01 2011
La dynamique de l’événement politique
Processus de subjectivation et micropolitique
Les soulèvements appartiennent à l’histoire.
Mais, d’une certaine façon, ils lui échappent.
Michel
Foucault
La péremption des formes classiques de là « politique révolutionnaire »
Dans ce qui suit, nous allons nous interroger sur ce que sont devenus la « politique révolutionnaire » et le « sujet révolutionnaire » à la lumière de la micropolitique de Gilles Deleuze et Félix Guattari, ainsi que de la microphysique du pouvoir de Foucault, et tirer quelques enseignements de la lutte des intermittents, à la fois très lointaine et très proche de ces questionnements théoriques.
Est-ce que la micropolitique de Deleuze et Guattari est, comme le suggère Alain Badiou, une théorie « aspirée par la doxa, de corps, de désir, d’affect, de réseau, de multitudes, de nomadisme et de jouissance où s’abîme, comme dans un spinozisme du pauvre, toute une « politique » contemporaine » ? Et, de son côté, est-ce que la microphysique du pouvoir de Foucault est « toujours un mixte entre une généalogie des formes symboliques et une théorie virtuelle (ou désirante) des corps [...] qu’on peut nommer une anthropologie langagière[1] » ? Contrairement à ce que voudraient laisser entendre ces affirmations où la morgue le dispute à la mauvaise foi, la micropolitique et la microphysique peuvent prétendre être les premières grandes théories à véritablement problématiser la neutralisation de la « politique révolutionnaire » et du « sujet révolutionnaire » opérée par le capitalisme après la Révolution soviétique. Selon Michel Foucault, le pouvoir et le politique tels qu’ils ont été élaborés dans l’Europe chrétienne ont été radicalement bouleversés par la naissance de l’économie (politique). Le mouvement ouvrier, notamment sa composante marxiste, à la fin de xixe siècle, et les révolutions qui éclatèrent au terme de la première guerre mondiale, ont su exploiter et renverser contre le capitalisme le rapport problématique de l’économie et du politique. Carl Schmitt, qui n’avait assurément ni une conception juridique ni une conception économiste du pouvoir, considérait qu’il était impossible, dans le capitalisme, de parler du « politique » et du « sujet politique » sans passer par l’économie[2]. Lorsque Michel Foucault, pour lire les transformations du pouvoir et de la politique, passe par la théorie libérale de l’après-Révolution soviétique, le problème a complètement changé. La classe ouvrière, d’abord intégrée à la société industrielle (New Deal aux États-Unis entre les deux guerres et pacte fordiste au terme de la seconde guerre mondiale en Europe), a été, à partir des années 1970, défaite et « déprolétarisée » (comme le disaient les ordo-libéraux), parallèlement au démantèlement de la société industrielle dans le centre de l’économie-monde. La « neutralisation » (ou dépolitisation) du rapport problématique entre économie et politique, exploité et renversé par la « révolution », se fait par l’introduction d’un « nouveau domaine, un nouveau champ », que Foucault appelle le « social », et qui se démultiplie en une panoplie de dispositifs et de techniques (d’assurance, sémiotiques, scientifiques, culturels, communicationnels, etc.) qui, en brouillant très profondément les frontières de l’économie et du politique et en transformant en profondeur le rôle de l’État[3], rendent inopérantes les tactiques et les stratégies mises au point par la politique révolutionnaire.
Pour Michel Foucault, le pouvoir se configure alors comme gouvernement de « sujets de droits » et de « sujets vivants », à travers l’imbrication de dispositifs de souveraineté, disciplinaires et biopolitiques, qui gèrent et produisent à la fois les grandes divisions binaires (les classes, les sexes, etc.) et 1’« optimisation des systèmes de différences », de façon que macro et microphysique du pouvoir constituent les deux faces indissociables de la gouvernementalité. De la même manière, selon Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans le capitalisme contemporain, le pouvoir s’exerce à travers des dispositifs molaires et moléculaires[4] qui constituent des niveaux à la fois distincts et inséparables. À l’assujettissement social qui assigne à des individus des rôles, des fonctions et des identités, se couple l’asservissement machinique qui passe à la fois par la dimension préindividuelle des affects, des perceptions, des désirs et par leur dimension transindividuelle.
