04 2004
Possibilité, art et déviation démocratique. Le Rooseum comme Kunsthalle régionale dans une petite ville suédoise
Traduit par Yasemin Vaudable
"La chute du parti communiste
soviétique et la domination sans voiles à l'échelle
planétaire de l'Etat démocratico-capitaliste ont éliminé
les deux obstacles idéologiques majeurs qui s'opposaient
à toute reprise d'une philosophie politique digne de
notre temps: le stalinisme d'une part, le progressisme
et l'Etat de droit de l'autre. La pensée se trouve ainsi,
aujourd'hui, pour la première fois confrontée à sa tâche
sans aucune illusion et sans aucun alibi possible."
(Giorgio Agamben, Notes sur la politique, in: id., Moyens
sans fins, Rivages 1995, p. 121)
Agamben décrit de la manière la plus claire qui soit la situation dans laquelle nous travaillons. Nous perdons de plus en plus nos illusions face à la façon anachronique dont la société d'aujourd'hui s'est décidée à surmonter ses oppositions et à trouver suffisamment de consensus pour continuer dans cette même voie. Nous n'avons pas d'autre choix que de concevoir le socialisme comme un échec, nous ne pouvons reconnaître la socio-démocratie que comme le compromis rompu, qu'elle est de toute manière, et nous ne nous plions au capitalisme global démocratique qu'en tant que dernière idée qui nous reste. En contrepartie, les évangélistes néo-conservateurs font tout pour tirer profit de ce moment (qui sera bref, espérons-le).
La question soulevée par la citation d'introduction d'Agamben est de savoir, où et comment la théorie peut assumer sa tâche de créer une philosophie politique renouvelée. Pour ce qui est du champ de l'art moderne, l'ancienne politique de la gauche pourrait être imaginée comme une sorte d'univers de l'antimatière - se basant, de par sa familiarité, sur de nombreuses préoccupations artistiques mais mettant sans cesse en garde contre la destruction de sa liberté gardée avec soin. Les changements dans l'art moderne et même dans l'art très actuel oscillent entre le désir d'engagement social (et politique) et la passion de l'autonomie artistique - cependant, il s'est avéré que ni l'une ni l'autre de ces deux extrêmes n'existe. Institutions artistiques, musées et galeries n'étaient normalement rien d'autre que des lieux hébergeant ces activités. Par moments cependant, ces lieux, où l'art élit domicile, sont devenus des moteurs créatifs d'une conception renouvelée des catégories des arts plastiques et du rôle d'artistes, de la question de savoir comment la culture visuelle peut modifier la conscience personnelle, voire même, le monde.
Si nous commençons à nous imaginer un avenir culturel controversé, il se pourrait que ce soit cette dernière possibilité, que nous devrions réanimer, même si nous reconnaissons qu'elle dépend d'un engagement collaboratif d'artistes "libres" au sein des institutions. C'est ce terrain difficile se situant entre intégration et autonomie ou entre préoccupations sociales et subjectivité, que nous avons tenté d'étudier au Rooseum durant les trois dernières années. Avec un succès différent selon les cas, nous avons tenté de développer des projets comme "In 2052 Malmö will no longer be Swedish", "Open Forum" et "the Future Archive", ainsi que des expositions comme "Intentional Communities", "Baltic Babel", "Superflex", "Creeping Revolution" et "Rooseum Universal Studios", ayant pour objectif fondamental la redéfinition du rôle de cette Kunsthalle régionale suédoise, et de son public. Bien entendu, le Rooseum n'est pas un lieu unique dans le cadre de cet objectif, mais il est tout de même relativement isolé. Son emplacement dans une petite ville d'un Etat traditionnellement socio-démocrate met à disposition un environnement spécifique dans lequel la réalité de l'engagement social hors du monde artistique peut être intensément testée.
Je suis conscient du fait que la revendication de privilèges au nom d'une institution artistique comporte des dangers; le danger, par exemple, que la tolérance de la culture par le capitalisme serve simplement de moyen de détourner la résistance d'activités plus adéquates. Toutefois, dans cette situation définie par Agamben comme "l'heure zéro" politique ou, par le philosophe slovène Slavoj Zizek comme "interdiction de penser" qui exclue toute pensée hors du capitalisme démocratique, je suis tout aussi guère sûr, si quelques-uns des canaux politiques oppositionnels, formels ou informels, ont un effet quelconque sur le système.
