06 2004
"Nous sentons notre liberté": Imagination et jugement dans la pensée d'Hannah Arendt
Traduit par Julie Bingen
"Il
n’y a […] pas eu 'esthétisation‘ de la politique à l’âge
moderne, parce
que celle-ci est esthétique en son principe."
Jacques
Rancière[1]
Dans ses leçons sur Kant (Juger. Sur la philosophie politique de Kant), Arendt affirme avec ténacité que l'exposé fait par Kant dans la troisième Critique d’un jugement réfléchissant et esthétique offre un modèle pour le jugement politique: un tel jugement fait appel à l'universalité, mais évite les critères de vérité et la subsumption sous des règles qui caractérisent les jugements cognitifs et logiques. "Si vous dites: 'Quelle belle rose!', vous ne parvenez pas à ce jugement en commençant par dire: 'Toutes les roses sont belles, cette fleur est une rose, donc cette rose est belle'"[2], écrit Arendt. Ce à quoi nous sommes confrontés dans un jugement réfléchissant, par conséquent, ce n'est pas la catégorie générale "rose", mais la rose particulière, cette rose. Le fait que cette rose soit belle ne relève pas de la nature universelle des roses. L'affirmation de la beauté appartient à la structure du sentiment, pas à celle des concepts. "La beauté n'est pas un attribut de la fleur elle-même", écrit Kant[3], mais seulement une expression du plaisir ressenti par le sujet jugeant dans le mode réfléchissant de l'appréhension de cette fleur.
L'insistance d'Arendt quant au fait que les jugements politiques ne puissent être des affirmations de la vérité a laissé perplexes ses lecteurs autrement bien disposés. Le plus célèbre d'entre eux est Jürgen Habermas, qui estime que le refus d'Arendt de fournir un "fondement cognitif" pour la politique et le débat public laisse "un abîme béant entre la connaissance et l'opinion, qui ne peut être comblé avec des arguments"[4].
Avant de souscrire à une telle critique, nous devrions nous demander pourquoi Arendt pensait avoir besoin d'une considération sur la faculté de juger. Selon Ronald Beiner, l'éditeur des leçons sur Kant, le souci d'Arendt était le suivant: "Comment affirmer la liberté?" Arendt voyait dans la faculté de juger quelque chose qui "nous permet de ressentir un sentiment de plaisir positif dans la contingence du particulier"[5]. Ayant identifié avec finesse l'importance de l'affect et le problème central de la liberté dans l'oeuvre d'Arendt sur le jugement, Beiner approuve ensuite – de manière assez inexplicable à mes yeux – la critique d'Habermas, qui ignore le thème de la liberté et conçoit le problème du jugement strictement comme un problème de vérification de la validité intersubjective. Seyla Benhabib reprend ce geste interprétatif décisif lorsque, tentant elle aussi de comprendre l'attachement d'Arendt à la troisième Critique, elle écrit: "Ce qu'Arendt a vu dans la doctrine de Kant sur le jugement esthétique, c'était […] une procédure de vérification de l’accord intersubjectif dans le domaine public."[6] Cette "procédure" est le processus consistant à penser de façon imaginative en adoptant des points de vue qui ne sont pas les siens et à former ce que Kant appelait une "pensée élargie". Une fois réalisée cette manoeuvre interprétative, Benhabib estime elle aussi que l'attachement à Kant non seulement étrange, mais profondément erroné.
Et peut-être est-ce le cas. Si votre souci premier est la vérification de la validité intersubjective dans le domaine politique, pourquoi ne pas se tourner vers une forme de rationalité davantage empirique et pratique, comme la notion aristotélicienne de phronesis? Pourquoi se tourner vers un texte philosophique qui offre au mieux un exposé hautement formalisé de la validité, qui postule l'accord des autres, mais qui n'a pas besoin de leur réel consentement? Plus grave encore, pourquoi approuver une forme de validité qui n'est pas objective mais subjective, car elle ne fait référence à rien d'autre que le sentiment de plaisir du sujet et anticipe seulement l'assentiment de tous? Avant de décider qui a "raison", Arendt ou ses critiques, essayons d'abord de comprendre ce qu'est cette faculté de juger et en quoi elle pourrait être pertinente pour la politique démocratique.
