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02 2004

La sphère publique et les missions de l'institution artistique "progressiste"

Simon Sheikh

Traduit par Julie Bingen

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A l'ère d'un capitalisme global expansif, de la corporatisation de la culture, de la destruction de l'Etat providence et de la marginalisation de la gauche critique, il est décisif de discuter et d'évaluer les formes de la critique, de la participation et de la résistance dans les champs qui se recoupent de la culture et de la politique. Cela concerne principalement l'entrelacement de la représentation politique et des politiques de la représentation, de la présentation et de la participation. Par exemple, quelle est la relation entre la pratique artistique et la représentation politique? Ou, en d'autres mots, quelle est la différence entre la représentation de quelque chose et de quelqu'un? Quelle est la relation entre l'autonomie prétendue de l'œuvre d'art et les revendications d'autonomie politique? Si l'art, que ce soit l'œuvre individuelle ou l'institution dans son ensemble, peut être conçu comme un lieu de rencontre, comment pouvons-nous alors médiatiser entre la représentation et la participation? Et, enfin, en quoi consistent les ressemblances et les différences de la représentation et du pouvoir?

Pour les institutions artistiques contemporaines, qu'elles soient "progressistes" ou "régressives", pareilles questions sont essentielles pour leur compréhension d'elles-mêmes et leur évaluation par d'autres (tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du monde artistique). En effet, les institutions artistiques sont véritablement l'entre-deux, les médiatrices, les interlocutrices, les traductrices et les lieux de la rencontre de la production artistique et de la formation de sa "publicité". J'utilise ici délibérément le terme de "publicité" sans le qualifier (ou le quantifier) parce que la définition et la constitution de cette "publicité" en tant que public, communauté, électorat ou potentialité devrait être la tâche première de l'institution dite "progressiste": en tant que lieu qui devient toujours un lieu, qui devient un espace public.

D'un point de vue historique, l'institution artistique ou le musée était le lieu bourgeois par excellence, un lieu de pensée critique et éclairée et d' (auto-)représentation de la classe bourgeoise et de ses valeurs. Comme l'a pertinemment décrit Frazer Ward, "le musée contribuait à l'auto-représentation et à l'auto-autorisation du nouveau sujet bourgeois de la raison. Plus précisément, ce sujet, cette 'identité fictive' de détenteur de propriété et d'homme simple et pur, était lui-même un processus entrelaçant l'auto-représentation et l'auto-autorisation. Cela signifie qu'il était très étroitement lié à son auto-représentation culturelle comme public."[1]

La projection abstraite et idéale de la façon dont un espace public (un public) se formule lui-même et formule ses sujets par-delà les différences sociales, contre la contingence manifeste de ce sujet (qui se définit d'abord par la classe et le genre), se révéla bien entendu – suivant le "changement de structure de la sphère publique" de Jürgen Habermas – être quelque peu normative. Le modèle a depuis lors été fortement critiqué, surtout dans les travaux d'Oskar Negt et Alexander Kluge. Dans leur livre au titre évocateur, "Sphère publique et expérience", il décrivent la sphère publique bourgeoise comme un horizon qui recule et un idéal qui ne correspond pas à notre rapport quotidien avec des sphères publiques - plutôt au pluriel qu'au singulier - et avec l'accès à celles-ci. Au contraire, ils sont d'avis que notre vie et notre expérience, notre sens, notre perception de la sphère publique, de l'individualité et de la communauté sont très divisés et fragmentés en de multiples sphères ou espaces publics dépendant de différentes expériences, et en particulier en un antagonisme entre idéaux bourgeois et réalités prolétaires.

Nous ne concevons plus la sphère publique comme une unité, comme un lieu unique et/ou une forme unique, comme chez Habermas. Au lieu de cela, nous devons penser la sphère publique comme étant fragmentée, composée d'une série d'espaces et/ou de formations qui sont parfois liés, parfois séparés les uns des autres, et qui entretiennent des relations conflictuelles et contradictoires. Il n'y a pas seulement des sphères publiques ou des publicités (et des idéaux de publicité), mais également des contre-publicités. Si nous ne pouvons donc parler des sphères publiques qu'au pluriel et eu égard à leur relationnalité et leur négation, il devient nécessaire de concevoir, de situer et de reconfigurer les espaces artistiques comme publicités/espaces publics.

Si nous concevons le champ artistique comme une sphère publique spécifique, nous devons examiner ce concept sous deux angles: premièrement, comme un domaine qui n'est pas homogène mais conflictuel et servant de plate-forme pour des subjectivités, des politiques et des économies diverses et opposées: un "champ de bataille", pour reprendre le terme utilisé par Pierre Bourdieu et Hans Haacke. Un champ de bataille sur lequel différentes positions idéologiques aspirent au pouvoir et à la souveraineté. Deuxièmement, le champ artistique ne constitue pas un système autonome, même si parfois il s'efforce de ou prétend l'être. Il est régulé par des politiques et des économies et est constamment en relation avec d'autres champs ou domaines, ce que l'on a surtout pu observer dans la théorie critique et les pratiques artistiques critiques et contextuelles. Dans les pratiques artistiques actuelles, nous pouvons constater une certaine perméabilité et une approche interdisciplinaire selon lesquelles, dans un contexte approprié, presque tout peut être considéré comme une œuvre d'art. Plus que jamais, des travaux artistiques étendus interviennent dans différents domaines qui n'appartiennent pas au champ artistique conventionnel, et touchent ainsi des champs tels que l'architecture et le design, mais aussi la philosophie, la sociologie, la politique, la biologie, les sciences naturelles, etc. Le champ artistique a évolué en un champ de possibilités, d'échange et d'analyse comparative. Il est devenu un champ de pensée alternative et, ce qui est très important, peut fonctionner comme un champ de recoupement et un intermédiaire entre différents domaines, formes de perception et de pensée ainsi qu'entre différentes positions et subjectivités. Il occupe ainsi une position très privilégiée, bien que disputée et précaire, dans la société d'aujourd'hui.

