01 2011
Puissance, exploitation et résistance des corps-sujets
Pour une transformation transversale
La critique du sujet métaphysique et par conséquent du sujet souverain, substantiel de la politique se fait déjà dogme pour la philosophie radicale. En même temps, une figure post-métaphysique du sujet se fraye depuis quelques décennies le chemin sur la scène de la pensée politique contemporaine et de la philosophie radicale dans la foulée de la critique foucaldienne et de la déconstruction du sujet métaphysique. Le prétendant alternatif pour le lieu vide du grand sujet individuel est un sujet non-substantiel, occasionnel, émergeant et s’éclipsant avec des flux et des reflux, oscillant, discontinu : un sujet en devenir, aléatoire, rare ou précaire, relationnel ou événementiel[1].
Néanmoins, avec cette thèse radicale on doit faire face à toute une série de nouveaux problèmes. En s’attaquant à la vision métaphysique de la souveraineté comme un corps substantiel du pouvoir, et en avancant l’idée de l’omniprésence du pouvoir dans les relations sociales, la thèse (post-)foucaldienne a débouché sur une vision paradoxale du sujet. Toujours déjà pris dans des rapports subjectivants, ce nouveau sujet est exposé inévitablement à une pression totale du pouvoir, même floue et inconstante. Ainsi, d’une part, le sujet est pris par définition dans les réseaux du pouvoir ; d’autre part, compte tenu de la constitution non-substantielle du réseau, ce sujet relationnel a théoriquement devant soi la possibilité d’une désubjectivation et resubjectivation constante. Au bout du compte, ce sujet risque de se montrer comme constitutivement opportuniste puisque son actualisation dans le réseau rend possible le changement de position par rapport aux configurations du pouvoir sans qu’une transformation de la condition d’origine soit nécessairement effectuée. Cela expose de nouveau tout processus de subjectivation au risque de réduction à un mécanisme d’assujettissement, amenant ainsi à la thèse radicale selon laquelle seul le rapport de domination peut produire un sujet.
L’axiome du sujet post-métaphysique est donc loin d’être philosophiquement accompli ; toute une série de problèmes, dont l’enjeu n’est rien moins que décisif pour la pensée et la pratique politique, s’ouvre avec elle. Tentons de faire face à ces problèmes, respectivement à ces nécessités critiques :
1) la nécessité de contourner l’idée d’un assujettissement
quasi-substantiel.
2) la nécessité d’assurer la possibilité d’émancipation du sujet ainsi que la
continuité de son émancipation, c’est-à-dire de la lutte et du devenir-sujet
dans et par la lutte. Comment son devenir face à la justice et l’exigence de la
lutte est-il possible ? Faudrait-il céder au scepticisme résigné de la
thèse que la liberté ne serait au bout du compte rien d’autre qu’un
épiphénomène des mécanismes du pouvoir ?
3) comment le commun est-il possible s’il ne relève que de configurations
précaires ?
4) Plus généralement, l’exigence de la praxis de la transformation reste
ouverte. Comment la transformation d’une situation d’origine s’effectue-t-elle
par un sujet non-constant (voire
constitutivement opportuniste puisque son actualisation dans le réseau rend
possible des processus de désubjectivation et de resubjectivation, de
changement de position par rapport aux configurations du pouvoir mais sans
qu’une transformation de la condition d’origine soit nécessairement
effectuée) ? Comment le monde
peut-il être transformé – ce qui exige toujours une action disruptive – par un
opérateur réactif ?
Ainsi l’affirmation d’un nouveau sujet politique devrait faire face au préalable à quelques problèmes constitutifs concernant la condition de possibilité d’un tel sujet. Ce court texte se propose de les présenter sous la forme d’une série de questions critiques, en tentant de rouvrir le chantier d’une reformulation critique des notions de la puissance et de la résistance, telles qu’elles fonctionnent en relation avec les définitions du concept de biopolitique, concept un peu abusé ces dernières années, qui s’est cependant sans doute réservé une place centrale dans le diagnostic critique de l’ontologie de l’actualité. Le but final de cette opération conceptuelle : revenir à une possibilité de remobiliser la notion guattarienne de transversalité, tout en l’associant à la notion de persistance que je tente d’élaborer dans mon travail récent : deux nouvelles armes critiques.