Pris au sens le plus large, le jugement est la faculté qui nous permet d'organiser notre expérience ou d'y donner un sens. Qu'il s'agisse des particularités d'objets nécessitant d'être mis en relation avec des concepts pour les besoins de la cognition ou des particularités d'événements nécessitant d'être organisés en narratifs pour les besoins de la vie politique, le jugement donne cohérence et signification à l'expérience humaine. Que ce que je vois là-bas soit un "arbre", que ce que j'entends à la radio soit un commentaire sur "la dernière famine en Afrique", ou que ce que je lis dans le journal soit un éditorial sur la "guerre entre les sexes", je suis à la fois engagé dans et témoin de la pratique du jugement. Le problème est que, selon la logique de recognition à l'oeuvre dans un "jugement déterminant", qui subsume les particuliers sous des règles, l'on comprend difficilement comment il pourrait y avoir un nouvel objet ou un nouvel événement, quelque chose qui ne puisse être expliqué comme étant la continuation d'une série existante et d'après ce qui est déjà connu. Cependant, ce qu'Arendt appelle le "problème du neuf" est plus qu'une question épistémologique sur la manière dont nous avons connaissance des particuliers. Le problème du neuf est une question politique, celle de savoir comment nous, membres de communautés démocratiques, pouvons affirmer la liberté humaine comme une réalité politique dans un monde d'objets et d'événements dont nous ne pouvons ni contrôler ni prévoir avec certitude les causes et les effets. Arendt saisit la difficulté que nous avons en affirmant: "Chaque fois que nous sommes confrontés à quelque chose d'effrayant par sa nouveauté, notre première impulsion est de le reconnaître par une réaction aveugle et incontrôlée suffisamment forte pour forger un nouveau mot; notre seconde impulsion semble être de reprendre le contrôle en niant avoir jamais vu quelque chose de nouveau, en faisant comme si quelque chose de semblable nous était déjà connu; seule une troisième impulsion peut nous ramener à ce que nous avons vu et su au départ. C'est ici que commence la véritable compréhension [politique]."[7] Ce qui est en jeu dans le jugement politique, c'est d'essayer d'être chez soi dans un monde fait de relations et d'événements que nous n'avons pas choisis, sans succomber à diverses formes de fatalisme ou de déterminisme, dont l'autre face est l'idée de la liberté comme souveraineté.
Arendt estime que c'est précisément tout ce qui n'est pas un objet de connaissance qui constitue une occasion de développer les aspects critiques de la faculté de juger elle-même. C'est dans les cas où le jugement déterminant peine ou échoue que commence le véritable jugement. Dans les cas où il n'y a pas de concept donné, l'harmonie des facultés qui se présente dans un jugement n'est plus soumise à la législation de l'entendement (c'est-à-dire de la faculté des concepts), mais ces facultés atteignent un accord libre. Dans le "libre jeu des facultés", l'imagination n'est plus liée à la logique de recognition, qui requiert la reproduction d'objets absents en accord avec la temporalité de l'entendement, linéaire et gouvernée par les concepts. L'imagination, lorsqu'elle est considérée dans sa liberté – rien ne nous oblige de la considérer ainsi –, est productrice et spontanée, non simplement re-productrice de ce qui est déjà connu mais génératrice de nouvelles formes et figures.
En mettant en avant le rôle producteur de l'imagination dans la faculté de juger, je reprends le projet inachevé d'Arendt de développer une théorie du jugement politique et je m'en écarte en même temps. Malgré sa grande confiance dans la troisième Critique de Kant, elle n'a jamais réellement considéré l'imagination dans sa liberté, car elle ne l'a jamais conçue comme quelque chose d'autre que reproducteur. Sa vision limitée de l'imagination apparaît d'autant plus curieuse lorsque nous reconnaissons que l'imagination reproductrice est liée à la faculté d'entendement, et par là à des concepts, d'une façon qu'il est difficile de concilier avec son propre refus énergique de la cognition comme étant la tâche du jugement politique. Cette négligence vis-à-vis du libre jeu de l'imagination est une des raisons pour lesquelles les réflexions d'Arendt sur le jugement se sont prêtées à la fois à l'appropriation et à la critique de la part de penseurs tels qu'Habermas, pour lesquels la validité se dessine comme la seule question laissée sans réponse qui menace de rendre incohérent l'ensemble de son exposé. Arendt donne bien une réponse à cette question de la validité qui préoccupe ces critiques, mais avec une réserve importante: contrairement à eux, elle ne pense pas que la validité en elle-même soit le problème central ou la tâche principale du jugement politique - c'est l'affirmation de la liberté humaine qui tient cette place.