Les dualismes de classe que la politique révolutionnaire avait su renverser en « guerre des classes » sont à la fois « neutralisés », continuellement désamorcés et nouvellement institués, mais par des techniques et des dispositifs à la fois macropolitiques et micropolitiques qui, en articulant l’un sur l’autre de l’économique, du social, du politique, du culturel, du technologique, etc., déplacent le terrain du combat et requièrent de nouvelles armes.
Le geste « marxien » que Deleuze et Guattari revendiquent et que Foucault pratique (impossible de parler de politique et de sujets politiques sans passer par les dispositifs du capitalisme tels qu’ils existent) n’a, semble-t-il, aucun sens pour Alain Badiou et Jacques Rancière puisque, chez eux, le politique se tient de lui-même et le sujet se définit exclusivement par l’acte de sa propre déclaration. Pour sauver un politique détruit et complètement reconfiguré par la réponse capitaliste à la révolution d’Octobre, ils se réfugient dans un universalisme et un formalisme dans lesquels, bien qu’il ne soit question que d’événement, d’excédent ou de rupture, on perd toute la singularité des relations de pouvoir, des conflits et des processus de subjectivation du capitalisme contemporain.
C’est pourtant cette singularité qui constitue le vrai problème, problème autour duquel tournent aussi bien la microphysique du pouvoir de Foucault que la micropolitique de Deleuze et Guattari. Comment doit fonctionner une « machine de guerre » qui n’a pas la guerre (la prise de pouvoir sous forme institutionnelle ou armée) pour objectif, lorsqu’elle est confrontée à un pouvoir qui gère à la fois les dualismes et l’optimisation des différentiations et des individualisations ? Comment la subjectivité agence-t-elle le molaire et le moléculaire pour se soustraire aux assignations du gouvernement des conduites et aux asservissements, pour s’affirmer à la fois en tant que sujet politique et sujet existentiel ? Quel rapport y a-t-il entre l’éthique (la transformation de soi) et le politique, dans les conditions du capitalisme contemporain ?
La micropolitique et la microphysique ont une autre fonction fondamentale. Elles donnent consistance à ce que 1968 a redécouvert : « la révolution dans le monde européen moderne n’a pas été simplement un projet politique, elle a été aussi une forme de vie[5] » ; et à ce que 1968 a affirmé politiquement : le changement dans la conduite des individus et le changement dans la configuration du monde vont ensemble. Le communisme, pendant tout le XXe siècle, avait émoussé – et le stalinisme effacé – le rapport entre politique et éthique, entre politique et « style de vie ». Le souci de soi et le souci des autres de Foucault, la production de subjectivité et la production du monde de Deleuze et Guattari, activent un « nouveau militantisme » qui a des profondes racines dans l’histoire de l’Occident[6].
Le mouvement des intermittents a été traversé par toutes ces problématiques, auxquelles il a donné des réponses à chaque fois partielles, mais significatives, à partir d’une situation spécifique.
L’événement et l’histoire :
contre l’idéalisme
La première grande innovation introduite par la micropolitique et la microphysique du pouvoir est la théorie de l’événement, qui problématise la relation entre temps et histoire pour soustraire l’action à l’idéalisme de la philosophie de l’histoire. La dynamique de la naissance et de la constitution du mouvement politique des intermittents du spectacle peut être décrite, dans un premier temps, à travers cette théorie de l’événement.
L’événement est ce qui surgit de l’histoire et retombe dans l’histoire, mais sans être lui-même historique. L’événement est immanent à l’histoire économique, sociale et politique, sans qu’on puisse l’y réduire. Ce qu’on appelle « histoire » ici doit être entendu comme ce qui est produit par la multiplicité des dispositifs discursifs et non discursifs d’assujettissement et d’asservissement que nous avons précédemment décrits : en ce qui concerne le conflit des intermittents, ce sont les conditions d’emploi, de travail et de vie des intermittents, les processus d’assujettissement dans lesquels ils sont pris (salarié, entrepreneur, pauvre, chômeur) ou encore l’espace public tel qu’il est constitué et codifié par les logiques de la représentation et de la médiatisation.
