04 2008
De la connaissance à la croyance, de la critique à la production de subjectivité
Je ne suis pas sûr que le problème politique de notre présent soit celui de l’art de la critique, puisque c’est le concept même de critique qui pose problème.
Foucault à déjà démontré que dans l’œuvre de Kant nous pouvons trouver deux concepts de critique : le premier « qui pose la question des conditions sous lesquelles une connaissance vraie est possible » et le deuxième qui pose la question « Qu’est-ce que c’est notre actualité ? Quel est le champ actuel des expériences possibles »[1]. Le premier pose la question d’une critique théorique des « limites que la connaissance doit renoncer à franchir » et le deuxième pose la question d’une critique pratique des « franchissement possibles » qu’il qualifie ailleurs comme l’art de ne pas se faire gouverner ou de se gouverner soi-même.
Je voudrais développer ce deuxième concept de critique, que je ne sais pas justement si on peut l’appeler critique. Est-ce nous aurions pas plutôt besoin d’un art de l’événement, d’un art de possibilités d’existence, l’art de modes de subjectivation, d’un art de ne pas se faire gouverner et de se gouverner soi-même?
Je voudrais développer ce deuxième concept de critique à partir de Gilles Deleuze pour qui il y a dans la philosophie une tradition qui remplace le modèle du savoir ou de la connaissance par celui de la croyance.
Si on substitue le modèle de la croyance à celui de la connaissance, la question change radicalement, puisque ce qui est au centre de l’interrogation ne sont plus les limites de notre connaissance, mais les possibilités de notre action, les possibilités de nos modes d’existence.
Ce changement de modèle a des profondes implications politiques, dont je vais essayer d’en nommer les principales.
Tout d’abord, qu’est-ce que c’est la croyance ?
Les deux grandes « mines » ou « fonds » qui aliment, travaillent, stockent cette « force motrice » (M. de Certeau[2]), cette « disposition à l’action » (W. James[3]), cette puissance d’affirmation et d’investissement subjectif qu’on appelle « croyance » sont la religion et le politique.
Selon William James, dans le phénomène religieux, notre expérience ne se limite pas au « monde visible » et « tangible », mais intègre aussi un « monde invisible », animé par des forces (âme, esprit, etc.) dont la perception et la connaissance nous échappent et qui font du monde visible un monde « incomplet », un monde non entièrement déterminé. L’indétermination et l’incomplétude du monde visible font appel à la croyance dont le principe et la mesure consistent dans l’action. L’essence de la foi consiste à affirmer et à croire dans le monde invisible comme réel et à risquer la puissance d’agir du sujet sur cette possibilité.
La religion s’adresse à nos « forces les plus intimes » dont la nature est à la fois « émotionnelle et agissante » (James) ou affective (Deleuze et Guattari). Il s’agit moins de forces personnelles ou psychologiques, que des forces qui, avec les concepts des savoirs contemporains, nous pourrions définir comme pré-individuelles, transindividuelles, subconscientes, pré-discursives, des forces intensives (l’affect et les perceptions « pures » ). Plutôt que nous appartenir, elles nous traversent et produisent à la fois une altération et un élargissement des états de « conscience » et donc une augmentation de « notre puissance d’agir ».
La croyance (« disposition à l’action ») est à la fois une force génétique et expansive, un « pouvoir généreux » qui croit dans l’avenir et ces « possibles ambigus » et une force éthique puisqu’elle croit aux possibles que notre relation au monde et notre relation aux autres recèlent. Elle engage et risque le sujet dans une action dont le succès n’est pas assuré d’avance. Elle est donc la condition de toute transformation et de toute création.
Elle établit un lien au monde et un lien aux autres hommes que ni la connaissance ni les sensations ne sont pas capables d’instaurer, puisque le savoir et sens nous donnent toujours un monde fermé, sans vraie « extériorité ».