Finalement l'art n'est pas la même chose que la politique et ne peut pas être considéré comme action politique se servant d'autres moyens. Au contraire, il doit, pour citer Agamben, "prendre connaissance de sa propre mission sans aucune illusion". Je suis optimiste, et je pense qu'une telle mission peut être définie au sein d'institutions artistiques expérimentales, en faisant en sorte que le vaste champ de l'art contemporain soit utilisé comme espace ouvert et imaginatif pour l'expression d'aspirations individuelles et collectives qui n'ont pas de place ou qui ne peuvent même pas être réfléchies dans les discours politiques actuels. Bien sûr, il y a des artistes, des institutions publiques et des lieux organisés par des artistes eux-mêmes, tous placés nécessairement sous l'hégémonie économique du capitalisme, qui produisent de l'art et le font évoluer. Ils en ont toujours déjà fait partie, mais vraisemblablement, cette position inscrite est justement leur avantage. Ils se situent dans un rapport "intégré-autonome" au capitalisme tout comme à l'opposition politique ou aux mouvements sociaux - en qualité de complice, mais séparément, d'une façon qui définit tant la non-pertinence de l'art que son potentiel, sa possibilité de devenir, par des mots de Superflex, des outils de l'activité pensante et associative.
La notion de possibilité semble une notion essentielle de ce thème. Ce qui fait avancer nos idées au Rooseum, c'est le concept (et le défi) de créer cette possibilité pour des artistes, pour le public et peut-être aussi pour notre ville et ses habitants. Dans ce contexte, la notion de possibilité signifie simplement une condition de penser autrement ou de s'imaginer des choses autrement qu'elles ne le sont. La possibilité de créer n'est pas une position fixe, mais une condition incertaine et variable, constituée d'éléments spatiaux, temporels et relationnels. En d'autres termes, pour qu'il y ait possibilité, il faut qu'il y ait un lieu, un moment et un groupe de personnes - donc du "matériel", qui, inéluctablement, est entre les mains d'institutions artistiques publiques et qui dépend de leur potentiel de s'adresser à un spectre plus étendu de la société.
Dans le climat actuel, il existe peu de modèles exemplaires de cette création de possibilité. Il n'y a pas de formules claires qu'il faudrait suivre, bien que l'usage courant aujourd'hui, de termes tels que "laboratoires" et "usines" nous fassent penser à certains modèles de la science et de l'industrie. Je suis néanmoins plutôt incertain, quant à ces notions, étant donné qu'elles semblent exclure la position du public de visiteurs - car ni les laboratoires ni les usines ne sont, par définition, des lieux de productions publiques. Afin d'exploiter au mieux l'institution, nous devons établir un équilibre entre le besoin d'expérience non-publique et la discussion publique, surtout étant donné le fait que le nombre de forums d'intervention générale diminue en raison de la privatisation de l'espace publique. L'art et ses institutions doivent se mouvoir dans une autre direction, s'ils veulent jouer le rôle de forums d'imagination politique.
Si aujourd'hui une institution artistique dispose du potentiel de devenir un tel lieu, elle doit commencer à définir ses acteurs sociaux constituants de manière plus complexe qu'en tant qu'artistes, curateurs et spectateurs, et à développer de nouvelles formes d'échange entre ces derniers. J'aimerais m'imaginer le Rooseum et autres établissements similaires comme "lieux de déviation démocratique" où tous les participants apporteraient des idées qui se situeraient au-delà de ce que Zizek a défini comme "interdiction de penser", et où des thèmes spécifiques sont ouverts à la discussion sur une durée plus longue que celle d'une seule exposition. La mission de l'institution serait alors de se transformer dans une certaine mesure, de devenir un lieu de communication claire de ses propres préoccupations, afin d'encourager l'art à "prendre connaissance de sa propre mission" ou à penser au-delà du capitalisme des marchés libres. Cela devrait être suivi d'une disponibilité à accepter des propositions artistiques ainsi que d'invitations directes et de générosité dans les dialogues qui en résulteraient. La production d'espace et de temps et l'acceptation d'approches pouvant engendrer le plus grand retentissement, ne peuvent être rendues possibles qu'à travers l'engagement total dans de tels processus.