Biopolitique
et production de substance
Mon point de départ sera une des définitions parmi les plus marquantes de la notion de biopolitique, celle de Paolo Virno, développée dans Grammaire de la multitude. En voici quelques formulations très claires et succinctes :
« La force de travail
incarne (littéralement) une catégorie fondamentale de la pensée
philosophique : c’est-à-dire la puissance, la dynamis. (…) La « vie », le bios pur et simple, acquiert une importance spécifique en tant que
tabernacle de la dynamis, de la
puissance pure.
La vie de l’ouvrier, son corps, intéresse le capitaliste seulement pour une raison indirecte : ce corps, cette vie représentent ce qui contient la faculté, la puissance, la dynamis. (…) La vie se place au centre de la politique alors que la mise en jeu, c’est la force de travail immatérielle (et en soi non présente). Pour cette raison, et seulement pour cette raison, il est permis de parler de « biopolitique ». (…) [L]a biopolitique n’est qu’un effet, un reflet, ou justement une articulation, de ce fait primordial – à la fois historique et philosophique – qui consiste en l’achat et la vente de la puissance en tant que puissance »[2].
Cette thèse nous guidera dans l’opération conceptuelle dont on se propose d’exposer les grandes lignes : notamment revenir, par-delà Marx et Spinoza, à la matrice ontologique de la thèse biopolitique – jamais suffisamment éclairée mais dont les enjeux conceptuels et politiques sont sans aucun doute sans égal – la théorie aristotélicienne de la puissance, et l’opposition entre dunamis et energeia en particulier. (Inutile de le souligner : « l’horizon » aristotélicien est directement impliqué chez Virno par l’usage du terme dunamis.) Un tel « retour » conceptuel pourrait ouvrir une possibilité conceptuelle rare : non pas la révélation d’une « vérité conceptuelle » profonde, enfouie, mais la mobilisation de la puissance réduite, voire opprimée, du concept de puissance lui-même. Il s’agit donc de proposer un prolongement possible et, si je puis dire, affirmativement transformateur, de la thèse de Virno.
Thèse 1.
La production capitaliste rend l’exploitation possible en produisant, avant tout autre produit, la (fiction de la) substance.
Qu’est-ce que la substance ?
La substance est une opération modale d’absorption de la puissance – « substance inférieure » selon la thèse aristotélicienne – par la nécessité de l’acte. Le type de la substance capitaliste n’est autre que la substance du type : l’équivalence et la réversibilité d’un flux égal. Or la production de substance veut dire réduction de la puissance à une équivalence, à l’échangeabilité, c’est-à-dire à une ressource manipulable, exploitable et contrôlable. Il s’agit donc d’une quasi-substance, d’une « fausse » substance par excellence, dans la mesure où elle est nourrie, produite, par une activité qui n’a aucune autre nécessité « substantielle » que l’absorption de la puissance : son accumulation. La substance n’est que la fiction de la substance : la substance est appropriation de la puissance par la nécessité quasi-substantielle de l’accumulation et de l’échange.
La substance n’est autre chose que la fiction de la substance en tant que productibilité, c’est-à-dire en tant que condition de possibilité de la production. La productibilité n’est pas donnée : c’est elle qui est le premier sujet de production. L’exploitation est possible dans le processus de production précisément parce que la productibilité est productible.
Thèse 2.
La productibilité est productible.
Le mode de production capitaliste produit la force de travail en réduisant ainsi la puissance à productibilité, à « substance ». En effet, le mot « substance » apparaît chez Marx lui-même, même si ce n’était que dans un sens banal : « Le capital ne produit donc pas seulement du capital, il produit une masse ouvrière croissante, la substance grâce à laquelle il peut seul fonctionner comme capital additionnel. (…) Le travail produit ses conditions de production comme capital, et le capital produit le travail comme moyen de réaliser le capital, comme travail salarié. »[3]
Par conséquent, s’emparer de la puissance (de la vie) est le premier geste d’une réduction totalisante : notamment la production de substance. Car seule la substance peut être possédée ou dominée, non pas la puissance. Ainsi, la production de substance est la condition nécessaire de toute exploitation ; elle est la seule manière de dominer la puissance, c’est-à-dire de la puissance de transformation. Autrement dit, la puissance doit être réduite à substance sous la forme d’une puissance totale et homogène qui rend possible l’emprise sur elle. La substance-productibilité n’est rien d’autre que la réduction des puissances singulières, et par conséquent irréductibles, non-échangeables, des corps-sujets, par la production d’une productibilité abstraite qui les englobe pour tenter de les maîtriser.
