04 2004
La reconquête de la subjectivité. Cokerie Zollverein | Art contemporain et Critique
Traduit par Julie Bingen
Les antipathiques années 1990
Les années 1990 engendrèrent une série de phénomènes antipathiques dont les descendants déterminent le millénaire. L'effondrement du socialisme d'Etat laissa libre cours à la globalisation, c'est du moins ce que prétend le récit néolibéral. La réunification germano-allemande de 1990 passe pour le modèle universel de la globalisation en miniature. La RDA, représentative de l'orientation socialiste de l'Europe de l'Est, a été stigmatisée comme impasse de l'époque moderne et reconçue politiquement, socialement et culturellement. L'Ouest, qui disposait apparemment de la supériorité du concept économique, s'appropria la souveraineté de l'interprétation dans toutes les questions sociales. Grâce au FMI, à l'OMC et à Guggenheim, le principe de reproduction s'imposa à l'échelle globale. L'exode du capital au-delà des frontières nationales engendra un "Etat supranational du Capital" (André Gorz), un Etat sans territoire qui influe de l'extérieur sur l'Etat national tout en se soustrayant lui-même au contrôle politique.
Le marché de l'art, en crise depuis la fin des années 1980, se rétablit au milieu des années 1990 grâce aux milliards de la Nouvelle Economie fraîchement gagnés sur les places boursières internationales et insuffla à des médias que l'on disait morts, comme la peinture, une nouvelle vie, parce qu'ils reproduisent au mieux la forme de marchandise que peut prendre l'art. Toute pratique artistique critique collective, qui se développait en opposition aux institutions et en marge de leur activité et avait conquis de manière passagère un pouvoir de discours, fut progressivement refoulée pour laisser la place au modèle éprouvé selon lequel la pratique artistique se produit dans l'individu. Les directeurs-artistes à la Matthew Barney sont ceux qui profitent de cette évolution. Le phénomène le plus désagréable parmi les phénotypes de la fin des années '90 est le sujet artiste qui puise en lui-même et qui comme toujours présente une corbeille de fruits esthétique servant au profit de distinction bourgeois. D'anciens médias et genres épuisés - selon l'évidence de l'évolution historique -, tels que la peinture, la sculpture et le dessin, qui avaient été déclarés obsolètes par une jeune génération politisée, connaissent depuis le milieu des années 1990 une conjoncture qui persiste jusqu'à aujourd'hui. La photographie et l'art vidéo se sont élevés au rang d'ersatz dans l'air du temps de la peinture; ils dominent les foires artistiques et les grandes expositions. Ironiquement, c'est le succès des valeurs high-tech sur les marchés boursiers qui éperonna le succès des anciens médias, qui dominèrent aussi bien la documenta X que les Biennales de Venise de 1999 et 2001 avec une insistance que l'on croyait impossible. C'est avec une grande amertume que l'on pense au fait que Catherine David illustra précisément son discours critique pour la documenta de 1997 avec une overdose de travaux photographiques. Mais la Documenta11 d'Okwui Enwezor, qui intégra les arts plastiques dans un large discours entre postcolonialisme et globalisation, ne s'est pas non plus passée des cabinets vidéo.
Lieu de production pour l'art contemporain et la critique
La Cokerie Zollverein | Art contemporain et Critique à Essen était un projet artistique qui développa à partir de 2001-2003, pour une durée totale de cinq ans, une présentation de production pour la transformation de la société du travail en société du savoir. A la demande, fin 2000, de la "Stiftung Industriedenkmalpflege und Geschichtskultur" (Fondation pour l'entretien des monuments industriels et la culture de l'histoire) établie à Dortmund, Florian Waldvogel, qui conçut avec l'auteur du présent texte le programme de la Cokerie Zollverein, rédigea sur la recommandation de Kasper König une expertise portant sur l'établissement d'un centre d'art contemporain sur l'ancien terrain industriel. En 2001 furent montrés, dans les expositions partielles Travail, Loisirs et Peur, les travaux de 26 artistes internationaux qui devaient initier de nouveaux processus de communication sociaux. L'exposition, qui dévoilait également en trois étapes l'histoire de sa création, s'accompagna de débats publics sur les thèmes de la "culture de l'histoire", de la "Voie de Bitterfeld"[1], du "revenu d'existence" et de l' "extrême droite". Le projet annuel 2002, Campus, aborda une autre question sociopolitique explosive: la politique en matière d'éducation et la production du savoir. Avec le projet annuel 2003 La Ville ouverte: Modèles d'utilisation, des projets artistiques et discursifs étudièrent la "sphère publique" et les lieux de sa formation et de son fonctionnement. Le terrain de l'ancien site industriel de la Cokerie Zollverein j'hésite quand même pour la majuscule de "cokerie"; ici, on parle simplement du site… convenait de manière idéale, en raison de son histoire et de sa signification évidente pour une réutilisation tournée vers l'avenir, à un projet au centre duquel se trouvait le développement de nouvelles voies et de nouveaux modèles de transmission du savoir, de la responsabilité politique et de la subjectivité.