La place que, selon Foucault, l’intellectuel doit occuper par rapport à l’événement, est prise ici, dans la reconstruction d’un bout d’histoire du mouvement des intermittents, par un collectif politique (les Précaires associés de Paris) qui, à partir de la fin de l’année 2002, ne cesse de « guetter, un peu en dessous de l’histoire, ce qui la rompt et l’agite », en veillant à ce qui va arriver « un peu en arrière de la politique » telle qu’elle est exercée. Les Précaires associés de Paris guettent, veillent et préparent un événement qu’ils ne peuvent anticiper que de façon très indéterminée. Travailler pour l’événement signifie travailler pour l’imprévisible[7].
Le mouvement des intermittents a bien des conditions historiques, sociales, économiques et politiques, mais dans son émergence en tant qu’événement, il se détourne de ces conditions pour créer quelque chose de nouveau, de nouvelles possibilités d’action et de nouveaux modes de subjectivation. Dans l’événement, il y a quelque chose d’irréductible aux déterminismes sociaux et aux séries causales, en sorte que tous ses effets ne sont pas contenus dans ses conditions. La Coordination des intermittents et précaires, ses pratiques, ses manières de faire et de dire, ne sont pas directement déductibles des conditions d’emploi, de travail et de chômage des intermittents, ni des codifications de l’espace politique et social existant, pas plus que des dispositifs d’assujettissement et d’asservissement. Dès lors, il s’agit de comprendre quelles continuités et discontinuités (d’action, de problèmes, de pratiques) les conditions socio-économiques et politiques entretiennent avec l’événement. L’événement, donc, ne peut pas être complètement déduit de l’histoire, d’où portant il vient et dans laquelle il s’inscrit à nouveau.
L’événement, dans le cas qui nous intéresse plus particulièrement ici, a une date et un lieu : la nuit du 26 au 27 juin 2003, au théâtre de la Colline, où des milliers de personnes, poussées par le refus de la « réforme », ont franchi un seuil à la fois politique et existentiel. Le franchissement, instantané et collectif, de ce seuil, a produit une rupture, une discontinuité dans l’« histoire », mais aussi dans la subjectivité. L’événement n’affecte pas l’état de choses dont lui-même il surgit sans d’abord affecter les subjectivités qui prennent parti, qui se positionnent, qui disent « non ». Quelque chose a changé dans la vie et dans la société qui interroge la subjectivité : Qu’est-ce qui vient de se passer ? Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui va se passer ? Ce changement subjectif instantané est à la fois un acte de résistance et de création, résistance au pouvoir et création de possibles dont les contours ne sont pas clairement établis. Il ne s’agit pas de possibles « purs et simples », de possibles abstraits, mais de « possibles vivants », puisqu’ils sont déjà engagés dans une certaine situation, dans des conditions spécifiques qui sont celles de l’intermittence, du marché de l’emploi culturel, de la refondation sociale, du traitement du chômage par l’activation des dépenses passives, etc. – et pourtant, ils ne sont pas déjà là, ils ne préexistent pas à l’événement, puisqu’ils sont créés par l’événement et qu’ils arrivent avec lui. L’événement est une bifurcation, un décrochage par rapport aux lois, aux normes et aux valeurs existantes. C’est un état instable loin de l’équilibre, c’est une émergence qui ouvre un processus de subjectivation dont les modalités d’existence et d’action sont encore indéterminées. L’événement et sa date sont un point de retournement ou de revirement qui fait basculer des milliers de personnes dans une situation autre, dont ils n’avaient aucune idée auparavant. L’événement est une ouverture, une possibilité de transformation de soi et, par conséquent, une possibilité de transformation de la situation sociopolitique. Un nouvel univers s’ouvre à qui franchit ce seuil, de nouvelles relations, de nouvelles manières de penser et de faire, de nouvelles connaissances et de nouveaux affects sont possibles pour qui s’y engage.
