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04 2004

Médiation et construction de publics. L'expérience MACBA

Jorge Ribalta

Traduit par Julie Bingen

Je commencerai mon propos par quelque chose d'évident et même de banal: comme tous les musées ou toutes les institutions culturelles, le MACBA se trouve au carrefour d'intérêts économiques et politiques, marqué par la transformation actuelle des villes occidentales liée à l'orientation vers le secteur tertiaire (au sein duquel le tourisme constitue un objectif économique majeur). Les nouvelles économies urbaines du capitalisme post-fordiste accordent à la culture une importance centrale. De nombreux théoriciens, de Frederic Jameson, au début des années quatre-vingts, à David Harvey ou, plus récemment, Negri et Hardt, pour n'en citer que quelques-uns, ont décrit ce processus. Par "capitalisme cognitif", nous désignons le fait que le post-fordisme (sur la base de formes immatérielles, communicatives et affectives de travail) rend la subjectivité utilisable, comme l'a analysé Paolo Virno de manière exemplaire. Dans ce contexte, le champ culturel n'est plus défendable comme espace autonome pour la résistance ou la critique (c'est-à-dire la sauvegarde d'une relative autonomie par rapport à la politique et à l'économie). Nous ne pouvons pas défendre le domaine culturel sur la base d'une critique de la raison instrumentale, puisque aujourd'hui la subjectivité elle-même est ancrée dans les processus du capitalisme. Nous avons besoin d'autres discours pour défendre l'importance spécifique de l'art et de la culture au-delà du paradigme moderniste classique contre la raison instrumentale. Mais quels discours? Les Cultural Studies postmodernes offrent certes une alternative. Mais celle-ci peut aussi être insuffisante ou même fortement problématique, comme nous le voyons avec les effets pervers des nouveaux musées, tels que le Guggenheim à Bilbao ou le Palais de Tokyo à Paris. Dans ces musées, le paradigme multiculturel produit quelque chose de semblable à un choc en retour réactionnaire: une fausse tolérance sans discernement et une fausse participation laissant chacun à sa place. Un tel paradigme reste sans effet politique, parce que le respect romantisant de la ou des différence(s) ne fait qu'empêcher tout véritable changement social. C'est là précisément que réside le problème, à savoir trouver des méthodes et des discours alternatifs et émancipateurs pertinents, et je ne propose pas ici de solution ou de modèle. Je ne parlerai que de nos expériences à Barcelone. Il semble évident que la situation actuelle nous oblige à repenser et à reformuler les modèles historiques de l'art politique ou d'un art produit politiquement, qui sont le plus souvent ancrés dans un idéal républicain qui ne suffit pas, aujourd'hui, au développement d'une pensée et d'une action transformatrices dans l'espace public. Nous devons travailler au niveau local pour trouver des méthodes satisfaisantes et pertinentes permettant de redéfinir l'autonomie artistique. Nous pensons qu'il est nécessaire de maintenir une tension entre la spécificité de l'artistique et les conditions et limites de chaque situation. L'autonomie n'est donc pas quelque chose de donné constituant l'essence de l'artistique, mais une construction, un lieu de négociation. Cette négociation a bien entendu lieu entre l'autonomie elle-même et son contraire, l'instrumentalisation, et les deux extrêmes, l'autonomie et l'instrumentalisation, sont constamment présentes et relatives en elles-mêmes. A nouveau, il apparaît que l'affirmation moderniste d'une autonomie artistique dans un contexte où cette autonomie n'existe pas (mais est en réalité un discours dissimulé de fausse dépolitisation, et donc une instrumentalisation) est totalement insuffisante (pour ne pas dire régressive). Il est nécessaire de rechercher d'autres approches.