La sécularisation de la croyance religieuse dans le monde invisible et ses forces peut se dire à la manière de Gabriel Tarde : « le réel n’est intelligible que comme un cas du possible », « l’actuel n’est qu’une infinitésimale partie du réel ». Le réel n’est pas entièrement actualisé de façon que notre action « s’exerce sur des possibilités » et non points sur des faits « bruts et actuels ». Le monde « invisible », dont la connaissance nous échappe, « puisque les éléments du monde recèlent des virtualités inconnues et profondément inconnaissables, même à une intelligence infinie », ne constitue plus un monde de l’au-delà, mais le « dehors » immanent au réel. Il s’agit d’un monde qui n’est pas « régit par l’espace et par le temps »[4], mais par la logique de l’événement qui est à la fois immanente et hétérogène au temps chronologiques, qui rompt sa progression linéaire et, en la rompant, ouvre à une nouvelle chronologie et recharge le monde des possibles, en faisant ainsi appelle à notre puissance d’agir. L’expérience se transforme en expérimentation, prise de risque et paris, volonté de mettre à l’épreuve soi-même, les autres et le monde.
Donc la croyance et l’agir et notamment l’agir politiques sont étroitement liés.
Selon Deleuze, c’est la croyance qui dévoilent une partie des problèmes politiques contemporains : « le fait moderne, c’est que nous ne croyons plus en ce monde ». Le lien éthico-politique de l’homme et du monde et de l’homme avec les autres hommes est rompu.
« Dès lors, c’est le lien qui doit devenir objet de croyance : il est l’impossible que ne peut être redonné que dans une foi. La croyance ne s’adresse plus à un monde autre ou transformé (…) Nous avons besoin des raisons de croire en ce monde »[5] tel qu’il est et aux possibilités d’action et de vie qu’il recèle. Ainsi, notre scepticisme n’est pas cognitif, mais éthique. L’impasse est à la fois politique et éthique, une impasse qui concerne notre prise de position, d’engagement, de mise à l’épreuve du monde, des autres et de nous-même.
Qu’est-ce que Deleuze veut dire avec l’affirmation que nous ne croyons plus au monde et que nous devons croire au monde tel qu’il est ? Croire au monde tel qu’il est, signifie prendre parti par rapport à ces possibilités, puisque leur actualisation est à la fois l’objet des conflits et des bifurcations et des alternatives radicalement différentes.
Croire au monde tel qu’il est signifie à la fois investir la puissance d’agir contre ses dispositifs d’assujettissement et de domination pour ne pas se faire gouverner, mais aussi croire dans les nouveaux possibles, dans les nouvelles significations, agencements, modes d’existence que la lutte contre ces mêmes relations de domination et d’assujettissement ouvre pour se gouverner soi-même.
Dans les sociétés disciplinaires, le communisme a constitué une « hypothèse vivante » qui a mobilisé la croyance et les forces les plus intimes, « passionnelles et volitives », d’une grande partie de l’humanité. Pour cette dernière, pendant la deuxième partie du XIX et presque tout le XX siècle, la révolution a représenté le lien existentiel et éthico-politique entre l’homme et le monde et le prolétariat ou la classe ouvrière, le lien existentiel et éthico-politique qui tenait ensemble les hommes.
William James définit « hypothèse tout ce qui est proposé à notre croyance » et établit une différence entre « hypothèses vivantes » (ou options vivantes) et hypothèses mortes » (ou options mortes). L’hypothèse vivante se pose comme une « véritable possibilité », c’est-à-dire qu’elle « dispose à agir irrévocablement », l’ « hypothèse morte », au contraire, ne constitue pas une véritable possibilité et ne dispose pas à l’action.
Pourquoi le communisme, la révolution, le prolétariat, tels que nous les avons connus à partir de la fin du XIX siècle, sont aujourd’hui des hypothèses ou des options mortes ? Pourquoi le communisme, tels qu’il a été et qu’il continue encore à être pratiqué par les trotskistes, les maoïstes, les communistes ne fait plus appel à notre puissance d’agir ? Pourquoi notre croyance n’adhère pas à cette hypothèse ?
Une hypothèse morte est « un appel à l’action qui ne saurait trouver aucun écho dans notre conscience »[6]. Une option morte est une hypothèse sur le monde et sur ses possibilités qui ne résonne plus avec notre subjectivité.
Prenons un topos classique de l’hypothèse communiste au XX siècle : la relation entre ouvriers et intellectuels, qui suppose toute une réalité et une théorie de la production matérielle et de la superstructure, un ordonnément et une hiérarchie des fonctions, des rôles, des connexions des ouvriers et des intellectuels aussi bien dans l’action sociale que dans l’acte révolutionnaire.