Dans certains passages de cet essai que les contraintes de volume ne me permettent pas de présenter ici, je montre qu'Arendt repense la validité appropriée à la politique démocratique comme étant inconcevable en dehors de la pluralité. Pour ses critiques, la validité est liée à l'impartialité obtenue au moyen de la séparation des intérêts particuliers et généraux – mais ce qui reste est malgré tout une forme d'intérêt, mais cet intérêt est désormais considéré comme raisonnable et universel dans un sens non transcendantal. Ce qu'Arendt entend par "impartialité" est différent; ce terme s'apparente à ce que veut dire Kant lorsqu'il dit que les concepts ne peuvent jouer un quelconque rôle dans un jugement esthétique parce qu'ils introduisent un intérêt, à savoir le plaisir ou le penchant que nous rattachons à la faculté d'un objet de servir une fin. Les concepts doivent être exclus parce qu'ils enchevêtrent les jugements dans une économie d'utilisation et dans le nexus causal.
Puisque, selon Arendt, aucun concept ne détermine la formation d'un jugement, cette formation ne peut pas – pas en premier lieu – concerner la relation du sujet à l'objet, qui définit les jugements cognitifs. La relation à l'objet est plutôt médiatisée par la relation du sujet aux points de vue d'autres sujets ou, plus précisément, par la prise en compte des points de vue d'autres sujets sur le même objet. Arendt appelle cela la "pensée représentative":
"Je me forge une opinion en considérant un enjeu donné sous différents angles, en appelant à mon esprit les points de vue de ceux qui sont absents; c'est-à-dire que je me les représente. Ce processus de représentation n'adopte pas aveuglément les opinions réelles de ceux qui se trouvent ailleurs et regardent par conséquent le monde sous une perspective différente; il n'est question ni d'empathie, comme si j'essayais d'être ou de ressentir comme une autre personne, ni de compter des voix et de rejoindre une majorité, mais d'être et de penser dans ma propre identité là où en réalité je ne suis pas."[8]
L'imagination médiatise: elle ne se déplace ni au-dessus des perspectives, comme si celles-ci devaient être transcendées au nom de l'objectivité pure, ni sur le même plan que ces perspectives, comme si elles étaient des identités nécessitant notre reconnaissance. L'imagination permet au contraire d' "être et penser dans ma propre identité là où en réalité je ne suis pas."
Pour déchiffrer cette curieuse formulation d'une pensée élargie, examinons l'art particulier sur lequel elle est basée, ce qu'Arendt appelle "entraîner l'imagination à aller visiter" (LKPP, 43). Iris Marion Young, dans son commentaire de cet art d'occuper dans l'imagination les points de vue d'autres personnes, argumente que celui-ci suppose une réversibilité dans les positions sociales qui nie les relations structurées de pouvoir et, en définitive, la différence. "Les participants au dialogue sont capables de prendre en compte la perspective d'autres personnes parce qu'ils ont entendu ces perspectives exprimées", écrit Young, pas parce que "la personne qui juge imagine à quoi ressemble le monde vu depuis une autre perspective."[9] De même, Lisa Disch et Ronald Beiner insistent sur le fait que la pensée élargie doit être basée sur un dialogue réel, et non sur un dialogue imaginaire. Nous pourrions nuancer cette critique et dire que l'imagination n'est pas un substitut pour le fait d'entendre d'autres perspectives, mais qu'elle est néanmoins nécessaire parce que, empiriquement parlant, il nous est impossible d'entendre toutes les perspectives pertinentes. Procéder de la sorte, cependant, signifierait accepter la conception de l'imagination implicite à la critique, à savoir que cette faculté est au mieux un substitut d'objets réels, en ce compris les opinions effectives d'autres personnes, et au pire une distorsion de ces objets en fonction des intérêts du sujet qui exerce l'imagination.