Le MACBA se trouve à Raval, une zone complexe du centre historique de Barcelone, actuellement le cadre d'un affrontement entre deux forces différentes. D'une part, la force de la gentrification; depuis le milieu des années 1980, la municipalité réalise la transformation sociale de ce quartier historiquement marqué par la classe ouvrière et une population sous-prolétaire. Dans le contexte de cette transformation sociale, les institutions artistiques et culturelles (telles que les universités, le théâtre, les centres artistiques, le MACBA lui-même...) jouent un rôle déterminant. Ces dernières années, certaines zones de la vieille ville de Raval ont été conquises par les nouvelles classes moyennes urbaines (ce qui s'illustre aussi par un nombre croissant de nouvelles boutiques de mode, restaurants, bars et boîtes de nuit). L'augmentation du prix des logements dans le quartier (jusqu'il y a peu le moins cher de la ville) favorise également l'apparition d'une nouvelle prospérité. Mais le combat se poursuit, car ce quartier est également le plus complexe de Barcelone du point de vue culturel et l'arrivée de nouveaux migrants a explosé ces dernières années. C'est la deuxième force présente dans ce combat. A côté d'une importante communauté nord-africaine (principalement marocaine), Raval compte une grande communauté pakistanaise ainsi que d'autres communautés non occidentales (philippine, est-européenne, latino-américaine, etc.). Ces communautés, généralement composées de personnes pauvres en situation illégale, montre une forte capacité à reconquérir certaines zones du quartier. Les stratégies urbaines encouragées par la municipalité poursuivent clairement un objectif de sécurité et de propreté pour les nouvelles classes moyennes et le tourisme. On ne peut pas encore dire laquelle des deux forces en présence remportera la lutte et déterminera l'évolution future, mais il est plus que prévisible que le capital et le génie urbain auront le dessus. A moins que le modèle économique de Barcelone - orienté vers le tourisme - ne paie pas.

Quel est le rôle du MACBA dans ce contexte? La complexité de Raval fait qu'il n'existe pas de formes d’approche évidentes ou simples de ce quartier. Mais ce que peut faire le musée, c'est examiner de manière critique les conditions de l'art et de la culture aujourd'hui et offrir un espace de discussion. C'est ce que nous faisons. Certains de nos programmes et discussions publics se fondent précisément sur la critique du recoupement actuel du capital financier, du marché de l'immobilier et de la culture. Nous menons également des projets avec certains groupes des environs, p.ex. les prostituées, afin d'obtenir leur reconnaissance juridique (il importe ici d'avoir à l'esprit la longue histoire de Raval comme quartier chaud de Barcelone, le "Barrio chino"), ou avec des ONG qui organisent des activités pour les enfants et adolescents sans-abri. Dans chacun de ces exemples, il est question du développement de projets spécifiques avec des groupes spécifiques, dans un but spécifique également. Tous ces projets ne sont pas visibles ou faciles à communiquer. Cela ne se limite bien sûr pas à l'environnement immédiat, mais fait partie d'un contexte plus large d'approches réflexives et pratiques sur la façon dont le musée pourrait contribuer au rétablissement d'un espace radicalement public et jouer ainsi un rôle central dans la vie de la ville. Il importe de comprendre que nous travaillons localement pour traiter des problèmes et conditions globaux.

Nous pensons que notre contribution à un espace public radicalement démocratique consiste tout simplement à faire preuve d'autocritique et à être ouvert à la discussion. Les activités discursives occupent une place centrale au MACBA et nous tentons de compenser l'hégémonie du média "exposition" en tant que méthode ou lieu principal du musée. Nous pensons que les publics sont différents, avec des intérêts différents, et que nous devons permettre différentes formes d'utilisation non hiérarchisées du musée. Celles-ci ne se limitent pas à l'espace d'exposition; nous essayons également d'explorer des méthodes de diffusion des discours au moyen du site web et d'autres formes de publications et de publicité. Il s'agit ici d'une compréhension des processus de construction de publics et des processus de diffusion de discours dans l'espace public.

Le public et l'espace public sont des concepts modernes qui englobent simultanément une série de significations et sont définis de manière réflexive. Le public est en rapport avec le commun, l'Etat, les intérêts divergents ou communs, l'accessible à tous. Il possède une dimension cognitive, mais aussi une dimension politique et une dimension poétique. Le public signifie à la fois "totalité sociale" et "public spécifique". Dans l'opposition entre public et privé, il y a un mouvement historique, qui provient précisément de ces publics et de leurs formes d'auto-organisation. Cette opposition du public et du privé est un lieu de conflit, dans la mesure où elle peut entraîner des moments d'inégalité; c'est une des leçons que nous avons tirées du féminisme.