Ces possibles sont d’abord sentis plutôt que conçus, puisque la mutation subjective est d’abord non discursive. Il y a une multiplicité de raisons et de causes (économiques, politiques, sociales, etc.) au refus et à la révolte, mais le sens de l’acte qui les incarne se donne aux acteurs d’emblée, dans une modalité non discursive et avec une évidence qui n’est pas du même ordre que celle qui pourrait être attachée à ses raisons et ces causes. Ce qui arrive comme une rupture existentielle ne relève pas uniquement de la conscience ou du discursif. C’est à elle que l’on doit à l’inverse s’adresser pour « enrichir le langage, pour le féconder et engendrer une nouvelle discursivité[8] » et de nouvelles modalités d’action et d’organisation. Cette rupture non discursive déclenche un processus de production de subjectivité qui, d’une part, va sécréter ses propres règles, ses propres normes et qui, d’autre part, va faire proliférer la parole, comme c’est arrivé de façon exemplaire pendant l’occupation du théâtre Olympe de Gouge, où le mouvement s’est déplacé quelques jours après la fondation de la Coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France dans un autre théâtre de l’est parisien (la Colline).
L’événement est ainsi source de désirs et de croyances inédites, qui s’ajoutent au monde et qui doivent se mesurer à ce qui est déjà là, à ce qui est déjà institué. L’événement et ses effets ajoutent quelque chose au monde, et ce qui s’ajoute peut modifier ce qui est déjà constitué. Agir politiquement consiste à construire les conditions d’une transformation de ce qui est, à partir des nouveaux possibles impliqués par l’événement. Les conditions de la réalisation des possibles ne sont pas identiques aux conditions de leur surgissement, puisqu’entre les deux s’est ouvert un processus de subjectivation qui réoriente l’action et qui modifie le rapport de force. Parmi les conditions actuelles du monde, il y a des conditions qui font obstacles et d’autres qui sont favorables à la réalisation de ces possibles. Parmi les conditions favorables, il y en a certaines qui sont déjà là, d’autres qu’il faut inventer et construire, d’autres encore qu’il faut saisir dans le devenir de la conjoncture sociale et politique. Au premier moment de l’événement (le surgissement) succède donc un deuxième moment problématique : les possibles qui ont émergé avec l’événement doivent maintenant s’actualiser dans l’état de choses existant et dans la subjectivité[9].
L’expérimentation
politique aujourd’hui
La retombée de l’événement dans l’histoire (la contre-effectuation de l’événement) se fait au croisement d’au moins trois différents processus de singularisation : 1) la bataille politique avec les différents dispositifs de pouvoir (politique, économique, médiatique, État-providence, etc.), qui à leur tour essayent de contre-effectuer l’événement ; 2) la bataille politique, à l’intérieur du mouvement lui-même, entre les forces politiques constituées (syndicats, trotskistes, communistes, maoïstes, etc.) et les forces en voie de constitution (la Coordination), qui porte sur les objectifs à atteindre, les modalités d’organisation et de lutte, sur les alliances à construire et la stratégie à mettre en place ; 3) le rapport que ce niveau de subjectivation molaire entretient avec les processus de subjectivation moléculaires qui émergent des pratiques de travail, de chômage, d’emploi et de vie des intermittents. Chacun des processus de singularisation procède par points de bifurcation irréversibles (la notion est de William James) qui déterminent les dynamiques mêmes de ces processus.