La mise en oeuvre pratique d'une telle approche est naturellement toujours décevante, quelque part. La réalité ne peut jamais correspondre à la rhétorique, cela ne signifiant néanmoins pas que la rhétorique même ne soit pas nécessaire ou qu'elle ne puisse pas inspirer des projets vraiment plus ambitieux et plus réfléchis dans les conditions spécifiques d'une Kunsthalle réelle. Je crois qu'au Rooseum, quelques projets ont frôlé de près des moments d'une véritable possibilité ou d'une véritable déviation démocratique. Une description sous forme textuelle est naturellement inadéquate, mais elle peut donner une impression de ce à quoi nous sommes parvenus au terme des dernières années de travail. En 2001, je décrivis la nouvelle mission du Rooseum comme suit:
"Quel est le sens d'une institution artistique comme le Rooseum? On est tenté de dire 'd'offrir espoir, foi et charité en des temps difficiles', mais cela est trop simple. Il y a quelque temps, les institutions artistiques semblaient se sentir confinées au mot déterminant "art", et à ses significations courantes. Aujourd'hui la notion "d'art" pourrait commencer à décrire l'espace de l'expérimentation, de la remise en question et de la découverte au sein de la société, jadis parfois occupé par la religion, la science et la philosophie. Il est devenu un espace actif au lieu d'un espace de l'observation passive. C'est pourquoi les institutions qui soutiennent un tel espace doivent être en partie un centre communautaire, en partie un laboratoire et en partie une académie, avec un besoin moins prononcé de remplir la fonction d'antan qui était celle de l'exposition. Tenant compte des conséquences de notre politique extrême de marché libre, elles doivent aussi être directement politiques. Sont ici secondaires, les questions de savoir si des institutions auront, chacune de leur côté, le courage de trouver leur propre équilibre dans ce mélange, ou si elles suivront les anciens modèles-centre-périphérie, et si les organismes de financement pourront être convaincus de se défaire la justification touristique d'institutions artistiques au profit d'une pensée plus forte, créative et d'une intelligence sociale. C'est dans ce sens que nous voulons essayer d'œuvrer durant les prochaines années. Le premier pas consiste en une nouvelle orientation de l'organisation à travers un déplacement de l'identité de l'architecture des anciennes centrales électriques. Les trois niveaux vont être séparés selon des fonctions avec des studios et un espace de projet au niveau supérieur, un hall principal pour de grandes expositions et productions au rez-de-chaussée et une salle d'archives et un microcinéma au sous-sol."
Trois ans plus tard, le Rooseum a développé ses différents domaines d'activités et a atteint quelque chose de proche de ce mélange entre centre communautaire, club, académie et espace d'exposition, que nous avions initialement proposé. Tandis que nous conservâmes le nombre de collaborateurs, nos visiteurs changèrent radicalement. On compte aujourd'hui moins de public général que de groupes ou d'individus spécifiquement engagés, qui travaillent avec nous sur des projets ou qui reviennent afin de suivre l'évolution de programmes à long terme. Je suis convaincu que c'est là, pour l'avenir aussi, la bonne direction pour le Rooseum. Avec notre cite de Malmö, nous devrions tenir compte de l'environnement d'expositions et d'espaces artistiques autour de nous, tout comme du caractère unique de la ville elle-même. Avec une Kunsthalle et un musée d'art outre une série d'espaces d'expositions et de cinémas plus petits, la ville est riche "d'expositions artistiques" par rapport à sa taille. De par l'université et l'académie de beaux-arts, elle présente un public jeune croissant, disposant d'assez de temps et de curiosité pour s'engager dans des programmes ou des activités plus complexes. Avec une communauté importante de citoyens ayant des liens étroits avec des cultures extérieures à la Suède, la valeur de l'échange culturel international au niveau microstructurel ne doit guère être expliqué. En tant que lieu de naissance de la socio-démocratie suédoise, la ville peut jouer, avec souveraineté, un rôle progressif dans la reconception de la politique culturelle du pays.