Michael Warner a décrit très précisément cette contradiction et cette pluralité de significations du concept de public dans son article "Publics and Counterpublics"[1]. L'idée centrale consiste à dire que les publics sont des formes difficilement compréhensibles de groupement social qui s'articulent de manière réflexive autour de discours spécifiques. Le "public" est un des concepts qui reviennent le plus souvent dans la discussion culturelle et il est également doté de la plus grande légitimité, mais cela ne signifie pas qu'il s'agit d'un concept simple assorti d'une signification évidente. L'art semble clairement être une activité publique, tournée vers la discussion et la confrontation avec les autres. Mais nous avons éventuellement besoin d'une nouvelle définition de ce que nous entendons par "public".

Nous voyons aujourd'hui, par exemple, que de nombreuses institutions et politiques culturelles remplacent petit à petit les discours modernes traditionnels sur l'accès universel à l'art et à la culture comme bien commun (et, dans ce sens, comme accessible en soi et ayant des effets positifs du fait de sa simple exposition) par un nouveau discours, qui se fonde sur une acquisition de l'expérience culturelle par des processus de consommation. Nous observons ici une identification du public avec la consommation, c'est-à-dire l'accès à des marchandises. Contrairement à une conception homogénéisante et abstraite de l'observateur, qui est typique de l'art moderne et de ses institutions, ce nouveau discours des industries culturelles, qui met le public sur le même pied que la consommation, tend à reconnaître les différences, mais non pas au sens d'une reconnaissance de minorités politiques, mais en fonction de critères de marché. Cela mène à des politiques culturelles populistes qui suivent le modèle de la consommation télévisée, avec pour cette raison les mêmes conséquences qu'elle, une banalité et un appauvrissement croissants, et qui détruisent le potentiel critique et la dimension émancipatrice de l'expérience culturelle (basée sur l'articulation d'expériences et de problèmes réels) au profit d'une fausse participation. Travailler pour le public signifie ici lui donner ce qu'il attend. Cela suppose la préexistence de publics compréhensibles, mesurables et contrôlables par des processus statistiques, assurant ainsi la reproduction de l'ordre social existant. En mai 2004 aura lieu à Barcelone l'ouverture d'une manifestation portant le titre Forum Universal de les Cultures, un événement populiste utilisant la culture comme justification pour des interventions urbaines de grande envergure. Nous avions déjà à Barcelone une quantité d'exemples d'une telle fabrication de consensus culturellement définie, et l'on pourrait parler à ce sujet d'expertise locale. Le célèbre modèle de Barcelone en est dans une large mesure le résultat. Il est à peine nécessaire de signaler que tous les mouvements sociaux de la ville sont opposés à cet événement de grande ampleur, et nous assisterons durant les prochains mois à une série de contestations.

Ce discours consensuel a pour conséquence de freiner la société civile, raison pour laquelle nous proposons un discours alternatif: le public ne préexiste pas comme unité prédéfinie à laquelle il s'agit simplement de s'adresser pour la manipuler. Il se forme d'une manière ouverte et imprévisible dans le processus des discours lui-même et par les divers moyens et formes de circulation de ceux-ci. Le public n'existe pas simplement de manière passive, attendant l'arrivée de biens culturels; il se forme dans le processus de son évocation. Le public est une construction provisoire toujours mouvante. La conséquence qu'il faut tirer de cette perspective à l'égard de politiques et pratiques culturelles est une remise en question radicale des concepts prédominants de la production et de la consommation culturelle, suivant lesquels les rôles sont figés et définis une fois pour toutes, et qui pour cette raison ne font que reproduire ce qui existe déjà. Le refus de ce discours consensuel ouvre la voie à une série de possibilités pour de nouvelles actions, dans lesquelles le public joue un rôle actif de producteur et qui permettent ainsi la production de nouvelles structures sociales. En ce sens, le public apparaît comme un projet doté du potentiel de former quelque chose qui n'existe pas encore et pouvant mener à d'autres formes sociales. C'est précisément cette inexistence de la préexistence du public (nous pouvons la qualifier de dimension fantasmatique) par laquelle nous pouvons penser la possibilité de recréation d'un espace public culturel critique. Et c'est justement cette ouverture qui garantit l'existence d'un espace public démocratique, d'un espace qui – comme l'a formulé Chantal Mouffe – ne doit pas être homogène (c'est-à-dire consensuel) pour être démocratique[2].