Le capitalisme post-fordiste (pour ma part je tend à l’appeler, pour des raisons conceptuelles que je suis contraint d’abréger ici, capitalisme pervers ou performant[4]) radicalise l’opération de base du capitalisme, l’opération de production de substance – de productibilité –, en tentant de capter et de rendre productible la puissance elle-même : produire non pas la productibilité mais la puissance en tant que telle, pour le dire avec l’emphase de Virno. Mais d’abord, il faudrait se poser la question : que veut dire « puissance pure » dans la situation du capitalisme performant ? Ne s’agit-il plutôt de la réduction de la puissance à une substance performante fausse : de la fiction de l’energeia pure de la performance totale de la Chose ?
La question cruciale est donc celle de la puissance. Retournons donc à Aristote, à qui nous la devons.
Qu’est-ce que la puissance ? Retour à Aristote
Le mouvement a été la pierre d’achoppement de la pensée métaphysique depuis son origine, du moins depuis les Eléates, ayant nié la réalité du mouvement. Un des interpètes les plus originaux d’Aristote, Gilles Châtelet, est allé jusqu’à émettre l’hypothèse radicale que la métaphysique a été inventée par Aristote précisément pour compenser l’insuffisance de la pensée de l’être creusée par le problème du mouvement[5]. En effet, la puissance chez Aristote ne pourraît être comprise sans l’idée du mouvement : elle apparaît comme rien de plus – et rien de moins – que la solution conceptuelle de ce problème crucial. Rappelons la définition classique de la puissance dans la Métaphysique : « la faculté d’être changé ou mû par un autre être, ou par soi-même en tant qu’autre » (Métaphysique, D, 12, 1019a). Rappellons également la définition célèbre du mouvement dans la Physique d’Aristote : « Le mouvement est l’acte en puissance, en tant qu’il est puissance. » (cf. Physique, III, 1, 200-201 et Métaphysique, K, 9, 1065b). Dans De l’âme Aristote va jusqu’à affirmer l’identité ou plutôt la « coïncidence » de puissance et acte : « c’est l’identité entre subir ou être ébranlé et être en activité. Et, de ce fait, le mouvement constitue une sorte d’activité, quoique incomplète » (II, 5, 417 a) Cette définition aboutit à une thèse qui la rapproche de la définition aristotélicienne du mouvement la plus connue – celle de la Métaphysique, qui insiste également sur le moment d’inachèvement et d’imperfection. Mais si la puissance est définie comme la « faculté d’être mû ou changé », alors, logiquement, le mouvement – l’acte-en-puissance – se présenterait comme l’acte ayant la faculté d’être mû ou changé. Dès lors, l’activité du mouvement ne serait pas autre chose que la faculté de subir l’acte. Mais l’exposition à l’altérité é-mouvante, à l’autre-qui-ébranle, meut et change, est déjà un acte. Et selon Aristote, tandis que le mouvement tend vers sa fin, l’acte, qui n’est pas un mouvement, est infini : seule fin de soi-même, il est éternel. Par conséquent, d’un point de vue logique il semble qu’on se trouve enfermé dans un cercle argumentatif vicieux, sans pour autant régresser vers la thèse des Mégariques, niant la puissance, et par conséquent le mouvement et le devenir : le mouvement apparaît comme un résultat englobant son propre sujet. Comment traiter de cet obstacle conceptuel ?