Dans la subjectivité d’un intermittent, d’un chercheur, précaire intellectuel, etc., les fonctions, les rôles et les connexions des ouvriers et des intellectuels et leur possibilités d’action ne sauraient trouver beaucoup d’écho, puisque ce qui était séparé dans les conditions de l’hypothèse communiste (la subordination salariale de l’ouvrier et l’autonomie de l’intellectuel qui se renversait d’ailleurs dans la liberté de l’acte révolutionnaire du premier et dans la subordination à sa classe , la bourgeoisie, pour le deuxième) se trouve complètement reconfiguré dans l’intermittent. Ce dernier est une hybridation et une transformation radicales de ces deux fonctions. Il vit d’autres formes de subordination et d’autres formes d’autonomie, son action se déroule dans une situation, l’industrie culturelle, et à l’intérieur d’une segmentarité sociale, des dispositifs d’assujettissement, etc., qui n’ont pas grande chose à voir avec le monde de l’hypothèse communiste.
L’ « attente » ou le « sens de l’avenir », qui selon James font « partie à tout moment des éléments de la conscience » ou, comme on dirait aujourd’hui, de la subjectivité, sont passablement différents chez un intermittent et chez un ouvrier ou un intellectuel de l’hypothèse communiste. De la même manière que l’actuel et le virtuel d’un chômeur, d’un travailleur pauvre , d’un travailleur à l’emploi discontinu et même d’un salarié à plein temps, se différencie radicalement de ceux de l’ouvrier de l’hypothèse communiste.
Les possibles que l’attente et le sens de l’avenir peuvent créer ne viennent pas de nulle part, ils ne sont pas une invention ex nihilo , autrement il suffirait un acte de volonté ou de conscience pour les faire surgir. « Faire reposer la foi sur la volonté constitue une sotte entreprise », nous suggère James.[7]
Les possibles sont à la fois engagés dans le monde (et on pourrait en faire une critique) et radicalement irréductibles et hétérogènes à ce même monde (et on ne peut pas faire une critique de quelque chose qui n’est pas actuel). On ne peut ni les déduire du monde, ni les créer de façon indépendante du monde tel qu’il est. L’action se loge dans ce paradoxe.
Croire au monde tel qu’il est, c’est d’abord accepter et reconnaître ces transformations, qui sont d’abord de transformations qui affectent la subjectivité, ses attentes, son sens de l’avenir et donc ses possibilités d’action.
Ce qui a tué l’hypothèse communiste ce n’est pas le capitalisme, ni la démocratie, ni le libéralisme comme croient ce qui reste des communistes, des trotskistes, des maoïstes. Ce qui l’a tué « pour nous c’est en grand partie une certaine sorte d’action antagoniste préalable de notre nature volitive » et passionnelle.[8]
La reconversion de la subjectivité qui s’est produite à l’occasion d’un événement politique mondial (qu’on appelle pour commodité 68) nous a fait rentrer dans un autre monde, dans d’autres relations de domination et d’assujettissement, mais aussi dans un monde enveloppant d’autres possibles qui, nouveau paradoxe, sont déjà là et dont l’actualisation est une création, une nouvelle et imprévisible différentiation.
L’hypothèse communiste n’est pas seulement une option morte. Elle constitue aussi un obstacle au déploiement de l’invention politique. Pour pouvoir développer un mouvement politique dans le capitalisme contemporain, il faut opérer une neutralisation des « croyances-habitudes » qui nourrissent, encore aujourd’hui, les analyses et les pratiques des porteurs de l’hypothèse communiste (les trotskistes, les maoïstes, les communistes).
Le monde de l’hypothèse communiste est un monde où les relations de pouvoir, les rôles sociaux, les fonctions sont strictement définis et hiérarchisés autour du travail et de la classe ouvrière et les possibles qui s’en dégagent et qu’il s’agit d’actualiser sont tout aussi strictement déterminés par des séquences d’action politique codifiées (action syndicale et politique) qui convergent vers la « lutte finale » (prise du pouvoir, dictature du prolétariat, transition, etc.). Ces croyances ne résonnent pas dans l’âme puisqu’elles sont désormais des clichés, des habitudes autoritaires et dogmatiques.
Le communisme a cru à l’histoire universelle et à l’avènement du prolétariat et de la révolution qu’elle portait dans son sein. Les ruptures révolutionnaires, l’enchaînement des événements et leur sens n’étaient que des étapes dans un processus dont les finalités étaient définies et ordonnées par l’histoire. Le passage par le capitalisme marquait sa dernière étape, avant la réconciliation « finale ».