Il faut préférer une pluralité de publics à un public unique. Nancy Fraser parle de la nécessité d'explorer des formes hybrides de publics et la structuration de publics faibles et forts au sein desquels des opinions et des décisions sont négociées et qui peuvent trouver une reformulation de leurs rapports. Finalement, une telle recherche mène à un public post-bourgeois, qui ne doit pas nécessairement être identifié à l'Etat. Aujourd'hui, nous pouvons distinguer des symptômes de l'apparition de publics non étatiques, apparus à l'occasion d'initiatives émanant de la société civile et que le groupe Situaciones de Buenos Aires a défini, en se référant aux événements des 19 et 20 décembre 2001 en Argentine, comme un "nouveau protagonisme social"[3].

Avec ce rejet d'une politique consensuelle, on observe un début de formation, en rapport avec la culture, qui soutient l'autonomie des publics et l'expérimentation de formes d'auto-organisation et d'auto-formation. L'objectif de cette ébauche méthodique est de créer des structures nouvelles, interconnectées, horizontales, décentralisées et délocalisées sur le plan des processus tant artistiques que sociaux. Il s'agit de mettre à la disposition des différents publics une capacité d'action ainsi que les conditions pour celle-ci, afin que les limitations provenant de la subdivision traditionnelle en acteurs et spectateurs, producteurs et consommateurs soient surmontées.

Au MACBA, nous essayons de repenser les concepts dominants du public et, à partir de ces autres formes de médiation, nous expérimentons des approches alternatives dans le travail culturel. Il s'agit d'une redéfinition du public sur la base de ce qu'ont apporté le féminisme et la théorie "queer", ainsi que sur la base des expériences des nouveaux mouvements sociaux. Il s'agit finalement d'une conception du public en tant que transformation, et non en tant que reproduction; de surmonter les insuffisances actuelles de la représentation politique traditionnelle, qui repose sur un concept bourgeois du public. Dans ce processus, nous attachons une importance particulière aux activités des nouveaux mouvements sociaux.

Les expériences du MACBA que j'ai décrites datent des trois ou quatre dernières années. La question centrale consiste à savoir comment de nouvelles formes de médiation peuvent être développées.

L'atelier "L'action directe comme un des Beaux-arts", à l'automne 2000, constituait notre première tentative de rapprocher collectifs d'artistes et mouvements sociaux. Il importe de saisir le poids des mouvements sociaux à Barcelone. Cette ville a une tradition locale et la particularité d'une société civile très active, ce qui est probablement lié au fait qu'elle est une capitale sans Etat. Dans ce contexte, l'influence politique de la Fédération des associations de voisins (FAVB) est d'une grande importance depuis le changement politique de la fin des années soixante-dix et le rétablissement des institutions démocratiques. La FAVB est une véritable force politique à Barcelone et influence les décisions au niveau de la ville. Ce qui ne signifie cependant pas que Barcelone soit un paradis social-démocrate. Je ne fais qu'essayer de décrire la spécificité de la réalité locale.

L'atelier était organisé autour de cinq domaines thématiques:

Sous-emploi et nouvelles formes de travail précaire. Y participèrent des groupes tels que "Ne pas plier", de Paris, qui travaillèrent avec les groupes locaux Renta Básica (rente universelle) à un nouveau périodique.

Frontières et migrations. A cet effet, nous avons invité le réseau de campagne "Kein Mensch ist illegal" (Personne n'est illégal) qui fut présenté par Florian Schneider et travailla activement, avec des ONG locales, pour les droits des migrants en situation illégale. Cette discussion fut le point de départ de plusieurs border-camps organisés l'année suivante dans le Sud de l'Espagne.