Dans les semaines qui ont suivi le 26 juin 2003, pratiquement chaque assemblée générale a constitué un point de bifurcation où les décisions collectives déterminaient des choix irréversibles ouvrant sur des possibilités de lutte et d’organisation hétérogènes et en refermant d’autres. Si, dans ces assemblées, 1’« hypothèse communiste » telle qu’elle est encore portée par les communistes, les trotskistes, les maoïstes, hypothèse que les mouvements des années 1970 avaient déjà fortement critiquée et souvent liquidée, n’avait pas été désavouée, si 1’« hypothèse communiste » avait pu s’imposer, nous aurions eu affaire à un tout autre mouvement, une tout autre dynamique, un tout autre processus de subjectivation. En réalité, nous aurions alors tout simplement été confrontés à l’impossibilité du mouvement, puisqu’auraient été empêchées les innovations politiques qui ont fait la force du mouvement et qui ont assuré sa durée. Cette hypothèse communiste n’a pas beaucoup d’affinités avec les subjectivités contemporaines et ne constitue plus une « hypothèse vivante », mais plutôt une « hypothèse morte », dont le mouvement a récupéré tout ce qui pouvait être nécessaire à la lutte[10]. Le mouvement des intermittents déploie son expérimentation politique en dehors de l’hypothèse communiste classique, puisqu’il est contraint de penser le rapport entre l’action moléculaire des pratiques d’emploi, de chômage, de travail et de vie, et l’action molaire dans l’espace public institutionnel, non pas comme un rapport entre économie et politique, mais comme un rapport entre deux niveaux de subjectivation politique à la fois distincts et inséparables, hétérogènes et pourtant communiquant.
L’expérimentation politique porte ici sur le deuxième mouvement de l’événement (sa retombée dans l’histoire), qui est d’une importance capitale puisqu’il ouvre à un processus qui n’est pas une simple vérification, ni une fidélité à l’événement, mais qui est plutôt une nouvelle création sociale et politique. La nouvelle subjectivité naissante doit, d’une part, transformer les conditions d’emploi, de travail, de chômage et les dispositifs d’assujettissement (« salarié », « professionnel », « artiste ») dans lesquels elle est prise et, d’autre part, introduire des changements institutionnels (la « refonte » de l’assurance chômage, la démocratie de ses institutions, une nouvelle production de savoirs, etc.), non seulement pour modifier les conditions économiques et politiques, mais aussi et surtout pour ouvrir des espaces où construire des agencements collectifs capables d’opérer une « reconversion subjective[11] ». Pour se mesurer à ce qui est déjà là (les droits du travail et de la sécurité sociale, le marché de l’emploi culturel, les rôles et les fonctions assignés, la démocratie des institutions, etc.), il faut maintenant inventer et construire des manières de dire et des manières de faire, des modalités de 1’« être ensemble » (le désir de se gouverner soi-même) et des modalités de 1’« être contre » (la volonté de ne pas se faire gouverner) en partant de la discontinuité introduite par l’événement.
La « retombée » de l’événement dans l’histoire et son inscription dans l’état de choses existant déterminent donc une nouvelle situation politique : la manière dont cette retombée, cette inscription a lieu, dont elle bouscule les institutions sociales, économiques et culturelles, ou dont elle s’y intègre sans heurts, la manière dont elle interroge ou légitime les « discours » dominants sur l’emploi, le chômage et le travail, ou la manière dont, éventuellement, elle définir autrement les « problèmes », tout cela relève d’une bataille « politique ». Ce sont des questions de stratégie et de tactique politique, d’affrontement entre des points de vue hétérogènes.
La « retombée » de l’événement et la gestion de ses effets, ainsi que la lutte qui porte sur le sens qu’on va leur donner, sont aussi importantes que son surgissement, et semblent même relever d’une question politique plus fondamentale, puisque cette retombée s’installe dans une durée qui est habituellement défavorable aux mouvements : la durée longue des institutions syndicales et politiques, la durée des « professionnels » de la politique, la durée de qui dispose de temps pour la politique. C’est à partir de cette question de l’articulation de l’événement et de l’histoire, une histoire qui ne se configure plus comme idée directrice, comme guide de l’action, que l’on pourra, peut-être, comprendre la crise très profonde qui affecte aujourd’hui l’action politique, aussi bien sous sa forme « révolutionnaire » que sous sa forme « démocratique ».
Nous pouvons tirer quelques indications de l’analyse des pratiques des coordinations d’intermittents puisque, précisément, leur action politique s’exerce en articulant les trois moments constitutifs de l’événement : les conditions ou l’état de choses dont il surgit, les nouvelles conditions subjectives et objectives qu’il détermine, et enfin les conditions à saisir ou à construire pour transformer l’état de choses et les subjectivités. Les trois moments ou temporalités de l’événement définissent trois situations politiques hétérogènes, auxquelles il faut se rapporter de manière différente, et qui demandent des modalités d’expression et d’action hétérogènes. L’événement est la condition et l’occasion d’un « constructivisme » politique que la Coordination semble avoir adopté.
