Cookies disclaimer

Our site saves small pieces of text information (cookies) on your device in order to keep sessions open and for statistical purposes. These statistics aren't shared with any third-party company. You can disable the usage of cookies by changing the settings of your browser. By browsing our website without changing the browser settings you grant us permission to store that information on your device.

I agree

04 2006

Dérive à travers les circuits de travail précaire féminisé

Precarias a la deriva

Traduit par Francisco Padilla

Synopsis : nous sommes précaires. Ce qui veut dire un certain nombre de bonnes choses (accumulation de diverses connaissances, savoir-faire et habilités par le biais du travail et des expériences de vie en construction permanente), et beaucoup de mauvaises (vulnérabilité, insécurité, pauvreté et manque de protection sociale). Mais nos situations sont tellement diverses, tellement singulières qu'il nous est difficile de trouver des dénominateurs communs en tant que points de départ ou des différences claires avec lesquelles nous enrichir mutuellement. Il nous est compliqué de nous exprimer, de nous définir  nous-mêmes à partir du terrain commun de la précarité: une précarité qui est à même de se passer d'une identité collective claire dans laquelle elle puisse se simplifier et se défendre, mais qui n'en a pas moins le besoin urgent d'un certain rassemblement. Nous avons besoin de communiquer le manque et l'excès de nos situations de travail et de vie afin d'échapper à la fragmentation néo-libérale qui nous sépare, nous affaiblit et nous transforme en victimes de la peur, de l'exploitation ou de l'égoïsme du "chacune pour soi". Par dessus tout, nous voulons rendre possible la construction collective d'autres possibilités de vie à travers l'élaboration d'une lutte partagée et créative.
-Extrait de la première invitation à participer dans la première dérive, octobre 2002. 

Precarias a la Deriva est une initiative à mi-chemin entre la recherche et l'activisme, issue du centre social féministe La Eskalera Karakola à Madrid. Cette initiative s'est initialement développée comme réponse à la grève générale de juin 2002 en Espagne. Confrontées à la mobilisation qui ne représentait pas le type de travail fragmenté, informel et invisible que nous faisons - nous boulots n'étaient pris en considération ni par les syndicats qui ont convoqué à la grève, ni par la législation qui l'a provoqué - un groupe de femmes avaient décidé de passer la journée de la grève en promenade dans la ville, transformant le classique piquet de grève en un piquet d'enquête: parlant aux femmes de leur travail et leur vies. Êtes-vous en grève? Pourquoi? Quelles sont vos conditions de travail? De quel type de moyens disposez-vous pour affronter des situations qui vous semblent injustes?...

De cette première expérience d'essai est venue l'impulsion d'organiser un projet continu de recherche. Il est évident que nous avons besoin d'outils pour parler et intervenir autour des nouveaux types de travail - ce terrain du travail qui souvent n'a même pas de nom. Nous nous sommes alors mises en route pour cartographier le territoire, avec un oeil toujours attentif à la possibilité du conflit. Ceci est une nécessité de survie émanant de nos besoins: des réseaux pour briser la solitude, des mots pour parler de ce qui nous arrive.

Mais qui est ce "nous" ? Nous partons d'une catégorie provisoire, presque d'une intuition: pouvons nous utiliser la "précarité" comme un nom commun pour nos situations diverses et singulières? Comment pouvons-nous chercher des noms communs et reconnaître en même temps des singularités, faire des alliances et comprendre la différence? Une conceptrice indépendante et une travailleuse dans le secteur du sexe ont certaines choses en commun: l'imprévisibilité et l'absence de protection du travail, la continuité du travail et de la vie, le déploiement d'un large éventail de savoir-faire et de connaissances non quantifiables. Néanmoins, la différence au niveau de la reconnaissance sociale et du degré de vulnérabilité est également claire. Comment articulerons-nous nos besoins communs sans retomber dans l'identité, sans niveler ou homogénéiser nos situations?
Au lieu de rester tranquilles pour trancher tous ces doutes, nous avons décidé de nous mettre en route et de travailler ces doutes en mouvement. Nous avons choisi une méthode qui nous mènerait dans une série d'itinéraires à travers les circuits métropolitains du travail précaire féminisé, menant l'une et l'autre à travers nos environnements quotidiens, parlant à la première personne, échangeant des expériences, réfléchissant ensemble. Ces dérives à travers la ville défient la division entre travail et vie, production et reproduction, public et privé pour tracer le continuum spatio-temporel de l'existence, la double (ou multiple) présence. Plus concrètement: durant quelques mois un groupe ouvert et changeant parmi nous est parti presque chaque semaine en errance à travers les espaces importants de la vie quotidienne des femmes (nous-mêmes, nos amies, des contacts proches) travaillant dans des secteurs précaires et hautement féminisés: le travail linguistique (traduction et enseignement), le travail domestique, les call-centers, le travail sexuel, les services dans le secteur de l'alimentation, l'assistance sociale et la production médiatique. Afin de structurer un peu nos réflexions, nous avons choisi pour nous guider quelques axes d'intérêt communs et particuliers: les frontières, la mobilité, le revenu, le corps, le savoir et les relations, la logique d'entreprise et le conflit. En parlant, en réfléchissant, avec une caméra vidéo et un enregistreur audio en main, nous sommes allées avec l'espoir de communiquer l'expérience et les hypothèses que nous pourrions en tirer, prenant notre propre communication au sérieux, non seulement comme un outil de diffusion, mais tout d'abord comme une matière première pour la politique.

