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04 2004

Une marée montante de contradictions: Les musées à l'époque du "workfare" généralisé

Brian Holmes

Traduit par Francisco Padilla et l'auteur

Imaginez un multiplexe à six étages, avec des guichets d'entrée, des cinémas, des salles de conférence et de théâtres, des centres d'information et de médias, des bibliothèques, une boutique de livres et de cadeaux, une cafétéria, un bar-restaurant et, bien entendu, des espaces d'exposition. Il s'agit du Centre Pompidou à Paris. Distribuez ces fonctions au sein d'une vaste cour emmurée, avec une profusion de bâtiments différents et toutes les attractions de la promenade architecturale: c'est le MuseumsQuartier de Vienne. Éparpillez-les davantage au sein d'une ville rénovée dont les festivals traditionnels et la vie intellectuelle contemporaine peuvent être reprogrammées en tant qu'événements du calendrier touristique: vous avez l'ensemble du centre-ville de Barcelone. Les États-providence sont peut-être en voie de rétrécissement, mais certainement pas le musée. Ce dernier est en fragmentation, et pénètre toujours plus profondément et plus organiquement dans les mailles complexes de la production sémiotique. Ses sous-produits - le design, la mode, le spectacle multimédia, mais également les technologies relationnelles et le consulting en management cognitif - se trouvent parmi les forces directrices de l'économie contemporaine. Nous sommes loin de la notion moderniste du musée en tant que collection de grandes oeuvres, présentées aux yeux de tous comme service public. On parlera plutôt de laboratoires proactifs de l'évolution sociale. Ce sont des musées qui travaillent, des musées qui font partie de l'économie dominante et qui se transforment à une vitesse imposée aussi bien par l'Etat que par le marché. Est-il possible d'utiliser ce vaste développement de l'activité culturelle pour autre chose que la promotion du tourisme, de la consommation, le traitement en vrac de l'attention et de l'émotion humaine? La réponse dépend de la disponibilité de deux denrées rares, qui peuvent aussi être des marchandises: la pratique de la confrontation et la critique constructive.

La critique peut commencer avec une meilleure compréhension de "la crise", aujourd'hui presque achevée, de "l'Etat-providence". Les origines de cette crise sont incorrectement attribuées au tournant néo-libéral du système dominant entamé au milieu des années soixante-dix, avec l'école de Chicago et la révolution conservatrice de Thatcher. Mais ce processus n'a constitué qu'une deuxième phase. La critique culturelle des années soixante était essentiellement anti-bureaucratique, anti-disciplinaire. Elle visait à dissoudre les hiérarchies industrielles qui donnaient forme aux recoins les plus intimes de soi-même. L'anthropologue Pierre Clastres résumait cette aspiration en une phrase: "La société contre l'Etat". Et c'est là que les néo-libéraux ont trouvé leur opportunité. Ils ont combiné un changement dans l'organisation économique (la gestion modulaire de "centres de profit" semi- ou pseudo-autonomes, contre toute intégration verticale) avec une nouvelle et ambitieuse politique sociale (la mobilisation de la force de travail, non pas à travers la promesse de garanties collectives, mais à travers l'implication personnelle de la passion, de l'éthique et de la subjectivité de chacun). L'imagination accède au pouvoir, au-delà de l'importance déclinante de la mécanisation; tandis que l'Etat social, le welfare (la garantie d'un certain "temps libre" loin des machines) est remplacé par le workfare, la mise au travail (mot d'ordre d'une mobilisation totale de la population). L'art - ou plus largement "la créativité" - est devenue le pivot du système de la mise au travail dans l'ère financiarisée de la production d'images et de signes. C'est en même temps l'icône de la société actuelle et son mode d'inclusion le plus efficace. Cette société amène tout un chacun à une escalade constante vers des niveaux d'activité plus importants ou bien vers les marges lorsque l'on ne parvient pas à s'y intégrer. De cette manière, le multiplexe culturel atteste d'une logique hégélienne de la ruse de la raison. Au milieu de la profusion d'une esthétique commercialisée, la révolte individuelle des générations passées a été intégrée comme le vecteur et le masque d'une dynamique d'exclusion répressive. Mais nous n'échapperons pas à ce destin par le biais d'un retour quelconque aux bureaucraties étatiques, aux musées modernistes religieusement silencieux. Ce qui doit être inventé est une forme radicalement différente de gouvernementalité - ce dispositif éthique à travers lequel, comme Foucault le disait, des sujets libres cherchent à "conduire les conduites des autres".