Par opposition à l'accentuation du dialogue réel, orienté vers la compréhension mutuelle dans une "éthique du discours", Arendt invoque l'imagination pour développer une référence à une troisième perspective, d'où l'on tente de voir depuis d'autres points de vue, mais à quelque distance. Arendt ne rejette pas plus l'importance du véritable dialogue que ne le fit Kant, mais elle met en exergue – toujours comme Kant – la position unique de l'extérieur, d'où nous jugeons les objets et les événements, et les jugeons en dehors de l'économie de l'utilisation et du nexus causal. "Etre et penser dans ma propre identité là où en réalité je ne suis pas" est la position qui est atteinte non pas lorsque, comprenant une autre personne, je cède mon intérêt privé en faveur de l'intérêt général, mais lorsque je regarde le monde depuis des points de vues (et non des positions d’identité) multiples, par rapport auxquels je reste toujours quelque peu étranger, et également étranger à moi-même en tant qu'être agissant. C'est là la position du spectateur qu'Arendt décrit dans les leçons sur Kant. Le spectateur est celui qui, à travers l'usage de l'imagination, peut réfléchir à l'ensemble de façon désintéressée, c'est-à-dire de façon libre non seulement de l'intérêt privé mais de l'intérêt tout court, et donc de tout critère d'utilité quel qu'il soit. Si l'imagination était toutefois simplement reproductrice et gouvernée par des concepts (comme Arendt semble elle-même le supposer, ou du moins ne remet jamais en question), il serait alors éventuellement possible d'atteindre l'impartialité de l'intérêt général. Mais serait-on dans un équilibre permettant d'appréhender les objets et les événements en dehors de l'économie de l'utilisation et du nexus causal – de les appréhender dans leur liberté?
Dans cet équilibre Kant pouvait exprimer de l'enthousiasme vis-à-vis de l'événement historique d'importance mondiale que constituait la Révolution française, bien que du point de vue d'un être agissant moral, disait-il, il devrait le condamner. Du point de vue du spectateur, cependant, la Révolution lui inspirait un sentiment d' "espoir", comme l'écrit Arendt, en "ouvrant de nouveaux horizons pour l'avenir" (LKPP, 56). Elle montrait ce qui ne peut être connu, mais doit être exposé: la liberté humaine.
Le jugement du spectateur, qui affirme la liberté, "ne dit pas comment agir" (LKPP, 44), écrit Arendt à propos de l'enthousiasme de Kant. Ce n'est que là où l'imagination n'est pas réfrénée par un concept (donné par l'entendement) ou par la loi morale (donnée par la raison) qu'un tel jugement peut se former. Lorsqu'elle peut jouer librement, l'imagination n'est plus au service de l'application de concepts. Juger les objets et les événements dans leur liberté étend notre sens de la communauté, non pas parce que cela nous dit ce qui est justifié ou ce que nous devrions faire, mais parce que cela modifie notre sens de ce qui est réel et communicable.
Le fait de juger est une manière de construire et de découvrir la communauté et ses limites, ce qui ne signifie toutefois pas qu'il se traduirait ou devrait se traduire en une esquisse de l’action politique. Contrairement à ce que prétendent les critiques, Arendt ne tourne aucunement le dos à la vita activa, et elle ne nie aucunement l'importance du jugement pour la politique. Elle refuse plutôt de définir cette activité en termes de production d'une base normative pour l'action politique. Les spectateurs ne formulent pas de jugements qui puisse ensuite servir de principes pour l'action ou pour d'autres jugements; ils créent l'espace au sein duquel les objets du jugement politique, les acteurs et les actions eux-mêmes, peuvent apparaître et donc modifier notre sens de ce qui a sa place dans le monde commun.
