants de personnes la continuité du revenu en situation de discontinuité radicale de l’emploi.

Ce "nombre croissant" est conçu par le pouvoir (étatique, mais aussi par le patronat, comme par certains syndicats de salariés) comme du "surnuméraire", un nombre qui excèderait l’équilibre "normal" de marché entre l’offre et la demande de biens culturels, (mais il faudrait déjà plutôt parler de biens de l’industrie du spectaculaire). Une vision confortée par les producteurs des "vérités économiques". Le «surnuméraire" a un coût: le déficit des caisses d’assurance chômage.

La remise en cause de leur régime spécifique d’indemnisation chômage pesait déjà en 2002 comme une menace réelle, mais ce n’est qu’à la signature du protocole de reforme, qu’un mouvement de grande envergure est né. Sa force repose dans sa durée –il est toujours là, en lutte- et dans le fait d’avoir pris une forme organisationnelle, la coordination, fort éloignée des structures organisationnelles hiérarchisées3. Sa force repose aussi dans le fait d’avoir fait les comptes avec les subjectivités multiples qui le composent.

Loin de constituer une homogénéité du point de vue des métiers, des compétences, des pratiques de travail, l’intermittence recouvre un champ aussi vaste, allant du machiniste à l’auteur compositeur, du réalisateur à l’administrateur, etc. Les modes d’existence, les trajectoires de vie, les pratiques de travail, les sensibilités, les subjectivités impliquées dans le processus de fabrication de biens "culturels" sont hétérogènes. Ce qui fait que la constitution d’un nous ne se donne pas, elle est justement une construction problématique et passionnante.

Plus que comme imbrication des temps de vie et des temps de travail, l’intermittence peut être pensée comme "zone de frontière" entre l’emploi et le chômage. Un lieu au-delà de l’emploi et du chômage d’où interroger tant le sens que les contenus du travail. Une zone de frontière comme espace d’expérimentation de formes de vie qui s’alimentent de l’hybridation des espaces-temps dedans/dehors l’emploi4. Surnuméraire est alors l’expression d’une fuite d’un travail "normé", dont les contenus et le sens nous apparaissent de moins en moins évidents, vers des "zones de frontières". Car il ne s’agit pas seulement d’une fuite du salariat, mais aussi de l’engagement dans la recherche de "sens", de l’engagement dans un devenir autre de soi et de ce que l’on fabrique.

Mais l’histoire du mouvement des intermittents est aussi celle d’une "expertise" permanente, qui sollicite une réflexion sur la politique des savoirs et pose la relation savoirs minoritaires / savoirs majoritaires comme problème5.

Cette expérience de mouvement constitue, en quelque sorte, le lieu d’un agencement singulier de la problématique des "savoirs minoritaires", ou bien de la politique des savoirs, et d’une lutte pour les droits sociaux, mais aussi le lieu d’émergence de désirs de réinventer les espaces-temps multiples de la vie.

Cet agencement passe par la démarche tout à fait particulière que prend ce mouvement dès les premiers jours de sa constitution. Pour essayer de synthétiser en quelques mots cette démarche, je reprends deux titres majeurs de leurs initiatives: "Nous avons lu le protocole", "Nous avons une proposition à vous faire".

Le protocole de réforme est lu collectivement, comme le seront par la suite tous les rapports des "experts", et est confronté aux "pratiques d’emploi" et "aux pratiques de travail" des uns et des autres pour en mesurer les conséquences de l’application. Le savoir-vérité institué qui fait la loi est confronté aux savoirs de ceux sur qui cette loi est censée agir. C’est par un processus de mise en commun des expériences et des compétences du plus grand nombre, que le protocole de réforme est critiqué non seulement pour les inégalités de traitement qu’il engendre et les exclusions qu’il produit, mais aussi pour son inadéquation aux pratiques d’emploi et de travail concrètes et fort hétérogènes dont les concernés ont la connaissance acquise par leur vécu. Non moindre, un résultat déconcertant: la réforme n’induit pas les économies espérées qui l’ont justifiée.

Ce qui est alors dévoilé est le sens politique des réformes économiques portées au titre de "il faut bien": opérer une refondation de la politique sociale. Il ne s'agit plus de dispositifs de transferts de revenus, de dispositifs de socialisation du salaire et donc de redistribution, mais de dispositifs de capitalisation, suivant un principe d'assurance individuelle. Créer les conditions d'existence du marché, le marché en tant que régulateur économique et social.