La cokerie Zollverein fut construite entre 1959 et 1961 et resta en activité jusque 1993. Les plans des architectes du Bauhaus Fritz Schupp et Martin Kremmer donnèrent naissance à une architecture marquante tant sur le plan technique que créatif: formes cubiques et constructions à colombages d'acier se combinent en une synthèse sobre et imposante. La cokerie Zollverein comptait parmi les sites les plus modernes d'Europe. Jusqu'à 1000 personnes travaillaient sur la batterie de four à coke, qui faisait 600 mètres de long et comptait 304 fourneaux. Elles produisaient quotidiennement, du "côté noir", comme on l'appelait, 8.600 tonnes de coke pour l'industrie de l'acier à partir de 10.000 tonnes de charbon. Les sous-produits tels que benzène brut, le goudron et l'ammoniac étaient transformés du "côté blanc". La cokerie dû fermer ses portes en 1993 parce que, d'une part, l'industrie de l'acier entrait en crise et la demande de coke ne cessait de baisser et parce que, d'autre part, la production de coke devenait trop chère. L'ensemble du site est inscrit depuis décembre 2001 au patrimoine culturel mondial de l'UNESCO.
Le concept du projet Cokerie Zollverein | Art contemporain et Critique, qui devait s'étaler à l'origine jusqu'en 2005, prévoyait de créer un lieu de production où les arts plastiques aborderaient - en tenant compte de l'histoire sociale et de l'histoire de l'industrie - des questions de société. Les programmes annuels ne devaient pas seulement être à chaque fois placés sous un thème principal mais également produire chaque fois un modèle de présentation et de transmission différent, c'est-à-dire adéquat.
Pratique théorique
La pratique de la critique - que ce soit dans le domaine sociopolitique ou artistique - a fortement diminué depuis les années 1980. Le projet Cokerie Zollverein | Art contemporain et Critique ne considère pas la pratique critique comme pourvoyeuse de légitimité pour un nouveau lieu où les insatisfaits et les marginalisés notoires obtiendraient un pouvoir de parole. Foucault a exposé un concept de critique qui est appliqué à l'analyse du pouvoir et à ses mécanismes de contrôle social tout en se méfiant hautement de lui-même. Car là où la critique se rigidifie et devient instrumentale, elle bascule dans l'autodisciplination.
On pourrait également se référer à Adorno et en particulier à ses écrits politiques tardifs, dans lesquels il analyse les effets dévastateurs d'une tabouisation de la critique politique en Allemagne depuis la fondation de l'empire en 1871. Selon Adorno, le refus de la critique en Allemagne se nourrit d'un esprit militariste agressif, institutionnellement ancré, qui entend dominer les domaines civils de la société. Adorno y oppose un concept de responsabilité politique dont le moteur serait la critique politique.