L'expérience à été terriblement riche et un peu écrasante. Les questions se sont multipliés et les certitudes sont peu nombreuses. Néanmoins, un petit nombre d'hypothèses provisoires a émergé. En premier lieu, nous savons que la précarité n'est pas limitée au monde du travail. Nous préférons la définir comme le lieu de jonction de conditions matérielles et symboliques qui déterminent un état d'incertitude quant à l'accès durable aux ressources essentielles pour le plein développement de sa propre vie. Cette définition nous a permis de dépasser les dichotomies du public/privé et production/reproduction et de reconnaître les interconnexions entre le social et l'économique. Deuxièmement, plus qu'en termes de condition ou de position fixe ("être précaire") nous préférons penser la précarité comme une tendance. De fait, la précarité n'est pas nouvelle (une bonne partie du travail féminin, payé et gratuit, a été précaire depuis la nuit des temps). Ce qui est nouveau est le processus par le biais duquel cette précarité est en expansion, en incluant de plus en plus de secteurs sociaux, non pas de manière uniforme (ce serait difficile de dessiner une ligne de séparation rigide ou précise entre les parties "précaires" et "stables" de la population), mais de telle manière que la tendance est généralisée.
Par conséquent, nous préférons parler non pas en termes d'un état de précarité, mais de la "précarisation" en tant que processus qui affecte l'ensemble de la société, avec des conséquences dévastatrices pour les liens sociaux. Troisièmement, le terrain de rassemblement (et peut-être de "lutte") pour les travailleuses mobiles et précaires n'est pas nécessairement le "lieu de travail" (comment pourrait-il l'être alors qu'il coïncide si souvent avec sa propre maison où celle d'une autre ou alors qu'il change tous les quelques mois ou que les possibilités de se trouver dans un même lieu avec un groupe important de collèges, durant assez de temps pour que l'on puisse bien se connaître l'une l'autre, est de l'ordre d'une sur mille?), mais plutôt le territoire métropolitain dans lequel nous navigons chaque jour, avec ses annonces publicitaires et ses centres commerciaux, ses fast-foods qui goûtent l'air et toute sa variété de contrats inutiles.

En plus de ces hypothèses de base et d'une montagne de doutes, nous avons quelques indices pour la suite. Tout d'abord, et grâce aux ateliers que nous avons menés sur "le soin globalisé", nous avons réussi a dégager quelques points d'attaque.

La crise des soins ou mieux, l'articulation politique de ce fait, qui d'un côté comme de l'autre de l'océan nous affecte tous, est l'un de ces points. Nous ne pensons pas qu'il y ait une manière aisée de poser la question, une formule simple comme le revenu de base, un salaire pour les femmes au foyer, la distribution de tâches ou quelque chose de ce genre. Toutes les solutions devront être combinées. Il s'agit d'un conflit profond et à facettes multiples, impliquant la politique migratoire, la conception des services sociaux, les conditions de travail, la structure familiale, les affects, etc., que nous aurons à prendre comme un ensemble tout en faisant attention aux spécificités. Et puis, il y a notre fascination avec le monde du travail sexuel que nous avons rencontré petit à petit et qui une fois de plus nous renvoie à une cartographie complexe dans laquelle nous devons prendre en considération les politiques migratoires, les droits du travail, mais également les droits dans le royaume de l'imaginaire. Il y a ici un continuum, que nous appelons pour le moment soin-sexe-attention, qui circonscrit une bonne partie des activités au sein de tous les secteurs dans lesquels nous avons enquêté. L'affect, ses quantités et qualités, est au centre d'une chaîne qui connecte des lieux, des circuits, des familles, des populations, etc. Ces chaînes sont en train de produire des phénomènes et des stratégies aussi diverses que des mariages arrangés virtuellement, le tourisme sexuel, le mariage comme moyen de faire circuler des droits, l'éthnification du sexe et des soins, la formation de ménages multiples et transnationaux.

Deuxièmement, nous avons parlé du besoin de produire des slogans susceptibles de rassembler tous ces points. Les slogans passés sont devenus trop limités pour nous, trop généraux, trop vagues. Lors de la dernière séance des ateliers consacrés au "soin globalisé" nous avons réalisé que certains des ces slogans nous amèneraient vers des domaines tout aussi ambivalents que nécessaires tels que la revendication de la capacité d'avoir et d'élever des enfants, accompagnée simultanément de l'adoption de discours radicaux sur la famille en tant que mécanisme de contrôle, de dépendance et de culpabilisation de la femme.