Si le monde est l'espace dans lequel les choses deviennent publiques, alors juger est une pratique qui modifie ce que nous considérerons comme tel. "[…] le jugement du spectateur crée l'espace sans lequel de tels objets ne pourraient pas apparaître du tout. Le domaine public est constitué par les critiques et les spectateurs, pas par les acteurs et les créateurs. Et ce critique et ce spectateur se trouvent dans chacun des acteurs" (LKPP, 63); le "spectateur" n'est pas une autre personne, mais simplement un autre mode de relation avec ou d'existence dans le monde commun. Il s'agit d'un tournant copernicien dans la relation de l'action avec le jugement: sans les spectateurs qui jugent et les artefacts du jugement, l'action disparaîtrait sans laisser de trace – elle ne serait pas une activité de construction d'un monde. Arendt attribue ce tournant à Kant, mais c'est Arendt elle-même qui affirme, dans sa lecture particulière de Kant, que c'est l'activité de jugement des spectateurs qui crée l'espace public, et le crée comme un espace de liberté.
Contrairement à Arendt, Kant suggère que la transformation de l'espace public implique non seulement le jugement du spectateur, mais également l'activité créatrice de l'artiste et le pouvoir formateur de l'imagination productrice, la capacité à présenter des objets de manières nouvelles, non familières – ce qu'il appelle le "génie". Dans sa discussion sur les "idées esthétiques", Kant décrit l'imagination comme étant "très puissante lorsqu'elle crée, pour ainsi dire, une autre nature à partir de la matière que la vraie nature lui donne" (KdU §49, p. 414 [B 193]). En effet, "il est même possible que nous restructurions l'expérience", ajoute Kant, "[et] dans ce processus nous sentons notre liberté par rapport à la loi de l'association (qui est attachée à l'utilisation empirique [c'est-à-dire reproductrice] de l'imagination)" (ibid. p. 414 [B 194]; la mise en exergue est ajoutée). Cette faculté de présentation "provoque beaucoup de pensée, mais sans qu'aucune pensée déterminée, c'est-à-dire un concept déterminé, ne puisse lui être adéquat" (ibid. p. 413 et suivante [B 193]). L'imagination à l'oeuvre dans la représentation d'idées esthétiques, écrit Kant, "étend le concept lui-même de manière illimitée" (ibid. p. 415 [B 194]). Si les concepts ne sont pas tant exclus qu'étendus de manière indéfinie, cela a des conséquences sur la façon dont nous réfléchissons à notre propre activité politique ou esthétique.
Cette activité de l'imagination, qui transforme les concepts, n'est pas limitée au génie. L'imagination "joue librement" lorsque nous jugeons la réflexivité, pas seulement lorsque nous créons de nouveaux objets de jugement. Considérons un texte comme la Declaration of Sentiments, rédigée par Elizabeth Cady Stanton et signée par une foule d'autres défenseurs des droits de la femme en 1848 à Seneca Falls. Ce texte met en avant le jugement selon lequel les hommes et les femmes sont créés égaux et par conséquent peuvent prétendre aux même droits politiques. Projeté dans l'espace public, un tel document est un "objet" imaginatif, qui stimule l'imagination des spectateurs qui jugent et étend leur sens de ce qui est communicable, de ce qu'ils considérerons comme faisant partie du monde commun. Comme une oeuvre d'art, un tel document est potentiellement défamiliarisant: travaillant avec ce qui est communicable (p.ex. l'idée, avancée par Declaration of Indepedence, que tous les hommes sont créés égaux), il étend notre sens de ce que nous pouvons communiquer. Postulant l'accord de tous ("nous considérons ces vérités comme évidentes"), la Declaration of Sentiments (re)présente avec créativité le concept d'égalité d'une façon qui – pour citer Kant une fois de plus au sujet de l'imagination productrice – "stimule l'esprit en ouvrant pour lui une vue" (KdU p. 415 et suivante [B 195]), ce qui est exclu par toute présentation logique du concept d'égalité.