L'ancien système d'indemnisation, limitant l'aléa inhérent à des pratiques d'emploi discontinues et assurant une certaine continuité de revenu sur l'année, constituait un outil puissant pour que la flexibilité soit réappropriée comme mobilité choisie, il constituait un outil de résistance aux processus de dévalorisation du travail et de paupérisation des travailleurs, mais aussi, libérait de l’emprise de l’emploi ouvrant ainsi d’autres possibles, d’autres fabriques du sensible et aussi d’autres temporalités de la vie: jeter la montre, retrouver le temps.6

L’expérience de l’ "expertise" au sein du mouvement des intermittents est d’une grande richesse et elle a permis de déplacer le combat sur le terrain même de la production du savoir – pouvoir, sur ce que Foucault appelait les "régimes de vérité". Isabelle Stengers soulignait l’apport spécifique de ce mouvement: il ne s’agit pas seulement de s’être emparé de l’expertise, c’est d’avoir dévoilé la logique des réformes imposées au nom de "vous êtes trop nombreux, il faut bien". Les intermittents ont dévoilé la logique comptable qui fonde les politiques néolibérales: fabriquer les déficits et utiliser les populations comme variable d’ajustement. Il apparaît alors que "le sens du 'il faut bien' […] renvoie non à une nécessité que tous devraient reconnaître, mais plutôt à une opération globale de réagencement des relations entre Etat et Capitalisme"7.

"Nous avons une proposition à vous faire" c’est le deuxième moment, la deuxième étape de l’ "expertise": il ne s’agit pas seulement de dire "non" à la réforme, ce n’est pas la défense conservatrice du passé, c’est l’occasion d’élaborer un "Nouveau Modèle" d’indemnisation chômage pour les salariés à l’emploi discontinu à partir d’une représentation construite collectivement des "conditions nécessaires" pour que des pratiques de travail et d’autres formes de vie – soustraites aux contraintes de la flexibilité de l’emploi – soient possibles. Loin de prétendre à son universalité, le "Nouveau Modèle" se veut une "base ouverte", appropriable, adaptable suivant des critères "locaux" propres aux différentes pratiques.

La bataille pour les droits sociaux, prend ici le sens d’une bataille pour protéger, voir pour élargir, cette zone de frontière entre l’emploi et le chômage qu’est l’intermittence. Le Nouveau Modèle opère un déplacement de la logique binaire emploi-chômage. Il ne préfigure ni un tout dedans (emploi permanent) ni un tout dehors (une allocation universelle). Il se veut de garantir les conditions pour pouvoir "faire" et faire autre chose, et autrement. Il déplace la centralité du travail et à fortiori du travail salarié, sans prétendre anéantir le salariat tout en le déstabilisant au point qu’il ne puisse plus être la "norme" qui s’impose à tous. Le Nouveau Modèle articule un revenu d’activité et un revenu social pensée non pas dans une logique assurancielle individuelle mais mutualiste et non assistencielle. Il utilise le "dedans" (les institutions culturelles et de marché), et le "dehors" (lieux d’expérimentation en dehors de ces mêmes structures normalisantes de l’esthétique et des contenus culturels). En d’autres termes, ce Nouveau Modèle se configure comme "condition nécessaire" pour pouvoir "faire", et "faire autrement" aussi bien des créations artistiques que sa propre vie soustraite aux temps de l’emploi et aux caprices du marché, à la loi du capital. Il se préfigure comme éventail assez large pour que chacun puisse choisir ses formes de mobilité et ses pratiques de l’activité.