Troisièmement, la nécessité de construire des points de rassemblement est claire. Curieusement, notre processus d'errance à travers la ville nous a emmené à valoriser davantage le droit dénié de nous territorialiser nous-mêmes. Si cette territorialisation ne peut se faire dans un lieu de travail mobile et changeant, nous devrons alors construire des espaces davantage ouverts et diffus au sein de la ville-entreprise. Le laboratorio de trabajadoras que nous envisageons de construire, pourrait être un lieu/moment opératoire pour venir ensemble avec nos conflits, nos ressources (légales, au niveau du travail, informatives, assistance mutuelle, logement, etc.), nos informations et notre sociabilité. Pour produire de l'agitation et de la réflexion. Une bonne idée et une idée difficile: à présent, nous y réfléchissons, non seulement eu égard aux aspects pratiques, mais aussi et particulièrement en ce qui concerne la capacité qu'il devrait avoir pour se construire comme un attracteur, un connecteur et une source de mobilisation de secteurs aussi différents que celui des travailleuses domestiques et des opératrices téléphoniques.

Quatrièmement, nous espérons renforcer les alliances locales et internationales que nous avons établi jusqu'ici. Le livre et la vidéo que nous venons de publier sont conçus comme des moyens d'y parvenir. Nous utiliserons la vidéo pour revenir aux espaces que nous avons traversé depuis un an environ – au centre médical et aux associations de quartier, sur la plaza et dans le cyberspace – afin de garder ouvertes les discussions que nous avons commencées.

Cinquièmement, nous soulignons l'importance des expressions publiques et de la visibilité: si nous voulons briser l'atomisation sociale, nous devons alors intervenir avec force dans l'espace public, faire circuler d'autres formes d'expression, produire des événements massifs qui placent la précarité en tant que conflit sur la table et la relient aux problématiques du soin et de la sexualité. Des idées sont en train de circuler, des possibilités non encore développées pour ce type d'interventions aux niveaux locaux et internationaux, que nous espérons poursuivre ensemble avec le plus possible de femmes et collectifs avec lesquels nous avons été en contact. Pour le moment, nous détectons trois types de conflits latents (ou des conflits existants, mais qui sont invisibles ou individuels):

1)   l'absentéisme généralisé du travail non-professionnel (télémarketing, commerce de détail dans des grandes chaînes de magasins, services);

2)   la demande pour d'autres contenus et d'autres formes au sein des professions précaires (le personnel soignant et les communications);

3)   la demande de reconnaissance dans les secteurs traditionnellement invisibles (travail domestique et travail sexuel).

L'hybridation de ces conflits doit être prise en compte et nos stratégies doivent être dessinées à partir de ressources, modalités et opportunités que ces types spécifiques de travaux fournissent. A cet égard, nous avons vu quelques expériences intéressantes - allant de la travailleuse rebelle du call-shop aux travailleuses dans le secteur des médias qui ont utilisé des outils qu'elles avaient en main pour lancer d'autres messages. Nous espérons générer d'autres expériences en coordination.

Et sixièmement, nous commençons à rencontrer consciemment le besoin de mobiliser des ressources économiques et infrastructurelles communes. Nous voulons être capables de "libérer" les gens, juste comme les partis le font: libres de l'illégalité, libres de la précarité. Nous pourrions organiser un agence de mariage... nous pouvons désobéir, falsifier, pirater, protéger et quoiqu'il en soit d'autre qui nous vienne à l'esprit. La proposition de l'espace Laboratorio de Trabajadoras, aussi bien que quasiment tout autre proposition, requiert de l'argent. Nous ne voulons pas tomber dans le système de stars, faisant des tours et causant, au détriment du développement du réseau local si important pour nous; nous ne voulons pas non plus tomber dans la dépendance des subventions. Les ressources qui nous concernent sont aussi bien d'immatérielles et affectives que matérielles. Ce qui nous importe c'est de construire un pro commun. Pour faire cela, il est nécessaire de collectiviser les savoirs et les réseaux, brisant la logique de la maximisation individuelle à laquelle les agences intellectuelles de la ville de réputation nous a habitué.

Une chose mène à l'autre. De dérives à d'autres dérives, des ateliers à des milliers d'autres dialogues et débats, manifestations, espaces publics, la possibilité de rassemblement. Au-delà de la politique du geste: la densité, l'histoire, les liens, la narration, le territoire... A être continué.

 
Ce texte est publié dans Feminist Review.

Precarias a la Deriva, A la deriva por los circuitos de la precariedad feminina. Madrid: Traficantes de  Sueños, 2004.