Spéculation urbaine et gentrification, avec le groupe Fiambrera Obrera de Madrid et Séville, qui fut aussi le principal organisateur de l'atelier. Il travailla avec Reclaim the Streets, connu pour ses stratégies de contestation et d'intervention créatives dans des espaces publics.

Les médias constituaient un thème transversal de l'atelier. L'idée centrale résidait dans la création de nouveaux réseaux alternatifs. La discussion qui eu lieu dans le cadre de l'atelier fut le point de départ du réseau Indymedia à Barcelone. Le groupe RTMark apporta ses expériences en matière d'appropriation tactique de stratégies corporatives, qui eurent une grande influence sur les stratégies locales, comme nous le verrons plus loin.

Enfin, bien évidemment, se posa de manière tout aussi transversale la question de l'action politique directe. La discussion autour de l'action directe et de la relation avec certaines traditions artistiques ancrées dans des pratiques politisées occupait bien sûr une place centrale au sein de l'ensemble du projet. Comme l'a montré Ernesto Laclau, l'action directe et les formes directes d'auto-organisation politique sont une réaction postmoderne aux limitations dans les formes bourgeoises traditionnelles de la représentation politique ainsi qu'un symptôme de la dislocation structurelle du capitalisme. Laclau parle d'une spatialisation d'événements comme alternative à la temporalité. La dislocation est un potentiel de démocratie radicale.[4]

L'objectif de l'atelier était de lancer, avec des moyens artistiques, certains processus ou une articulation de luttes politiques locales et de viser de cette façon la continuité. L'atelier donna par exemple le coup d'envoi d'Indymedia Barcelone, le premier projet Indymedia en Espagne. L'atelier eu du succès puisqu'il permit l'articulation d'un large spectre de nouveaux mouvements sociaux à Barcelone à un moment très spécifique, lors de l'apparition de nouvelles formations politiques telles que le MRG (Movimiento de Resistencia Global/Mouvement de Résistance Globale, très actif entre 2001 et 2002 mais aujourd'hui dissous).

L'atelier sur l'action directe fut le début d'un projet ambitieux qui se développa immédiatement après et comme conséquence logique de celui-ci: "Las Agencias" eu lieu au printemps et au début de l'été 2001.

Au musée, nous avions déjà longtemps examiné le concept de capacité d'action (agency). Il revêt pour nous deux significations. L'une est celle d'empowerment, c'est-à-dire donner aux différents publics la capacité d'action correspondant à l'idée de pluralité des formes productives d'appropriation du musée, que j'ai décrites plus haut. L'autre signification est celle de micro-institution, une sorte d'organisme de médiation ("agence") entre le musée et les publics.

Pour comprendre l'effet de Las Agencias, il importe d'avoir à l'esprit le contexte de Barcelone dans les mois qui précédèrent la réunion de la Banque mondiale initialement prévue pour juin 2001, mais qui fut finalement annulée par crainte d'éventuels actes de violence dans la ville. C'était la période après Prague et Stockholm, lorsque les contestations antiglobalisation gagnaient sans cesse en importance, et juste avant Gênes en juillet 2001, qui fut probablement un tournant dans la série de contestations qui avaient commencé en 1999 à Seattle, et aussi, en quelque sorte, le début de leur fin. Mais cela, nous ne le savions pas à l'époque. Le 11 septembre 2001, entre autres, devait avoir des répercussions sur le mouvement en raison de la pression criminalisante croissante, ce qui produisit sur lui des effets à long terme. A Barcelone, 2001 fut le moment le plus fort de ce que l'on appelle le mouvement antiglobalisation. Las Agencias joua un rôle de premier plan dans la contre-campagne en développant des stratégies de visibilité allant plus loin que les méthodes traditionnelles des mouvements anticapitalistes. La situation actuelle, en 2004, est sur bien des plans totalement différente, mais c'est une autre histoire.