L'observation de l'histoire de la contre-culture depuis les années 1960 révèle que, pour la génération qui succéda aux mouvements sociaux de la fin des années 1970, se posa au début des années 1980 un grand problème de distinction entre théorie et pratique: un modèle théorique englobant les intérêts pratiques atomisés ne pouvait être construit. Ce qui eu pour conséquence une dépolitisation de la culture de la jeunesse et de la vie politique de manière générale. Qu'est-ce que la publicité politique aujourd'hui? Et où se produit-elle? La culture pop a masqué de plus en plus la question de la publicité politique, elle l'a soumise à elle et asservie visuellement. On observe une forme rampante d'analphabétisation politique dans la société. Le projet global Cokerie Zollverein | Art contemporain et Critique essaya au contraire de ne pas réduire à une matrice théorique ce qui apparaît comme pratique - que ce soient des manifestations politiques, des expositions, des ateliers de hip hop ou des séminaires de culture jamming - mais de les étendre à une pratique critique de la vision, de la pensée et de l'action.
Analyse, contre-modèle, économie d'attention
L'analyse n'inclut pas nécessairement la réponse exhaustive à la question posée, l'analyse peut également s'arrêter à un point où le projet trouve la réponse sur place. Au sein de notre culture d'images dictée par la forme de marchandise, il est difficile de rendre des contre-modèles ne serait-ce qu'imaginables. Notre vision et notre pensée sont à ce point colonisées que la suppression de cette détermination hétéronome exige un certain effort. Pour l'approche critique de formes de savoir visuelles autant que textuelles, la Cokerie Zollverein | Art contemporain et Critique offrait une possibilité de présentation pour la production de savoir.
La possibilité est donnée d'atteindre, dans certaines circonstances, à l'aide d'un projet politique glissé dans le champ culturel, une plus haute attention que directement dans le champ politique. Le fait que cette pratique ait entraîné des incorporations dans l'entreprise culturelle, que des militants politiques soient devenus des "polit-artistes", qu'ils aient ainsi été réduits à un concept stylistique, est un dilemme historique dont il faut tirer des conséquences. Rétrospectivement, la tentative d'adapter rigoureusement la forme du postulat politique, à savoir la pratique politique, à un idéal semble idéologiquement surchargée. Il est tout aussi légitime de s'infiltrer dans des champs politiques pour y agir que de tenter de créer, dans le champ culturel, une situation ou une réalité capable de produire une publicité critique. Ne pas se servir d'une des deux approches contre l'autre mais les appliquer plutôt l'une à l'autre est une première conséquence du dilemme entre théorie et pratique.
Intervenir dans la réalité
La Cokerie Zollverein | Art contemporain et Critique se définissait comme un lieu de production où la théorie et la pratique s'enchaînaient avec une mission de reconquête de la subjectivité marquée d'une responsabilité socio-créatrice. La nouvelle construction du sujet en circuit informatique de la Nouvelle Economie devait être remise en question, la transformation de la communication en un service brisée, des alternatives à l'industrie des contenus formulées. La pratique critique de l'art et de sa transmission était ici une méthode déterminée par une mise à jour historique et une recombinaison en fonction de l'actualité pour mettre en évidence les rapports entre pratique politique et représentation culturelle et, selon l'expression de Toni Negri, pour intervenir dans la réalité.
Le 31 décembre 2003, après trois ans, il fut subitement mis un terme au projet artistique Cokerie Zollverein | Art contemporain et Critique, pourtant prévu pour cinq ans selon le contrat. Malgré l'aide fournie pour le programme annuel 2004 "Rampe" par la Fondation culturelle fédérale, il n'est pas donné de suite au projet global. L'organisme responsable - la Fondation pour l'entretien des monuments industriels et la culture de l'histoire - résilia les contrats des collaborateurs à la fin 2003. La raison invoquée était une directive du Ministère de l'Urbanisme et du Logement, de la Culture et des Sports du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie, qui prévoyait une coordination générale de tous les projets au Zollverein par la Société de développement Zollverein ("Entwicklungsgesellschaft Zollverein" - EGZ) à partir de 2004. Les négociations au sujet d'un cofinancement du projet "Art contemporain et Critique" par l'EGZ échouèrent.
C'est
entendu: comme toujours, les pertes sont socialisées et
les profits privatisés.
[1] La notion de "Bitterfelder Weg" (la Voie de Bitterfeld) se réfère à un programme politico-culturel, propagé en RDA à partir de 1959, qui avait pour but de surmonter "la séparation de l'art et de la vie" et "l'aliénation entre les artistes et le peuple" (NdT).