L’action était mesurée, réglée et ordonnée à des valeurs transcendantes, même si cette transcendance se présentait comme sécularisée, même si la croyance (la disposition à l’action) ne visait plus un monde de l’au-delà , mais un monde à transformer, ici-bas. La croyance dans l’hypothèse communiste subordonnait le temps à l’histoire universelle, l’action à son déroulement.
La disjonction de temps et de l’histoire implique un changement radical de la manière d’agir, puisqu’elle fait émerger un devenir qui échappe au temps chronologique, à l’histoire. Croire au monde tel qu’il est signifie loger l’action sur les modalités de l’événement qui, vient de l’histoire et retombe dans l’histoire sans être lui-même historique.
Les luttes comme contemporaines se trouvent confrontées à des nouveaux problèmes. Elles éclatent et se déroulent dans un capitalisme qui n’a pas grande chose à voir avec celui décrit par l’hypothèse communiste, puisque l’action se développe dans le cadre de la disjonction du temps et de l’histoire.
La rupture de la subordination du temps à l’histoire fait appel non pas à une faculté déterminée (telle la connaissance, par exemple), mais à l’indétermination de notre puissance d’agir, de façon que la question « ce qui se passe ? » et « ce qui va se passer ? », devient l’obsession du pouvoir. Comment et sur quoi fixer la croyance, comme maîtrise et réguler la « disposition à agir » ? Comment à la fois exploiter, solliciter, favoriser la croyance-confiance qui est la condition ou le germe de toute nouvelle création, de toute rupture et de toute ouverture à l’action ? Et comment la contrôler et la brimer, pour qu’elle ne déborde pas des limites de l’entreprise et du marché, pour qu’elle ne se transforme en processus de subjectivation dont celui des intermittents est seulement une petite et partielle expérimentation ?
Par des dispositifs à la fois hypermodernes et néo-archaïques qui opèrent sur ce que William James appelle la « zone plastique » qui se configure comme « le courroie de transmission de l’incertain, le point de rencontre du passé et de l’avenir », comme la zone du « présent mouvant » de l’événement. Cette zone plastique (ou « zone d’insécurité »), où se produisent les « différences singulières » qui provoquent des « modifications sociales » est au cœur de la bataille politique du capitalisme contemporain, puisqu’elle implique un conflit autour de l’actualisation des possibles et de la production de subjectivité.
Si limitée qu’elle soit, elle « suffit à contenir toute la série des passions humaines », tandis que les domaines des attributs moyens d’un peuple ou d’une société, « si vaste qu’il soit – il est inerte et stagnant », c’est une « richesse indéfiniment acquise qui exclut toute incertitude ».[9] Les dispositifs hypermodernes affirment que non seulement la « zone plastique » existe et qu’il faut y croire et qu’il faut donc la ménager, l’élargir, la favoriser, la financer en tant que zone plastique de et pour l’entreprise et le marché. En effet, ils ajoutent immédiatement que si possibles existent, ils n’existent nulle part ailleurs que dans le marché et dans l’entreprise. L’hypermodernité de la déterritorialisation capitaliste nous enjoint d’investir la subjectivité, son « pouvoir généreux » et son sens de l’avenir, dans des alternatives qui n’en sont pas, puisque s’il y a des choix à faire, ce sont de choix qui portent sur des alternatives déjà déterminées et codifiées.
La gouvernamentalité néo-libérale produit de la liberté, dit Foucault, c’est-à-dire, des possibles et des choix sur ces possibles. Mais cette production de « libérté » est différentielle et très sélective. Elle est distribuée de façon très inégalitaire entre les groupes sociaux et les individus et elle ne peut s’exercer qu’à l’intérieur de contraintes et des subordinations de l’entreprise et dans des conditions préalablement fixées par le marché). Elle encadre et canalise la croyance vers la « production » et la « consommation » par la série de dispositifs que nous avons analysé.
Ce que les « reformes » néo-libérales montrent de façon irréfutable est la chose suivante : ce qui donne le ton et la couleur, ce qui imprègne l’univers néo-libéral n’est pas la « liberté », ni le possible, ni le choix. Dans le cœur même du capitalisme contemporain, c’est-à-dire dans le marché et dans l’entreprise, il n’est pas question d’agonisme et de rivalité entre des hommes libres qui impliquent risque, courage, confiance, mais de concurrence de tous contre tous dont le ressort principale est la peur.