Nous manquons cette extension créative du concept chaque fois que nous parlons de l'extension logique de quelque chose de tel que l'égalité ou les droits. Le concept original d'égalité politique est, après tout, un concept déterminé, constitué historiquement par rapport aux citoyens masculins blancs et possédants. La Declaration of Sentiments n'a pas simplement appliqué ce concept comme une règle à un nouveau cas particulier (les femmes): elle a plutôt largement présenté l'idée de l'égalité comme une idée esthétique: "une représentation de l'imagination qui provoque beaucoup de pensée, mais sans qu'aucun (...) concept [déterminé] ne puisse lui être adéquat", pour citer Kant une fois encore. Ainsi, la "pensée" qu'une telle représentation "provoque" dépasse toujours les termes du concept; elle "étend le concept lui-même de manière illimitée". Cette extension n'est pas logique mais imaginative: nous créons de nouvelles relations entre des choses qui n'en ont pas (p.ex. entre le concept d'égalité et les relations entre les sexes, ou entre les droits de l'homme et la division sexuelle du travail). Toute extension d'un concept politique implique inévitablement une ouverture imaginative sur le monde qui nous permet de voir et d'articuler des relations entre des choses qui n'en ont pas (dans un sens nécessaire et logique), de créer des relations qui sont externes à leurs termes. Les relations politiques sont toujours externes à leurs termes: elles n'impliquent pas tant la capacité de subsumer des particuliers sous des concepts que la capacité de voir ou de forger de nouvelles connexions.
L'imagination, considérée dans sa liberté, ouvre une question de communauté qui ne peut être tranchée par une pratique de la politique centrée sur l'échange de preuves. En rejetant un consensus gagné à l'aide de preuve, Arendt ne veut pas dire que les jugements politiques doivent éviter toute prétention cognitive. Elle cherche plutôt à nous rappeler que notre relation aux autres et au monde est basée sur autre chose que la connaissance. "Le savoir est basé sur la reconnaissance", observe Wittgenstein, c'est-à-dire sur le mode du tenir-quelque-chose-pour-quelque-chose, ce qui constitue la condition de la connaissance, mais aussi sur le mode de faire quelque chose en relation avec ce que l'on sait. Par exemple, dire qu'une question politique comme le mariage des homosexuels appelle notre jugement ne signifie pas refuser les questions cognitives. Cela signifie plutôt qu'un jugement cognitif de l'existence de quelque chose (c'est-à-dire sa fonction ou capacité à satisfaire une fin) n'est pas ce que nous sommes priés de faire – pas plus qu'un botaniste, comme dit Kant, n'est prié d'expliquer que la fleur est un organe reproducteur lorsqu'il déclare que la fleur est belle. On peut savoir de telles choses sur les plantes, tout comme on peut savoir certaines choses sur les pratiques non hétérosexuelles; juger esthétiquement ou politiquement requiert toutefois que nous considérions ce que nous savons de manière différente: la fleur comme belle indépendamment de sa fonction, les pratiques sexuelles non hétéronormatives comme faisant partie du monde commun indépendamment de quelque fonction sociale qu'elles pourraient remplir. Et cela demande de l'imagination. Contrairement à ce que reprochent ses critiques, la critique d'Arendt des prétentions cognitives dans le domaine du politique ne consistait pas à dire "Ne faites jamais un jugement cognitif lorsque vous jugez politiquement", mais "Ne confondez pas un jugement cognitif avec un jugement politique". Quelque chose d'autre est nécessaire, car un jugement politique ne révèle pas une quelconque propriété de l'objet mais quelque chose de portée politique sur celui qui le fait.
Ce
que nous affirmons dans un jugement politique n'est
pas ressenti comme un engagement cognitif envers un
ensemble de préceptes dont il a été convenu rationnellement
(tels qu'ils sont par exemple codifiés dans une constitution
–
bien que cela puisse
aussi être ressenti comme tel), mais comme
un plaisir, une sensibilité partagée. "Nous sentons
notre liberté", comme l'exprime Kant, lorsque nous
jugeons esthétiquement ou, comme le montre Arendt, politiquement.