Las Agencias était pour ainsi dire un atelier permanent, une expérience d'auto-formation et également une proposition d'approche pédagogique partant de l'hypothèse que l'apprentissage se fait à partir de besoins immédiats et dans le contexte d'une confrontation directe avec des problèmes et des luttes réels. L'apprentissage est le résultat d'un besoin de solutions empiriques, discursives et efficaces aux problèmes auxquels nous sommes confrontés.

Il y avait cinq "agences":

Une "agence" graphique, qui produisait des affiches et des imprimés pour le contre-sommet, comme Dinero Gratis (argent gratuit) et toutes les affiches contre la Banque mondiale, en parodiant les campagnes officielles de la ville.
Une "agence" photographique produisait des images et des archives pour les différentes campagnes, et une "agence des médias" joua un rôle déterminant pour le développement de la station Indymedia de Barcelone ainsi que la revue Esta tot fatal, qui servait d'instrument de communication et de formation de l'opinion du contre-sommet.
Une autre "agence" concevait et produisait des instruments pour l'intervention dans l'espace public dans des situations de contestation. Ils élaborèrent des projets tels que "Prêt a revolter", des créations de mode pour la sécurité et la visibilité pendant les manifestations, ou Art Mani, une sorte de panneau photo pour se protéger de la police. Il y avait également le showbus, un bus aménagé équipé d'une sono et d'écrans de projection vidéo pouvant être utilisés comme salle d'exposition mobile, et qui offrait diverses possibilités d'utilisation dans les manifestations ou actions publiques. Tous ces projets étaient visibles dans les rues de Barcelone pendant les événements de juin 2001.
Enfin, une "agence" exploitait le bar du musée, qui devint un lieu de création de relations, pour manger et boire, mais aussi un lieu social pour des événements avec des groupes, des programmes vidéo et un accès libre à Internet.

A côté de ces projets, nous organisâmes également en collaboration avec Las Agencias nos propres ateliers, auxquels furent invités des artistes tels que Marc Pataut de "Ne pas plier", Krzysztof Wodiczko et Allan Sekula. Les ateliers étaient également liés aux besoins des groupes impliqués concernant la production d'images et d'instruments.

Las Agencias fut organisé dans le musée en même temps que deux grandes expositions, Antagonisms. Case Studies et Documentary Processes. Testimonial Image, Subalternity and the Public Sphere. Antagonisms était une grande exposition qui présentait une série d'études de cas sur des moments ou des situations de recoupement entre pratiques artistiques et activité politique dans la seconde moitié du 20e siècle. Ainsi, certaines parties de l'exposition proposaient une reconstruction d'une interprétation politique du minimalisme selon l'approche matérialiste radicale de Carl Andre; une sélection parmi les nombreux travaux graphiques produits dans les années quatre-vingts dans le contexte des manifestations contre le SIDA; ou le projet Services d'Andrea Fraser, qui traite de la transformation du statut productif de l'artiste dans le contexte d'une "biennalisation" du monde artistique, pour ne citer que quelques exemples.

Le troisième élément de cette constellation était la petite exposition de groupe Documentary Processes. Elle constituait la tentative d'organiser une exposition comme une forme d'action directe, c'est-à-dire comme un instrument pour le contre-sommet et le besoin des groupes anticapitalistes visant à fournir des images pour la critique du néolibéralisme. L'exposition se penchait sur le film documentaire en tant que genre politico-historique autour de la représentation des subalternes et avait pour objectif d'initier une discussion sur l'importance de l'image documentaire à l'ère du numérique. L'hypothèse était que la documentation cinématographique doit différencier et développer les méthodes de la médiation pour avoir un réel effet politique. Dans ce contexte, la discussion sur le témoignage occupait une place centrale. L'exposition montrait des images représentant les conséquences de la politique de privatisation et la diminution des services publics dans le capitalisme corporatif et elle comprenait des travaux d'Allan Sekula, Ursula Biemann, Harun Farocki, Marcelo Exposito, Patrick Faigenbaum, Marc Pataut, Frederick Wiseman, etc.

Quels furent les effets de ces projets?