Des chercheurs, et moi parmi eux, avons rejoint le mouvement. Nous n’avons pas porté l’idée de l’expertise collective, elle était là, constitutive du mouvement. Le travail d’enquête que nous avons par la suite mené, pour et avec les intermittents, en tant que chercheurs universitaires, s’inscrit dans la suite et comme suite d’une expertise collective déjà commencée.
Et ce n’est certainement pas la figure que l’on pourrait définir avec Foucault de l’intellectuel universel, "un maître de vérité et de justice […] représentant de l’universel" qui pourrait définir notre présence dans le mouvement. En tant que chercheurs il y a quelque chose qui "nous tient ensemble" avec les intermittents du spectacle, ce quelque chose a en partie à voir avec les "zones de frontières" (entre un contrat et un autre pour ce qui est des chercheurs précaires, entre l’enseignement et la recherche pour les statutaires, mais plus encore, entre les disciplines, entre les murs clos des universités et leur dehors) mais avant tout, c’est le fait que les pratiques de production de savoir expérimentées par les intermittents nous questionnent directement en tant que fabricants de "savoirs", professionnels de l’université, et notamment dans le domaine des sciences sociales. Et c’est dans l’expérience de la co-production que nos pratiques se transforment, que nos catégories se métamorphosent, que nos schémas interprétatifs se muent.
Ce qui nous tient ensemble c’est aussi le fait de savoir qu’échapper à la précarité, bénéficier d’une garantie de revenu, n’est pas la garantie que nous puissions "faire" et "faire autrement", qu’il faut encore des outils, de production et de diffusion. Mais encore plus, ce qui nous tient ensemble c’est aussi le fait que nous sommes tous, et chacun à sa manière, producteurs de savoirs, de symboles, d’informations, de relations, de culture. Que nous ne sommes pas dans un dehors, dans un espace d’exception, mais bien au cœur du capitalisme contemporain, que nous pouvons ainsi être co-producteur de la culture que nous contestons, faire partie du même système de pouvoir.
En tant qu’intellectuels engagés, nous savions pertinemment que les masses n’ont pas besoin des intellectuels pour savoir. Elles savent et elles le disent fort et haut, "mais il existe un système de pouvoir qui barre, interdit, invalide ce discours et se savoir […] Le rôle de l’intellectuel – écrivait Foucault- n’est plus de se placer 'un peu en avant ou un peu à côté' pour dire la vérité muette de tous; c’est plutôt de lutter contre les formes de pouvoir là où il en est à la fois l’objet et l’instrument: dans l’ordre du 'savoir', de la 'vérité', de la 'conscience', du 'discours'."8

Foucault parlait d’ "intellectuel spécifique" en opposition à la figure de l’intellectuel universel, pour rendre compte d’ "un nouveau mode de liaison entre la théorie et la pratique"9. Mais dans l’expérience qui est la nôtre, le nouveau mode se définit aussi par les figures impliquées: ce que l’on pourrait appeler avec Foucault les intellectuels spécifiques et les "concernés". Loin d’être un acquis, la production de "liens transversaux de savoir à savoir" entre "intellectuels spécifiques" et "concernés", en tant qu’experts – au sens de "ceux qui ont l’expérience» – est un défi quotidien: éloigner le risque tant du retour de la figure de l’ "expert agréé", pire, de l’ "intellectuel universel" que celui de l’idéologisation romantique des minorités ou des "concernés".
Le risque est toujours présent de tomber dans une approche romantique, naturalisant/essentialiste des "concernés" et idéalisante du savoir dont ils seraient porteur, une sorte d’idéalisation d’un savoir qui serait "pur", "ingénu", "nu", "indépendant", comme si ces savoirs n’étaient pas déjà traversés par des représentations et des visions, comme si le voir ne demandait pas d’ apprendre à voir , et d’ "apprendre à voir avec l’autre sans prétendre de voir à sa place"10.
Dans une perspective critique du savoir hégémonique et de sa prétendue objectivité, le risque est grand de tomber dans un relativisme absolu ou bien dans une position qui, en idéalisant le savoir des concernés, finit par tomber dans une approche suivant laquelle seule l’identité produirait la science.

C'est aux épistémologues, aux scientifiques et aux philosophes féministes d’avoir posé l’objectivité et l’universalité du savoir comme problème, d’avoir démontré aussi que ce n’est pas l’identité qui produit la science, mais bien plutôt le positionnement critique.

"L’objectivité féministe – écrivait Donna Haraway – signifie tout simplement savoirs situés"."L'objectivité féministe a à voir avec des localisations circonscrites et des savoirs situés, pas avec la transcendance et la scission sujet/objet. Elle nous permet d'apprendre à répondre de ce que nous apprenons à voir" […] "J'écris – ajoute Donna Haraway – pour soutenir des politiques et des épistémologies liées à un lieu, à un positionnement, à une collocation, où la partialité est la condition pour que nos propositions de savoir rationnel soient entendues"

L'objectivité comme pratique qui privilégie la contestation, la déconstruction, la construction passionnée, réseaux de relations qui couvrent le monde et qui incluent l'habilité de traduire partiellement les connaissances entre communautés très différentes et différenciées en termes de pouvoir.