Si le plaisir qui est contenu dans un jugement ne résulte
pas de l'appréhension immédiate d'un objet mais de la
réflexion (c'est-à-dire s'il ne surgit en relation avec
rien d'autre que le jugement lui-même), alors nous sommes
renvoyés à nous-mêmes et à notre propre pratique: nous
tirons du plaisir de ce que nous soutenons (p.ex. le
fait que ces vérités soient évidentes). Ce qui nous donne du plaisir est la façon dont nous jugeons, c'est-à-dire
le fait que nous jugions les objets et les événements
dans leur liberté. Nous ne sommes pas obligés de
considérer ces vérités comme évidentes, pas plus que
nous ne sommes obligés de considérer les hommes et les
femmes égaux ou la rose belle; rien ne nous y contraint.
Il n'y a rien de nécessaire dans ce que nous soutenons.
Le fait que nous soutenions quelque chose d’une certaine
manière est une expression de notre liberté. Dans le
jugement, nous affirmons notre liberté et découvrons
la nature et les limites de ce que nous soutenons en
commun. C'est là la leçon simple, mais cruciale, à tirer
de l'exposé d'Arendt sur le jugement politique.
[1] Jacques Rancière, La mésentente. Politique et philosophie, Paris: Galilée 1995, p. 88. – Des extraits du présent essai paraîtront dans Linda M. G. Zerilli, Feminism and the Abyss of Freedom, Chicago University Press 2005, et dans Linda M. G. Zerilli, "Aesthetic Judgment and the Public Sphere in the Thought of Hannah Arendt", Österreichische Zeitschrift für Geschichtswissenschaften, 15/2004/3, pp. 67-94.
[2] Hannah Arendt, Lectures on Kant’s Political Philosophy, ed. Ronald Beiner (Chicago: University of Chicago Press, 1982), p. 13 (abrégé ci-après en LKPP).
[3] Cf. Immanuel Kant, Kritik der Urteilskraft, in: du même auteur, Werke tome 8, Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft 1983, § 32, p. 375 (B 136) (abrégé ci-après en KdU).
[4] Jürgen Habermas, "Hannah Arendt’s Communications Concept of Power", in: Hannah Arendt, Critical Essays, publié par Lewis Hinchman and Sandra Hinchman, Albany: State University of New York Press 1994, p. 225. Pour un argument semblable, cf. Albrecht Wellmer, "Hannah Arendt on Judgment: The Unwritten Doctrine of Reason", in: Judgment, Imagination, and Politics: Themes from Kant and Arendt, publié par Ronald Beiner et Jennifer Nedlesky, Boston: Rowman & Littlefield 2001, pp. 165–181, ici: 169.
[5] Ronald Beiner, "Interpretive Essay: Hannah Arendt on Judging," in: Hannah Arendt, Lectures on Kant’s Political Philosophy, publié par Ronald Beiner (Chicago: University of Chicago Press, 1982), p. 36.
[6] Seyla Benhabib, The Reluctant Modernism of Hannah Arendt, Thousand Oaks: Sage 1996, p. 188 et suivante. Benhabib voit une "lacune normative dans la pensée d'Arendt" et considère l'attachement à la troisième – au lieu de la deuxième – Critique comme un exemple "perturbant" supplémentaire du refus ou de l'échec d'Arendt de tenir compte de la "dimension normative du politique" (ibid., pp. 193 et 194).
[7] Hannah Arendt, "Understanding and Politics", in: du même auteur, Essays in Understanding, 1930–1954, publié par Jerome Kohn, New York: Harcourt Brace & Company 1994, pp. 307–327, ici: p. 325, note de bas de page 7. "La perte des critères [hérités]", observe Arendt, "n'est par conséquent une catastrophe pour le monde moral [et politique] que si l'on suppose que les individus ne sont pas en mesure de juger des choses en fonction d’elles-mêmes […]; on ne pourrait exiger d'eux plus que la simple application de règles connues." (Hannah Arendt, Was ist Politik?, publié par Ursula Ludz, Munich: Piper 1993, p. 22).
[8] Hannah Arendt, "Truth and Politics", in: du même auteur, Between Past and Future: Eight Exercises in Political Thought, New York: Penguin 1993, pp. 227–264, ici: p. 241.