Des projets et des expositions tels que "Superflex - Supertools" et "Baltic Babel - cities on a nervous coast" tout comme le programme de séjour et de mission à long terme "In 2052 Malmö will no longer be Swedish" ont proposé de poser un regard critique sur l'engagement public, le régionalisme et l'identité culturelle. Face à la ville de Malmö "existant réellement", d'autres initiatives ont été développées et se sont concentrées sur les différents éléments que nous avons observés dans la ville et son histoire. Le programme "Öppet Forum" de groupes locaux, qui poursuivent leurs propres activités dans une salle au Rooseum, comprenait des activités allant de créations de meubles à une initiative très importante portant le titre "Curiocity", organisée par le groupe Aeswald, qui a vraiment fait accéder beaucoup de groupes marginalisés au musée, ainsi qu'aux possibilités d'activité culturelle servant à leur articulation. Dans un autre sens, notre programme de Critical Studies construit un contexte international et permet au Rooseum de collaborer avec 8-12 jeunes artistes, curateurs et critiques qui contribuent au rassemblement d'idées et de projets tout autour de l'organisation. Beaucoup de nos approches préfèrent la persévérance silencieuse et à long terme d'un travail artistique au spectacle de l'exposition. L'intention est de faire des séjours, des initiatives d'études, des projets de forums ouverts et des petites représentations d'oeuvres ou des projections, le nerf vital d'un Rooseum actif et pensant, qui est lié à la ville par des myriades de petites liaisons familières.
La question qui en résulte est celle concernant la fonction d'une institution artistique située à un endroit bien précis, sinon la fonction de l'art même. Je prétendrais que des espaces artistiques ont le devoir de se distinguer nettement d'autres espaces publics, consacrés à la consommation, qui ont occupé nos villes. Les displays ont repris ici certains aspects des arts plastiques dans leur attraction tentatrice, séduisante et fantastique. Cependant, étant donné que ces présentations sont orientées vers un seul objectif - celui de la consommation individuelle - leur effet possible sur notre imagination et sur notre pensée est limité. Il s'agit de moyens esthétiques ayant pour but une motivation prédéterminée, qui sont en contradiction avec toute idée de liberté artistique, aussi discréditée celle-ci puisse-t-elle en être venue à paraître aujourd'hui.
Des espaces publiques comme le Rooseum entendent essayer de réfléchir sur cette idée de la liberté - certainement, de la remettre en question et de la critiquer, mais de, tout de même, esquisser comme réalité possible l'idée d'une société de citoyens pensant librement, ne serait-ce que pendant un certain moment et à un certain endroit. La liberté que nous proposons est une liberté qui encourage la diversité d'opinions, l'incohérence, l'incertitude et des résultats imprévisibles. Elle prend aussi sa source dans le caractère local de sa production et constitue une proposition quant à ce qui pourrait être nécessaire justement ici. Rendre cela compréhensible au visiteur nécessite surtout de l'hospitalité mais aussi une reconnaissance de la difficulté de demander aux gens, dans cette société hyperactive qui est la nôtre, d'investir du temps et de l'énergie dans de telles activités. C'est pourquoi cela doit être fait d'une manière modeste, au fil du temps et dans le cadre d'un rapport à la ville. Il ne suffit pas de s'imaginer, isolément, un bon programme international; au contraire, il faut bien plus que ce que nous faisons s'adresse à chacune des micro-communautés qui constituent la ville.
C'est là certainement un programme exigeant pour un cadre institutionnel petit et relativement faible. Mais il semble que ce n'est qu'en étant un tel lieu qu'une institution pourrait, ne serait-ce que commencer à justifier l'exigence de subventions publiques nouvelles ou plus importantes. Dans les différentes formes du socialisme européen et de la socio-démocratie, épuisées par des années d'attaques féroces à travers les fondamentalistes du marché libre, le besoin de continuer à défendre les bastions des institutions artistiques dites "élitistes" est moindre. Que la baisse du soutien financier se fasse soudainement ou graduellement, elle est, dans les deux cas, plus que probable. En conséquence, nous qui sommes engagés pour la cause culturelle en tant que champ d'expérimentation pour l'avenir, devons repenser et recréer nos outils. A long terme, l'argument de la contribution économique ne tiendra pas la route, car l'Etat socio-démocrate va simplement privatiser la culture et l'abandonner dans le lutte contre d'autres formes de divertissement de consommateurs. Peut-être des palais culturels ne pourront-ils, de toute façon, être justifiés au 21ème siècle que s'ils sont reconnus et confirmés comme lieux de "déviation démocratique" - finalement aussi face aux acteurs culturels mêmes.