En quoi consiste, alors, une pratique actuelle de confrontation? Elle consiste dans la production déliberément "inefficace" et de-normalisée de dispositifs esthétiques, afin de perturber et de faire dérailler les techniques de capture de l'attention mise en place par les partenaires de l'Etat du workfare et du capital néolibéral. Les manifestations du Mayday inventées à Milan, et pratiquées désormais à Barcelone aussi, en sont des exemples paradigmatiques. Elles commencent avec les formes multiples d'exclusion - expérimentées par les sans-papiers, les chômeurs, les mouvements des squats, les personnes à qui font défaut des formes diverses d'assurance et toute possibilité de négociation collective - et tentent de construire une conscience politique de la situation de travail et de vie tout en se débattant furieusement avec les modes les plus caractéristiques d'oppression et d'exploitation. Leurs moyens sont, bien entendu, esthétiques: c'est la manière par laquelle les membres de nos sociétés "conduisent les conduites des autres", du moins dans les centres relativement protégés de l'économie-monde. Mais il s'agit d'une esthétique du carnaval et du chaos. Les manifs du Mayday utilisent des formes d'organisation coopératives, fondées sur la solidarité, pour mobiliser l'énergie de subjectivités égales et libres, rassemblées dans une résistance chaotique et joyeuse contre les images soigneusement calculées des marques et des environnements touristiques, qui gèrent et canalisent le comportement afin de forclore toute parole politique. L'image des danseurs habillés en rose faisant irruption de manière expressive dans un magasin Zara à Milan résume parfaitement ce nouveau combat. Il en va de même avec une vidéo espagnole intitulée "Desmantelando Indra" qui montre l'entrée d'un groupe de manifestants déguisés en inspecteurs aux bureaux d'une industrie d'armements, suivie du démantèlement délibéré de l'ensemble de l'équipement de communications et d'informatique, mis en quarantaine dans des boites scellées sur lesquelles était écrit "Danger: Armes de destruction massive" (http://www.sindominio.net/mapas/es/accions_es.htm). Les communications et les formes entrepreneuriales d'organisation sociale en tant qu'armes mortelles dans une guerre civile mondiale: c'est exactement ce qui est caché par les "armes de déception massive" de l'industrie de la mode. L'enjeu est la déconstruction de l'économie de guerre, et la création d'une infrastructure collective pour les formes volontaires de coopération libre (transformation du logement, de l'assurance, du transport et des régimes de travail, nouvelles formes d'accès socialisé aux équipements de communication, des droits d'accès "copyleft" aux biens communs, l'invention de formes collectives de propriété, l'extension de la subsidiarité et des procédures démocratiques directes). Et le style Mayday d'activisme d'urgence n'est que la figure la plus évidente des nouveaux espaces qui s'ouvrent à l'expérimentation de la confrontation. Partout autour de nous, mais de manière plus modeste, lente et discrète, des énergies similaires sont à l'oeuvre, à des niveaux plus ténus, subtils et intimes, où le psychique rejoint l'artistique et le politique.