La « réformes » détruisent certaines libertés, certaines conceptions et certaines pratiques du risque, du choix et de la confiance, pour en instaurer d’autres qui à leur tour sont soumis à des nouvelles formes de contrôle et de management.
Les reformes doivent distribuer des différentiels de liberté en essayant d’augmenter la fidélité à l’emploi et à la gouvernamentalité de la part des couches supérieures des gouvernés et en diffusant l’incertitude et la précarité dans les couches inférieures. La stratégie générale, qui concerne aussi bien les insiders que les outsiders, consiste dans d’introduire plus de concurrence, plus d’incertitude, plus de peur.
Cette même logique de la concurrence, de la peur et de la méfiance est secrété et diffusé dans le corps social par les institutions qui devraient garantir les droits de salariés et de la population.
Le passage de la mutualisation à l’assurance privée qui affecte l’Etat Providence, n’est pas simplement un changement dans les modalités du gouvernement économique et social, mais aussi et surtout un changement dans le gouvernement des passions et notamment de la croyance-confiance.
Les réformes constituent un dispositif de reconversion de la subjectivité qui consiste à la fois dans la captation de l’énergie motrice de la croyance et dans son déplacement. Il s’agit de fabriquer la croyance (la confiance) en l’efficacité de l’entreprise et des marchés dans la couverture des risques et de désigner les modalités mutualistes de protection comme des résidus collectivistes d’un temps révolu dont il faut se méfier.
Pour que les réformes réussissent, il faut vider les institutions de la sécurité sociale des passions, affects et croyances « mutualistes » qui les ont rendu possibles et qui les reproduisent (solidarité, égalité, confiance, dans l’action collective, etc., qui malgré le paritarisme, conservaient encore quelque chose de leur origine). De la même manière, les formes collectives d’assurance, comme la retraite par répartition doivent susciter, par leur prétendue insolvabilité, la peur.
Si la devise pour le développement des luttes contemporaines peut se résumer dans l’affirmation de Deleuze « croit au monde tel qu’il est », celle du capitalisme contemporain s’énonce de cette manière : « ait peur et méfie-toi du monde, des autres et de toi-même ».
Qu’au niveau micro, le management s’agite beaucoup, aussi bien à niveau d’entreprise que du social, pour parler de responsabilité, autonomie, créativité, fierté, confiance, esprit d’équipe, n’empêche pas, qu’au niveau macro la passion dominante, soigneusement produite et entretenue, soit la peur.
La peur, constitue moins une inhibition à l’action (passivité), qu’un retournement des forces passionnelles et volitives et de la « disposition à agir » contre les autres, contre le monde, contre soi-même. La peur aussi fait appel à la puissance d’agir et à la force d’invention, puisque les néo-archaïsmes qui doivent fixer la croyance (les relations aux valeurs de la tradition, à la religion, à l’autorité, les généalogies individuelles et collectives, les filiations, etc.) sont à fabriquer à travers un montage des dispositifs législatifs, économiques, financières et discursifs. La peur mobilise la disposition à agir, les énergies les plus intimes, les forces volitives et passionnelles, les penchants actifs de la subjectivité, mais pour les retourner contre l’immigré, l’étranger, le pauvre, le chômeur, les femmes et contre les possibles que leurs mondes contiennent.
Plutôt qu’une simple neutralisation de la puissance d’agir (passivité), la peur opère un retournement de sa direction temporelle. Le mouvement punk avait parfaitement saisi au moment même où la gouvernementalité néo-libérale se mettait en place la nature profonde de sa temporalité que Foucault, à la même époque, n’a pas su saisir avec le même brio : le « Nous vivons vers l’avant »[10] de notre expérience de tous les jours est retourné en « No future ! »
En colonisant le présent, la crainte change la direction de la flèche du temps de notre disposition à l’action : nos sociétés vivent à l’aune du devoir de mémoire, prisonnières de leur passé inventé de toute pièce, d’ailleurs. La gouvernementalité néo-libérale opère un renversement qui est un classique dans l’histoire de la domination et de l’assujettissement, la transformation de l’espoir en crainte, du pouvoir généreux et de la force qui donne, en ressentiment, de la confiance en méfiance.