L’événement, le monde et
la subjectivité
L’événement politique nous redonne le monde et la subjectivité. Il redonne au monde sa vraie nature : dès lors qu’il est ouvert et déchiré par l’événement, le monde montre qu’il n’est pas simplement ce qui est, mais aussi ce qui est en train de se faire et ce qui est à faire. L’événement, en nous donnant un monde ouvert, non achevé, incomplet, fait donc aussi appel à la subjectivité, puisque c’est dans cet inachèvement, dans cette incomplétude que notre action peut s’inscrire et notre responsabilité s’exercer.
Le monde en train de se faire et le monde à faire requièrent toujours un parachèvement éthique, ils sont toujours à la recherche d’une clôture existentielle. C’est en ce sens que l’ouverture événementielle nous donne accès au processus de production et de transformation de la subjectivité. La subjectivité individuelle et la subjectivité collective, comme le monde, ne sont pas données : elles sont en train de se faire et elles sont à faire. L’événement nous redonne le monde comme « matière de choix » et la subjectivité comme « un carrefour praxique » : Qu’est-ce qui est en train de m’arriver là ? Est-ce que je peux, est-ce que je dois agir et comment à partir de cet endroit-là ? Suis-je responsable de ce qui se passe maintenant ? Suis-je responsable de ce qui va se passer[12] ? L’événement met la subjectivité face à des alternatives, des décisions et des prises de risque. Avec l’événement, on passe, de façon instantanée, d’un monde à un autre, d’un mode de vie à un autre, dont on aperçoit encore mal les contours et le sens, mais qui sont ressentis comme pleins de promesses et de défis.
Si l’on choisit de s’investir et de s’engager dans l’actualisation de ces défis et de ces promesses, il faut remanier son ancien monde (ses anciennes croyances, ses anciens désirs, ses anciennes routines) et composer avec le nouveau. C’est en ce sens que l’événement est un processus de « reconversion » ou de production d’une nouvelle subjectivité, c’est-à-dire une remise en jeu de nos manières propres de penser et d’agir, une interrogation sur notre propre existence. Le monde et la subjectivité ne sont pas déjà donnés, tout n’est pas déjà joué, comme le répètent les discours sur « la fin de l’histoire » qui pullulent depuis les années 1990. Le Département d’État des Etats-Unis[13] a ainsi décrété – une fois le mur de Berlin tombé, une fois le communisme expiré et la « classe ouvrière » fragmentée dans une nouvelle sociologie des classes sociales – que l’histoire était terminée. Ce discours de « la fin de l’histoire » proclame que le possible ne déborde pas le réel, mais lui est égal, et plus précisément qu’il s’identifie au possible qu’offre le marché. L’arrogance des « vainqueurs » affirme que les possibles qui ne sont pas déjà engagés dans le marché n’existent pas. Notre époque n’est pourtant certainement pas celle de la fin de l’histoire, mais une époque où il importe de porter la plus grande attention à la manière dont l’histoire s’agence avec ce qui n’est pas historique – l’événement – de façon qu’elle ne trace pas d’avance le destin du monde.
[1] Alain Badiou, Logiques des mondes, Paris, Seuil, 2006, p. 44.
[2] « [L]a force de conviction [de Marx] réside, au XIXe siècle, surtout dans le fait qu’elle avait suivi son adversaire libéral-bourgeois sur le terrain économique, en le défiant sur ce même terrain et avec ses propres armes. Cela était nécessaire, parce que la conversion économique était imposée par la victoire économique de la société industrielle » (Carl Schmitt, Le Catégorie del « politico », Turin, Einaudi, 1972, p. 82).
[3] Ces changements sautent aux yeux à partir des années 1980, mais un observateur attentif aurait pu les déceler dès les années 1930, à l’instar de Carl Schmitt pour qui les « distinctions claires et univoques » de l’âge classique (économie, politique, d’État, guerre, paix, etc.) n’ont plus cours, puisque « Etat et société » se compénètrent.