Dans « L’enchantement du virtuel » Châtelet commente : « Le potentiel est ce qui, dans le mouvement, permet de nouer un « déjà » et un « pas encore » ; il donne de la réserve à l’acte, il est ce qui fait que l’acte n’épuise pas le mouvement (…) C’est précisément le potentiel – patience propre attachée à chaque mobile – qui échappe aux saisies d’une abstraction qui confisquait ou octroyait la mobilité aux êtres. (…) Le moteur et le mû ne sont pas deux êtres inertes l’un en face de l’autre, se transmettant une qualité ; le mû n’est pas le seul à changer : le moteur possède bien la forme, mais ne peut agir qu’en présence du mû. Le mû est éveillé à la mobilité »[6]. Cette interprétation a le mérite d’élargir la thèse aristotélicienne par l’idée du caractère bidirectionnel du processus d’actualisation qui a des conséquences décisives pour la pensée du mouvement. Assurer ce dynamisme double veut dire avant tout ne pas satisfaire aux attentes de la vision métaphysique de la substance. La puissance et l’actualité devraient être pensées comme des moments tensifs, comme des intensités et non comme des substances ou des états stables qui ne sont que liés mécaniquement par le tiers élément, purement intermédiaire et donc secondaire, du mouvement. Au contraire, le mouvement y est immanent. En d’autres termes, penser la puissance d’une manière émancipée de la vision métaphysique de la substance, veut dire se situer au sein même de l’opération actualisante, de la transformaton de la puissance-devenir en puissance-agir. Effectuer une telle opération ne veut dire rien de moins que « radicaliser » Aristote par l’exigence spinoziste de l’immanence.
Qu’est-ce que la résistance ?
La question décisive dans la situation de transformation constitutive qui est la nôtre – d’absorption non seulement des puissances de la vie mais de la puissance de résistance et de la transformation des sujets politiques, et donc de l’exploitation de la puissance en tant que puissance, n’est autre que : la puissance étant captée, la résistance est-elle toujours possible ? Tentons de nous approcher d’une réponse possible à cette question, tout en essayant de repousser les usages souvent intéressés, opportunistes, ainsi que les déconstructions toujours rapides du concept de résistance.
Or Aristote a essayé de penser la possibilité de la possibilité, la dunamis, de se manifester en tant que contre-puissance (d’après la formulation de Dimka Gicheva-Gocheva qui parle de « contre-possibilité »[7]). En d’autres termes, Aristote est le premier à introduire une notion de contre-puissance, qui anticipe celle qu’on identifie ici sous le nom de résistance. Dans la Métaphysique, Aristote distingue quatre significations[8] de la catégorie de puissance (dunamis), et c’est la quatrième qui est d’un intérêt tout à fait particulier pour nous. Il s’agit du point le plus sous-estimé de la définition aristotélicienne de la puissance, notamment du fonctionnement de la puissance en tant que contre-puissance, une résistance intrinsèque qui garde la chose d’un développement indésirable, d’un déclin, d’une dégénération, c’est-à-dire qui garantit son mouvement vers le mieux (1019a 26-30 ; 1046a). Ce terme n’a même pas de traduction particulière en latin, les trois premiers aspects étant traduits respectivement par potentia, possibilitas et potestas.
C’est un point capital de la pensée d’Aristote qui semble être resté méconnu, obscur même, surtout en ce qui concerne son potentiel explosif en vue de la pensée politique radicale. Aristote a postulé la résistance – la résistance contre l’actualisation, la résistibilité – en tant que qualité intrinsèque de la puissance. C’est une force « démoniaque » donc, dans le sens où elle sera opposée au premier moteur – « Dieu » (ou le Sujet souverain), cette actualité pure sans aucun résidu de puissance. Pourtant elle semble absolument nécessaire pour Aristote : sans résistance, il n’y aurait pas de puissance ; sans puissance, il n’y aurait pas d’actualisation. L’ontologie de la puissance est impossible donc sans la pensée de la résistance ; la pensée de la résistance – sans la pensée de l’événement-métamorphose. Ainsi, sans aucun doute, ce retour à Aristote pourrait ouvrir la voie à un rapprochement possible des enjeux des ontologies de la puissance et de celles de la résistance, tout en assurant le terrain ontologique de l’affirmation paradoxale et longuement discutée de Deleuze « La résistance est première ».