Par conséquent, il n'est pas étonnant que de telles institutions artistiques soient constamment surveillées par les institutions finançantes et dirigeantes, qu'elles soient publiques ou privées. Quels sont au fond leurs objectifs? Mettent-elles en jeu un lieu critique et oppositionnel ou bien misent-elles seulement sur l'avant-garde de nouveaux modes de travail et de pensée et travaillent-elles pour l'adoption de formes corporatives de production et de capitalisation? Partout, nous observons la fermeture de lieux critiques potentiels, ou du moins de leur régulation juridique, lorsqu'ils semblent se trouver hors du contrôle de l'Etat; et dans le cas d'institutions publiques, la réduction des aides financières et/ou l'obligation d'appliquer des modèles de management néolibéral. Les institutions artistiques sont pour ainsi dire dans une mauvaise passe, et je n'ai pas encore évoqué la pression interne du monde artistique.

Ironiquement, la réduction des aides provenant des institutions publiques a normalement lieu au nom du public: celui-ci est limité ici à des gens, et les gens à des contribuables. On affirme que les gens ne s'intéressent pas du tout à quelque chose d'aussi spécifique que l'art, à moins qu'il ne fasse partie de l'industrie de la culture ou du divertissement. La publicité est conçue ici de façon populiste: donnez aux gens ce qu'ils veulent, et cela a toujours été du pain et des jeux.

Un double mouvement restreint donc la prétendue autonomie de l'art et du champ artistique: d'une part, son propre particularisme et son aspiration historique à l'autonomie, ce désir de maintenir une certaine distance avec la sphère politique, l'a effectivement éloigné de la confiance et de la bonne volonté des sources de financement politiques. D'autre part, nous voyons que la dissolution de la publicité bourgeoise a débouché sur un affaiblissement de l'intérêt des hommes politiques pour le maintien de l'espace de la publicité bourgeoise par excellence, l'institution artistique. En particulier dans le contexte d'un populisme politique grandissant, le lieu traditionnel de la pensée critique et éclairée est de plus en plus indésirable. Mais au sein de l'Etat providence également, nous observons de nouvelles contingences et restrictions, et surtout une évolution rapide vers l'association de la culture et du capital.

Bien entendu, nous ne voulons ni conserver, défendre ou retourner aux catégories bourgeoises de l'espace artistique et de la subjectivité, ni retourner à une conception classique d'avant-garde de la résistance. C'est pourquoi nous n'avons pas uniquement besoin de nouveaux instruments et facultés, mais également de nouveaux concepts "de l'institution". Pour cela, je propose précisément comme point de départ le bouleversement de catégories et de positions de sujet figées, dans l'interdisciplinaire et l'entre-deux, dans le conflictuel et ce qui sépare, dans le fragmenté et les libertés en différents lieux de l'expérience, pour ainsi dire. Nous devrions commencer à présenter la publicité comme cette conceptualité contradictoire et hétérogène et les institutions artistiques comme l'incarnation de ces publicités. Nous pouvons peut-être la penser comme une formation spatiale ou une plate-forme de ce que Chantal Mouffe a désigné comme une publicité antagoniste: "De ce point de vue, le but des institutions démocratiques ne consiste pas en l'établissement d'un consensus rationnel dans la sphère publique, mais en le désamorçage du potentiel d'hostilités qui existe dans les sociétés humaines, en permettant la transformation de l'antagonisme en 'agonisme'."[2]

Si nous voulons étudier les problèmes des institutions artistiques sans en revenir à des modèles et à des rhétoriques historiques et inutilisables, mettre l'accent sur le potentiel démocratique de l'espace artistique est selon moi le plus important. La démocratie est bien le signifiant vide unificateur de notre époque, et, en tant que telle, il est impossible de la nier ou d'ouvertement ne pas en tenir compte. Dans le jeu du langage public, personne ne peut, au sein de la démocratie, argumenter contre la démocratie. Sur la base de l'institution artistique comme lieu de démocratie et de son éternel antagonisme, je crois que tant le populisme que l'idéologie du management peuvent être combattus. Cette focalisation indique combien notre conceptualisation du public, les différentes manières d'agir publiquement et de réfléchir à la conception de la publicité sont devenues les points les plus importants pour notre constitution institutionnelle, et combien cela englobe tant l'éthique que le politique: l'art ne se préoccupe pas que du monde artistique, mais aussi du monde.


[1] Frazer Ward, "The Haunted Museum: Institutional Critique and Publicity", October 773, Simmer 1995, 74.

[2] Chantal Mouffe, "Für eine agonistische Öffentlichkeit", in Okwui Enwezor et al. (Ed.), Demokratie als unvollendeter Prozess, Ostfeldern-Ruit: Hatje-Cantz, 2002, 104 s.