L’action reste le principe et l’étalon de la gouvernementalité neo-libérale, mais il s’agit de l’action qui a déjà été, de l’action qui s’est déjà produite. Le sentiment d’attente et le sens de l’avenir qui mobilisent notre puissance d’agir et qui, en principe, devraient trouver des conditions favorables à leur actualisation dans le « capitalisme cognitif », dans le « capitalisme culturel » ou dans la société du savoir, sont retournés vers le passé, vers la mémoire, vers ce qui a été.
L’histoire revient, non pas comme dans la philosophie de l’histoire, c’est-à-dire comme quelque chose à accomplir par la révolution ou par le progrès, mais comme quelque chose qui s’est déjà achevée et qui, du fond du passé, fonctionne comme principe et mesure de l’action au présent. L’événement n’est pas ce qui va se produire, ce qui est en train de se faire, mais ce qui s’est déjà produit. L’étalon, la mesure de l’action est devenu le « devoir de mémoire » dont le président Sarkozy est un de plus grands adeptes. L’esclavage, la shoah, les massacres et génocides, les victimes du communisme soviétique, le nazisme allemand, la révolution culturelle, Pol Pot, etc. sont les événements qui contraignent et dirigent l’action de l’homme démocratique contemporain.
C’est un comble pour la soi-disant société de la connaissance qui signifie, en réalité, que ce n’est sûrement pas du côté savoir qu’il faut chercher le salut, mais plutôt dans le processus de subjectivation, c’est-à-dire dans le processus éthico-politique qui se produit à partir des configurations actuelles des relations de pouvoir et de domination du « capitalisme cognitif » et de possibles que la lutte (micro et macro-politique) contre ces formes de domination crée et actualise.
Lorsque nous décrivons les possibles du capitalisme contemporain (culturel, cognitif, de la connaissance, etc., peu importe), nous n’avons encore rien dit sur les modalités de subjectivation qu’à partir de cette réalité peuvent être produites, puisque ce que l’on décrit sont « possibilités ambiguës » qui sont précisément l’objet d’actualisation conflictuelle. Si la subjectivation vient de l’histoire et retombe dans l’histoire, elle se produit dans cette « zone plastique », dans cette « zone d’insécurité » qui, en faisant appel à notre subjectivité, ajoute quelque chose d’imprévisible au monde qui rejaillit, traverse et reconfigure l’histoire.
Nous avons encore eu un exemple terrifiant de comment on peut basculer de l’hypermodernité au néo-archaïsme, avec une vitesse impressionnante, grâce à la puissance de la subjectivation.
Dans les Etats-Unis de Bush, l’hypermodernité de la soi-disant « classe créative », l’hypermodernité des savoirs, des nouvelles technologies, des modèles innovants de formation, de consommation, de communications, de crédits, de production, etc., n’ont pas été capables d’opposer aucune résistance à un mensonge en soi bancal et risible comme celui qui a ouvert et légitimé la guerre en Irak. L’hypermodernité a produit une « croyance », une conversion de la subjectivité et donc une disposition à agir qui n’a rien à envier aux phénomènes de contagion collective, de « superstition », d’ « ignorance » dont on suppose que nos sociétés acculturés et cognitives se sont libérés. La croyance, il faut le répéter, précède et dépasse le savoir.
Les savoirs, les technologies de l’information, les dispositifs démocratiques, la formation et l’acculturation de la population, etc., n’ont pas formé une barrière, mais elles ont, au contraire, amplifié la « croyance » et la disposition à agir dans des hypothèses aussi réactionnaires que possibles. Comment se fait-il que la société la plus hypermoderne de la planète produise, accepte, légitime les néo-archaïsmes des néo-conservateurs les plus bornés ? La rapidité du basculement tient au fait qu’il s’agit, comme nous ont appris Deleuze et Guattari de deux faces inséparables du mouvement du capitalisme.
Le gouvernement néo-libérale est, selon une autre intuition de Deleuze et Guattari, un dispositif d’anti-production, puisque la conversion de la subjectivité qu’il produit consiste en son laminage, sa standardisation, son homogénéisation. Ce n’est pas en opposant une critique que on peut s’opposer à ce déferlement de croyance.
Pour terminer. Dans cette nouvelle configuration politique, comment mobiliser la croyance, c’est-à-dire la disposition à agir ?