Ainsi, la résistance s’affirme comme une catégorie dynamique, c’est-à-dire comme une catégorie visant une puissance active, et même plus : la puissance en acte. Mais alors non seulement la résistance est un acte qui n’épuise pas la puissance ; c’est un acte-puissance : c’est l’acte de la puissance même. La résistance c’est l’energeia de la dunamis mais sans ergon, donc organum. La résistance est donc dés-organisation.
La résistance contre le capitalisme performant
De cette manière, à travers la relecture transformatrice de dunamis, la notion qui détermine la matrice conceptuelle de la notion de biopolitique, on peut ouvrir une possibilité réelle de prolonger et mobiliser de manière transformatrice le débat autour de la notion de biopolitique, sans aucun doute décisif pour notre actualité.
Or les questions théoriques soulevées ici se formulent selon l’exigence – et dans l’urgence – critique de l’actualité. L’actualité se trouve sous la signe de la transformation capitale des modes de production, d’échange et de pouvoir qui n’a pas tardé a engagé la transformation des modes de subjectivation : la marchandisation de la force de travail elle-même, c’est-à-dire l’absorption de la puissance de la vie, l’opération de base de la biopolitique. Comme le dit Maurizio Lazzarato dans Les révolutions du capitalisme, aujourd’hui c’est la monnaie qui devient « le possible en tant que tel »[9].
La puissance de la vie apparaît désormais sous une forme quasi-substantielle, inorganique. Quel est le destin des corps, des corps comme dynamique immanente des sujets, comme lieu de la puissance de la vie, dans cette situation transformée ? La biopolitique se transforme-t-elle en trans-biopolitique, le bios lui-même semblant excédé dans cette transformation ?
En effet, le capitalisme performant est une forme tout à fait nouvelle de production de productibilité. De ce point de vue il transforme à sa manière un des traits distinctifs de la politique moderne du corps, notamment la politique de la puissance du corps dont la formule serait celle qu’on attribue à Maine de Biran : le corps peut tout. La politique du corps en tant que puissance positive illimitée. L’expérimentation technique de la puissance du corps radicalisant l’intuition biopolitiue de la modernité par les nouvelles technologies et hypertechnologies médiatiques paraît infinie : pensons, bien au-delà de l’héroïsme banal du corps laborieux standardisé dans la production industrielle, aux performances financières, créatrices, « immatérielles » des nouveaux agents du capital, aux spectacles médiatiques des corps transhumains, corps-cyborgs, dont le slogan pourrait être « il n’y a pas de limites pour la performance du corps ». Or, la politique de la plasticité perverse « libère » la puissance du corps, en lui ouvrant prétendument l’accès à une puissance (illimitée) de modification. Mais elle traite le corps comme sujet (au sens passif) de devenirs multiples typés, codifiés – le corps n’est modifiable et donc libre que dans le seul but de reproduire une forme matricielle. Le capitalisme performant dé-substantialise cette forme matricielle en la présentant comme le lieu vide d’une « forme inédite », nécessaire pour nourrir le circuit pervers du marché. La politique perverse de la plasticité façonne des techniques vectorielles du devenir du corps, conçu comme la substance plastique disponible et façonnable des formes de vie.
Ainsi, il semble que l’ex-corporation libératrice du corps, sa désorganisation résistante est elle-même absorbée dans la quasi-ouverture du monde inorganique, dans le prétendu Ouvert d’une modifiabilité radicale, d’une prothéisation qui affecte les conditions mêmes du vivant (je pense aux biotechnologies, aux interventions dans le génome etc., une des pratiques symptomatiques du nouveau capitalisme). Comment résister ou plutôt persister dès lors dans le flux totalisant, dans la fluidité biopolitique et techno-esthétique, comment résister à l’absorption de la transformabilité de la vie sans abolir la possibilité d’émergence de l’événement (du) sujet ? Comment les sujets résisteraient-ils à l’appropriation de leur transformabilité d’origine ?