Comment un musée peut-il contribuer à ce type d'activisme esthétique? Premièrement, en donnant à voir sa généalogie, qui court dans une ligne sans rupture allant des expériences dada des commencements (développées au milieu de la boucherie de la première guerre mondiale), jusqu'à l'apparition des pratiques installationistes, des happenings, de l'art conceptuel et de l'intervention situationniste (eux-mêmes développés durant la guerre du Vietnam et la rébellion des mouvements de 68). Une généalogie de l'art qui cherche à aller au-delà de lui-même, la recherche du dehors. Mais deuxièmement, le musée peut également donner aux formes activistes leur ouverture au débat, non pas comme des corps dépéris du passé pour la dissection académique, mais comme des points de référence et des sources d'inspiration pour le développement de nouvelles pratiques dans le futur immédiat. Plutôt que de greffer les recettes les plus up-to-date de stimulation consumériste sur des réserves d'expertise moderne désuète, l'institution post-workfariste devient une bibliothèque d'alternatives sensibles à la mobilisation totale de la société capitaliste. C'est un archive qui ne requiert pas le silence de ses usagers. Troisième contribution, il projette certaines ressources au-delà de ses murs pour s'engager dans une expérimentation et un échange développés à même la texture d'esthétiques concourantes qu'est la ville contemporaine. Il rassemble les traces de cette pratique et d'autres activités autonomes. Il travaille à connecter des espaces, autant physiques qu'électroniques, dans lesquels ces traces peuvent devenir l'objet de discussions prospectives ouvertes. En faisant cela, il aide à remplir les ambitions de la plupart de l'art contemporain -la prétention de l'art installationiste, par exemple, de constituer un modèle miniaturisé des interactions sociales, et un champ indéterminé pour leur réinvention. Mais au lieu de stériliser cette promesse au sein de bornes exclusives et hautement déterminées par l'appartenance de classe, et au lieu de réduire sa production à des objets de contemplation, il reconnaît les conflits fondamentaux au sein de la société, et engage des procédures risquées qui peuvent aider à faire sortir ces conflits des impasses violentes où ils sont le plus souvent relégués, en les faisant remonter au niveau politique où des égaux se confrontent à des égaux. Le niveau où la gouvernementalité devient une question collective. C'est ici que l'on trouve le rôle de service public du nouveau "musée". Il est exemplairement rempli par une micro-institution telle que Public Netbase, notamment lors des opérations en container récemment montées dans l'espace public de la Karlsplatz de Vienne, et dans tous leurs échos et prolongations électroniques. Mais il existe également en tant que virtualité, dans le désir de milliers d'acteurs institutionnels déçus et révoltés par les opérations des multiplexes culturels et par le modèle en déclin de service public tel qu'il était conçu par l'Etat-providence.

Comment est-ce que ce virtuel peut devenir réel? Ce qui manque aujourd'hui est moins la pratique artistique, qu'une critique forte qui peut inscrire des critères de valeur et de décision au sein des débats autant publics que professionnels. Après cinq ans du plus intense activisme social et artistique, nous devons encore développer une critique constructive. Celle des magazines et des curateurs reste pathétiquement servile ("affirmative" selon Marcuse), alors que les développements minoritaires restent pris dans le piège de la désillusion et de l'observation cynique du désastre ou encore, dans l'impasse marginalement préférable du pur radicalisme et du refus de toute chose qui sente la récupération. Il est vrai que la critique, tout comme la pratique de la confrontation, doit prendre les attributs d'une marchandise chaque fois qu'elle est acceptée dans les confins du marché institutionnel. Et c'est un vrai problème. Mais la récupération est aussi un front ouvert de lutte sociale. L'idée selon laquelle cette lutte pourrait être gagnée par l'appel aux pures formes de la discussion démocratique et de la raison communicationnelle (Habermas) s'est avérée aussi illusoire que la confiance perverse dans les capacités du marché à traduire les aspirations populaires (Cultural Studies). Il n'y a pas de "solution" pour une position culturelle de gauche au sein d'une société de marché, mais une tension à entretenir entre les acteurs se trouvant à l'intérieur et à l'extérieur des institutions, à la limite, souvent franchie, de la rupture. Aujourd'hui, il semble qu'un mouvement continuellement problématique entre ce que Diego Stzulwark et Miguel Benasayag ont une fois appelé "situations de résistance" et "situations de gestion" - saisies dans leur irrévocable contradiction - offre la seule chance de faire quelque chose avec une pléthore d'institutions esthétiques capturées par la marée montante de l'Etat du workfare contemporain.