En croyant dans le monde nous a dit Deleuze.
Croire dans le monde et à ses possibilités, signifie risquer une action qui ne se subordonne plus à aucune normativité extérieure, à aucune transcendance, mais construit, en montant et en problématisant des dispositifs « processuels, polyphoniques et autopoïetiques », ses propres règles, ses propres protocoles, ses propres modalités d’organisation, ses propres hypothèses partielles et spécifiques qu’elle met toujours à l’épreuve de ce qui est et de ce qui arrive.
Croire dans le monde tel qu’il est et à ses possibilités, signifie ne pas s’engager dans processus de subjectivation transcendants et totalisants, mais dans processus qui n’ont pas déjà un modèle auquel se conformer, mais qui problématisent, interrogent, explorent leur propre devenir. Croire dans le monde tel qu’il est, signifie croire que la recomposition, la synthèse, l’unité est toute aussi problématique que l’événement, car aussi bien la première que le second, en même temps qu’il se pose et s’actualise, se scinde et se différencie, de façon que l’affirmation n’est pas fusion. Croire au monde tel qu’il est, signifie encore risquer sa disposition à agir dans la synthèse disjonctive de modes d’action hétérogènes (l’être-contre et l’être-ensemble, le micro et le macro-politique, le changement politique et le changement dans le sensible) et croire dans l’impossibilité de totaliser les différents éléments et les différents modalités de subjectivation dans un tout harmonieux et dans une réconciliation finale.
A travers l’engagement subjectif dans les luttes contemporaines et leurs modalités d’expression, on peut aisément saisir ce à quoi nous ne croyons plus. Nous n’engageons pas notre subjectivité dans un savoir universel, surplombant et synthétique qui embrasserait le monde et ses contradictions. Les savoirs se produisent dans l’écart entre le pathique et le cognitif et la parole s’énonce dans l’intervalle du discursif et du non discursif. L’action, pour trouver un écho dans la subjectivité contemporaine, doit se dérouler aussi bien en deçà et au-delà du savoir et en deçà et au-delà du langage et de la représentation.
« Notre expérience est faite entre autre de variations de vitesse et de direction et vit plus dans ces transitions que dans la fin du voyage » et elle a pour frange « un plus à venir » et un « peut – être » à réaliser. C’est pour cette raison que le mot d’ordre du mouvement de 68 « Soyons réalistes, demandons l’impossible » n’a pas cessé de prendre de la consistance politique et existentielle.
Avec la nécessité de croire à l’impossible et à l’impensable, la portée de la critique est très limitée puisque elle doit s’agencer à des nouveaux savoirs et à des nouvelles pratiques et des nouvelles techniques politiques (l’art de ne pas se faire gouverner et de se gouverner soi-même, à l’art de la production de modes d’existence et de modalité de subjectivation). Sans cet agencement la critique elle risque même d’être anti-productive.
[1] Michel Foucault, Dits et Ecrits, Folio, p. 1506.
[2] Michel de Certeau, L’invention du quotidien, 1, Arts de faire, p. 260.
[3] William James, La volonté de croire, Paris: Les Empêcheurs de Penser en Rond, 2005.
[4] « L’événement vient comme une rupture par rapport aux coordonnées de temps et d’espace. Et Marcel Duchamp pousse le point d’accommodation pour montrer qu’il y a toujours en retrait des rapports de discursivité temporelle, un index possible sur le point de cristallisation de l’événement hors temps, qui traverse le temps, transversal à toute les mesures du temps. » (Félix Guattari, Chimères, n° 23, p. 63.)
[5] Gilles Deleuze, L’image-temps, p. 223.
[6] William James, La volonté de croire, p. 43.
[7] Ibid.
[8] Ibid., p. 45: « Par nature volitive je n’entends pas seulement ces actes volontaires réfléchis nés des certaines croyances habituelles (…), mais j’entends encore tous les facteurs de la foi, tel que la crainte et l’espoir, les préjugés et les passions, l’imitation et l’esprit de parti, l’influence de la caste et du milieu (…) l’ensemble des influences qui, issues du « climat » intellectuel rendent nos hypothèses possibles ou impossibles pour nous, vivantes ou mortes. »
[9] Ibid., p. 254.
[10] William James, Essais d’empirisme radical, p. 175.