Il me semble que la première résistance possible ne consisterait que dans la suspension de cette « ouverture ». La résistance contre les techniques perverses d’appropriation de la transformabilité consisterait dans la « révélation » de la transformation en tant que condition indépassable et irréductible. La première phase de la résistance sera alors le mouvement qui démontre que la transformabilité est tout autre chose que la fluidité et la « perméabilité » ou la vitesse illimitées des formes de vie marchandisées et encore moins que la réversibilité infinie de la substance, dont le capitalisme performant ne cesse de faire l’éloge. Au contraire, la puissance de transformation implique une résistance intrinsèque des corps-sujets (disons : résistibilité), celle qu’Aristote avait connu déjà, et qui était indissociable de la définition de la dunamis. Alors que l’inorganique est approprié par le capitalisme pervers, le corps-sujet résiste en le désorganisant. La désorganisation est donc résistance.
La désorganisation de la vie, ou la tekhno-aisthétique
Si on peut parler dès lors à l’endroit des corps-sujets de résistance politique, ce ne serait pas dans la perspective des corps inscrits dans le régime de la représentation politique et de la performance économique mais, tout au contraire, dans la perspective d’une pensée du politique en tant que mouvement d’ex-cription du corps, en tant que résistance immanente à toute appropriation, à toute inscription : on appelle précisément cette ex-cription, cette ek-sistence, cette ex-corporation du corps désorganisation. La désorganisation de la vie c’est la vie qui s’expose en tant que résistance.
La résistance dés-organisatrice est donc la force de la métamorphose : la com-position dynamique des événements-singularités. La métamorphose, ou la liberté du corps, la déclosion de la puissance, est, paradoxalement au premier regard, une résistance contre la fluidité performante et l’effacement de la forme, contre le double mouvement de révulsion–fascination de la matière informe : d’une part de l’énergie libidinale captée par les circuits de la production synthétique, d’autre part de la substance primitive (celle des « valeurs traditionnelles » et des obsessions identitaires), de la ressource (pseudo-)ontologique. Ainsi, au bout du compte, la question décisive qui se pose n’est pas la question des autres formes de vie et de leur contrôle, production et gouvernance, mais la question de la force ou bien de la puissance de transformation qui traverse ces formes. Quelle est la force qui fait les corps-sujets et les réseaux dans lesquels ils opèrent se transformer ?
Peut-être le nom le plus adéquat de cette force de la métamorphose est précisément résistance. Si la résistance est immanente à la puissance, elle est aussi immanente à la transformabilité du corps : c’est en ce sens qu’elle est l’acte de sa puissance même.
La résistance n’est donc pas surdéterminée. En tant que moment immanent de la puissance, elle est décidément première. Elle est première en tant qu’opération de singularisation, c’est-à-dire d’invention-production de singularité, ou bien de formes de vie singulières. La résistance des corps-sujets opère avec les tekhnai de la singularisation dans le vide du commun comme avec des forces « pures ». Le corps apparaît dans ce vide non pas comme un conglomérat de signes ou bien comme une puissance organique substantielle – une unité organique ou machinique homogène ; au contraire, il est toujours pris dans le mouvement de dés-organisation. De ce point de vue on peut comprendre la dés-organisation comme le mouvement immanent au corps, qui excède l’opposition entre organique et inorganique.
La désorganisation est donc l’autre nom de ce que j’appelle tekhno-aisthétique. Les tekhnai (je traduis librement le grec tekhné en tant que ‘savoir-faire’, voire ‘mode d’agir’) sont des modes de subjectivations : des « canaux » des devenirs subjectifs. Prenons l’exemple du vêtement, cette « proto-prothèse ». Depuis qu’il existe, le vêtement est un mode constitutif du devenir du sujet : en fait le morceau de tissu se transforme en vêtement seulement en tant que prothèse subjective. Chaque pro-thèse correspond donc à des tekhnai, respectivement à des pratiques culturelles qui se cultivent historiquement, mais également à des tekhnai singulières et souvent innommables. De leur côté, ces tekhnai engagent toujours des processus matériels et des intensités sensibles ; elles participent au devenir-sensible du sensible comme une force immanente. Parlons donc de tekhnai aisthétiques et des processus tekhno-aisthétiques comme immanente à la puissance du sujet. Le corps-sujet devient sujet par l’opération complexe de (dés)organisation de ses tekhnai, c’est-à-dire de singularisation-opération, à travers laquelle l’espace du commun est re-composé. Or le noyau tensif de la construction de la puissance du commun est immanent au mouvement du corps-sujet en tant que devenir-multiple des singularités, en tant que leur com-position.