[4] La distinction entre molaire et moléculaire, que nous mobiliserons par la suite à plusieurs reprises, peut être définie ainsi : L’agencement molaire est un découpage spatio-temporel, une distribution dichotomique des possibles (les disjonctions exclusives emploi-chômage, travail-loisir, intellectuel-manuel, masculin-féminin, savant-profane, hétérosexuel-homosexuel, etc.). Il se caractérise non seulement par son côté asymétrique et reproducteur, mais aussi par l’étroitesse excessive des options qu’il propose. Le molaire est à l’origine de ce que Deleuze et Guattari appellent une « segmentarité dure », une segmentarité dichotomique. Le moléculaire, au contraire, échappe à ces types de segmentarité en se dérobant à ses assignations, en faisant vaciller les dualismes qui les organisent et en ouvrant à une nouvelle distribution des possibles. Il constitue ce que Deleuze et Guattari appellent une « segmentarité souple ».
[5] Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres, t. II, Le courage de la vérité, Cours au Collège de France (1983-1984), Paris, Gallimard-Seuil, 2009, p. 169.
[6] L’éthique du souci de soi et du souci des autres n’a rien à voir avec la vie « bonne » de Hannah Arendt, puisque Foucault retrace, en passant par la tradition cynique, le christianisme et la modernité révolutionnaire, l’histoire « d’une vie scandaleusement autre » qui pose « l’altérité de la vie autre, pas simplement comme le choix d’une vie différente, bienheureuse et souveraine, mais comme la pratique d’une combativité à l’horizon de laquelle il y a un monde autre ». Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres, t. II, Le courage de la vérité, op. cit., p. 264.
[7] À la différence des autres forces politiques organisées, les Précaires Associés de Paris auront la sagesse de se « dissoudre » dans la Coordination.
[8] Félix Guattari, L’Inconscient machinique, Paris, Éditions Recherches. 1979 p. 242.
[9] L’entrelacs de l’histoire et de l’événement n’apparaît pas chez Rancière, puisque l’événement ne procède que d’une analyse « formelle » où il n’est jamais question du capitalisme tel qu’il fonctionne, tel qu’il se transforme et tel que nous le subissons. L’événement y est conçu comme une suspension qui peut être pensée sans l’histoire. Il suffit de s’en tenir aux conditions formelles du « syllogisme de l’égalité » (légalité des hommes parlants que toute adresse du pouvoir présuppose : la majeure du syllogisme » — et l’inégalité (ou tort) que ce même pouvoir instaure par son énonciation : la mineure du syllogisme). Mais si l’événement ne vient pas de l’histoire, il n’y retombe pas non plus, de façon qu’il garde toujours l’éclat de sa part non actualisable et éternelle, et réduit le politique au surgissement glorieux de l’acte de subjectivation. L’« idéalisme » de Badiou est encore plus radical, car pour lui « l’Histoire n’existe pas. Il n’y a que des présents disparates », d’où son analyse caricaturale des forces en lutte (les non mieux définis « ouvriers »). Voir Alain Badiou, Logiques des mondes, op. cit., p. 531.
[10] L’hypothèse (morte ou vivante) se mesure pour William James à la « volonté d’agir qu’elle provoque. Dire d’une hypothèse qu’elle possède le maximum de vie, c’est dire qu’elle dispose à agir irrévocablement » (voir La Volonté de croire, trad. L. Moulin, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2005).
[11] « Lorsqu’un mouvement politique apparaît, il ne suffit pas d’ajuster les conditions économiques et politiques qui répondent aux effets des événements. Il faut que la société soit capable de mettre en place des changements institutionnels qui correspondent à cette nouvelle subjectivité, qui favorisent la reconversion subjective au niveau collectif et la transformation de l’état des choses » (Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003, p. 217).
[12] C’est ainsi que Guattari formule la question d’une éthique de la singularité dans l’entretien « Vertige de l’immanence », in Chimères, n° 38, 2000, p. 22.
[13] Francis Fukuyama, l’auteur de La Fin de l’histoire et le dernier homme, a été membre du Policy Planning Staff du Département d’État états-unien.