Il générèrent bien sûr une certaine perception du musée comme lieu de discussion et de critique. Le musée fut perçu comme un lieu de débat pour les groupes anticapitalistes et il est révélateur que l'année suivante, pendant les campagnes contre le sommet européen de mars 2002, un cirque anticapitaliste fut organisé sur la place située en face du musée sans que celui-ci ne soit impliqué d'aucune manière dans cette campagne.

Mais il y eut aussi des effets à d'autres niveaux: Indymedia Barcelone devint une institution permanente qui contribua à la transformation du discours communicatif des mouvements. De même, il y a un avant et un après pour les campagnes graphiques de 2001. A partir de là, de nouvelles formes et des graphiques de communication apparurent qui continuent encore d'être développés.

D'autre projets significatifs ont contribué à une utilisation transformative de l'espace d'exposition. En 2001, nous avons montré une exposition sur le réalisateur Pere Portabella qui consistait en une conjonction de divers éléments en un espace "hybride". L'exposition combinait différents espaces discursifs: une salle de projection de films, des archives, un salon et une salle pour les débats publics. Elle proposait plusieurs programmes et un cycle de conférences auquel étaient invités différents experts pour concevoir des contre-récits à l'exposition, pour rendre plus transparente la structure épistémologique de l'exposition et des méthodes des curateurs. Ce projet tenta, suivant la pratique de la critique des institutions, une réinscription des concepts de création de relations et de valeur d'usage dans l'espace du musée, non pas au sens d'une muséalisation de ces méthodes mais comme la continuation critique de celles-ci.

Cette expérience nous a amenés à concevoir un programme que nous appelons relational spaces. Nous avons créé plusieurs projets avec des programmes cinématographiques et vidéo que nous avons présentés aussi bien lors d'une série de projections que dans une salle de bibliothèque et de matériel librement accessible pour le divertissement, la formation et la rencontre. Le premier de ces programmes, Buen rollo. Políticas de resistencia y culturas musicales (Good Vibes. Politiques de résistance et cultures musicales), analysait les publics alternatifs comme subcultures musicales. Celles-ci étaient conçues comme des exemples du potentiel (mais aussi des ambiguïtés et des contradictions) des industries culturelles, tant du point de vue de la résistance que des intérêts commerciaux. Le concept de réseaux musicaux comme modèles de publics alternatifs (ou plébéiens) ainsi que de réseaux sous la forme d'organisation et de circulation de discours et de produits culturels constitua également le point de départ du programme Tan diferentes, tan atractivos. Vida urbana y cultura popular en el capitalismo de la abundancia (Si différents, si attrayants. Vie urbaine et culture populaire dans le capitalisme d'abondance). Il existait également un lien avec une rétrospective sur Richard Hamilton. Ces projets sont une réponse à la nécessité de sauver la création de relations du monopole rhétorique de simulacre d'un Palais de Tokyo ou de l'Utopia Station, de la fausse politisation et banalisation d'une véritable articulation de processus artistiques et sociaux. Nous partons du principe que les expériences liées à une telle articulation sont historiquement issues de tentatives de formes alternatives de rencontre sociale et dus à des expériences et objectifs politiques de transformation radicale. C'est pourquoi nos modèles remontent à la révolution russe ou aux années soixante. La relationnalité nécessite un nouvel examen des rapports hiérarchiques de la haute culture et de la culture populaire, non pas au prix d'une muséalisation de la culture populaire et du kitsch, mais au sens d'une recomposition des inégalités dans l'antagonisme des deux.

Nous poursuivons en ce moment notre activité de recherche avec différents projets.

Nous travaillons par exemple sur un projet baptisé Desacuerdos. Sobre arte, políticas y esfera pública en el Estado español (Désaccords. De l'art, de la politique et de la sphère publique en Espagne), un projet en réseau qui vise la création de contre-récits et de contre-structures de l'art contemporain en Espagne, qui est en grande partie déterminé par l'hégémonie du marché espagnol depuis les années quatre-vingts, dont le paradigme est ARCO. Nous essayons de montrer que, dans l'Espagne de l'après-Franco, un faux changement culturel servit de substitut à une réelle transformation politique de l'Etat. Le projet englobe un travail de recherche, une série de manifestations publiques et une exposition qui se tiendra en février 2005.