Car l’impossibilité de recomposition d’un sujet "universel", où d’une figure paradigmatique (le précaire, le travailleur cognitif, par exemple), l’impossibilité de totaliser la critique, "n’implique pas –comme le souligne Beatriz Preciado– l’impossibilité d’une alliance locale des multiplicités; bien au contraire, une alliance mineure n’existe que dans la multiplicité de l’énonciation, comme coupe transversale des différences […] Il s’agit –ajoute-elle– d’inventer des 'politiques relationnelles', des stratégies d’intersectionnalité politique qui défient les espaces de 'croisement des oppressions'." La politique des savoirs situés peut alors être pensée comme "politique des savoirs qui connecte des différences, qui établit des alliances rhizomatiques dans la discontinuité et non pas dans le consensus, une politique faite de 'réseaux de positionnements différentiels'", suivant les termes de Chela Sandoval11. "Fabriquer une intelligence de l’hétérogène en tant qu’hétérogène, où chaque terme est l’occasion pour l’autre d’expérimenter sa position un peu autrement."12

C’est ce que nous avons expérimenté dans cette expérience locale, ce qui nous a permis de produire un savoir qui ne sera jamais que partiel, et par sa partialité, objectif.

Nous n’avons pas découvert une "vérité", mais dévoilé les règles par lesquelles les savoirs qui instituent la loi, dans leur partialité, peuvent s’ériger à vérité. Nous avons déconstruit dans un point l’idéologie fataliste.

L’expérience de co-production tient en cela, dans cette construction d’universalité concrète locale. Elle a impliqué la confrontation entre points de vue pluriels, mais aussi la mobilisation de compétences multiples et singulières. Il s’est agit d’inventer un outil de production de savoir partageable. Il n’y a pas de brevet du fabriquant, mais il n’est pas exportable car il est construit dans un pli d’une histoire institutionnelle et politique locale, il doit être plutôt pensé comme "base ouverte".

La dimension politique de ce mouvement se mesure moins par ce qu’il a gagné ou pas à court terme, que par les déplacements qu’il a opéré et par les métamorphoses que l’expérience collective a produit en chacun.

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1 Philippe Pignarre & Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, La Découverte, 2005

2 "Loin d’être une forme naturelle que seuls les progrès de la science, économique et sociale, auraient permis -tardivement de découvrir, le chômage est, au contraire, une catégorie historique et sociale, susceptible à ce titre de transformations plus ou moins étendues" Robert Salais, "La flexibilité économique et la catégorie 'chômeurs': quelques enseignements de l'histoire", in: Les sans-emploi et la loi hier et aujourd'hui, Calligrammes, 1988.

3 A la différence d’autres organisations nées dans les années 1990 et 2000, et qui n’ont pas une structure hiérarchique, la coordination n’a pas non plus de porte-parole, toute personne peut l’être.

4 Dans le numéro 17 de la revue Multitudes, nous avons consacré un dossier à "L’intermittence dans tous ses états"

5 Un dossier du n. 20 de la revue Multitudes a été consacré à la question de l’expertise.

6 Dans Tools for conviviality (1973), Ivan Illich écrivait: "L’usage de la montre se généralisa et, avec lui, l’idée du 'manque' de temps. Le temps devint de l’argent: j’ai gagné du temps, il me reste du temps, comment vais-je le dépenser?",

7 "Le défi de la production de l’intelligence collective" Entretien réalisé par Andrée Bergeron, in: Multitudes, n. 20, 2005

8 Michel Foucault et Gilles Deleuze, „Les intellectuels et le pouvoir“, in: G. Deleuze, L’Ile déserte et autres textes, Editions de Minuit, 2002, p. 290

9 "La fonction politique de l’intellectuel", in: Dits et Ecrits II, 1976-1988, p. 109

10 Situated Knowledges. „The Science Question in Feminism“ (1991), http://www.hsph.harvard.edu/rt21/concepts/HARAWAY.html

11 Methodology of the Oppressed, University of Minnesota Press, 2000

12 Ph. Pignarre, I. Stengers, op.cit, p. 152