Nous travaillons également avec des groupes locaux de la ville dans un processus qui a commencé au début de 2003 dans le cadre d'une série de discussions sous le titre de From Glories to Besos. Cambio urbano y espacio público en la metrópolis de Barcelona (Changement urbain et espace public dans la métropole de Barcelone) ainsi que d'une rétrospective sur Muntadas. Les discussions et ateliers publics constituaient une tentative de rapport et de discussion publique sur la situation à Barcelone juste avant le Forum 2004. Cette manifestation de grande envergure représentera un changement dans l'ordre de grandeur de la ville et la transformation urbaine la plus importante depuis les Jeux olympiques de 1992.

C'était là le commencement formel d'un processus de coopération avec les environs et des groupes locaux de Poblenou-Besòs, en particulier le forum Ribera del Besòs. Notre approche consiste à être intégrés localement pour travailler dans toute la ville et dans le monde entier. Ce projet est actuellement développé sous le titre provisoire How do we want to be governed? avec la participation du curateur Roger Buergel. Le projet consiste en l'inauguration d'une exposition en septembre 2004, à Poblenou–Besòs, conçue comme un contre-musée et un contre-modèle historique et pour laquelle nous travaillons avec des groupes locaux selon une sorte de "comité directeur par la base". Pour la production de l'exposition, nous organisons des rencontres et des discussions avec le curateur et les groupes locaux. Certains des projets composant l'exposition seront ancrés dans des luttes locales auxquelles ils confèreront une certaine visibilité. Dans ces luttes, il est question de travail précaire, de mémoire industrielle, de logements sociaux et de services publics ainsi que d'une reconstruction de l'histoire subalterne, qui semblent disparaître avec les nouveaux développements entourant le Forum 2004. Une partie du processus lié au projet a été montré en novembre 2003 lors de la conférence La Construction du public et du séminaire avec Paolo Virno.

Dans les domaines discursifs les plus importants du musée, nous continuons également d'étudier le concept de capacité d'action, d'"agence", que j'ai décrit précédemment dans toute sa complexité. Ces domaines sont pour l'instant: la critique (l'écriture et le discours critique), la thérapie, le genre et la représentation, la ville (formes d'organisation locales et expérience urbaine) et la politique (les nouveaux mouvements sociaux). A la suite du travail effectué ces dernières années, nous envisageons actuellement l'organisation d'un programme d'études capable d'articuler, sous une forme plus consistante, les résultats discursifs du musée.

Ceci n'est qu'un petit récit sur ce que le MACBA essaye aujourd'hui de faire. Les projets sont d'une complexité radicale quant à la manière dont ils sont communiqués, montrés ou rendus visibles. Nous pensons que certains processus nécessitent parfois l'invisibilité pour être efficaces et rester des processus. L'art est surdéterminé par un régime de visibilité publique, ce qui peut avoir des conséquences négatives pour l'appropriation subjective de méthodes créatives. La visibilité peut affaiblir la vivacité et être une forme d'institutionnalisation, une pétrification narcissique du potentiel créatif. Mais nous pensons qu'il est possible de recréer, par-delà le régime de visibilité comme paradigme de l'exposition, des formes d'appropriation subjective des méthodes artistiques grâce à des processus situés en-dehors du musée.

Ce que nous pouvons observer ici est un projet et un processus. Notre objectif consiste à aller jusqu'aux limites et à susciter les contradictions du cadre institutionnel. Un musée n'est rien d'autre que ce que l'on peut faire avec lui, les formes par lesquelles les gens se l'approprient. C'est là notre contribution à une redéfinition politique radicale de la relationnalité artistique. 


[1] Publié dans Michael Warner, Publics and Counterpublics, Zone Books, New York, 2002.

[2] Cf. par exemple l'introduction de The Return of the Political, Verso, Londres, 1993.

[3] Colectivo Situaciones, Argentina. Apuntes para el nuevo protagonismo social, Virus, Barcelone, 2003.

[4] Ernesto Laclau: New Reflections on the Revolutions of Our Time, Londres, Verso, 1990