Désormais, on le sait : on ne peut pas aborder la transformation biocapitaliste sans tenir compte de la transformation des modes de subjectivation qui sont toujours matériels, c’est-à-dire tekhno-aisthétiques (et pas seulement « cognitifs », « linguistiques » ou « sémiotiques »). Biopolitique veut dire en premier lieu processus de production (et respectivement, d’absorption) des modes et des tekhnai de subjectivation. La question décisive pour le sujet-politique aujourd’hui est donc la question tekhno-aisthétique.
La tâche devant nous aujourd’hui, comme toujours, c’est donc l’expérimentation désorganisée de la puissance du corps qui ne se relève pas en fonction ou marchandise échangeable : une contre-opération transformatrice des modes standardisés de production de subjectivité, c’est-à-dire de codification et de « commodification » du corps, de la perception, de la réflexion et de l’émotion dans le circuit politico-économique du capitalisme pervers global, qui essaye de réduire l’horizon de la vie à l’espace sur-exploité du globe. La résistance du sujet veut dire invention de formes de vie singulières et manifestes qui destituent les formes de vie typifiées – marchandisées, per-formées, perverties ; la manifestation des formes de vie en tant que puissance est la manifestation de la transformabilité. Si on périphrase Benjamin, dèsormais il s’agit non pas de bio-esthétiser la politique mais de (re-)politiser la (bio-)aisthétique, ou plutôt de suivre son rythme politique immanent. Une bataille aisthétique en faveur des sujets inimaginables pour tracer l’à-venir.
La
persistance ou la transversalité :
résister dans la métamorphose
Concluons : dans la mesure où la puissance du sujet est puissance des multiples modes du devenir, qui sont toujours des modes tekhno-aisthétiques, il n’y a jamais de « puissance pure » de « bios pur et simple » selon les mots de Virno, de la vie du sujet.
Thèse 3.
La puissance de la vie – puissance du corps-sujet – est toujours une puissance plastique. Telle est le double bind de la puissance. C’est bien cette plasticité, cette modifiabilité qui rend possible la productibilité. Elle seule permet la production et donc l’exploitation, comme l’affirme Virno. Mais c’est elle aussi qui rend possible la résistance. Dans la mesure où la puissance comprend toujours un moment immanent de résistance le corps-sujet ne peut jamais être intégralement dominé. Il excède toute totalité : telle est l’excès immanent de la vie, l’excès de la finitude. L’emprise biopolitique sur les corps-sujets ne peut donc jamais être totale, elle n’est qu’un processus totalisant engagé dans une bataille pour s’emparer des champs biopolitiques et donc tekhno-aisthétiques, des champs de l’émergence des modes de subjectivation.
Thèse 4.
La puissance est toujours modale. La lutte pour la puissance est une lutte qui lui est déjà immanente, et donc irréductible. Et c’est pour cette raison que la puissance de la lutte et la liberté sont irréductibles.
Thèse 5.
Liberté veut dire à la fois possibilité de changer et de persister.
Thèse 6.
Le corps-sujet est opérateur de la résistance immanente à la puissance : de la persistance métamorphique-événementielle. Le sujet est opérateur de transformation. Or le sujet est un mode – le sujet est d’ordre modal.
Mais la transformation par laquelle le corps-sujet politique devient sujet doit être une transformation transversale. La transversalité de la transformation indique clairement qu’elle excède à la fois la sur-détermination verticale (et donc le risque messianique, le risque d’une « révolution négative », pour reprendre le terme d’Artemy Magun, sur-déterminée de la structure onto-théologique de la souveraineté traditionnelle) et la sur-détermination horizontale (et donc le risque de la plasticité opportuniste du sujet dans l’époque de la gouvernance). De ce point de vue, le concept guattarien de transversalité sur lequel insistent également Gerald Raunig et autres membres d’eipcp, se rapproche des concepts de persistance et de transformation de la transformation qui guident mon travail actuel. Tous comme ceux-ci, la notion de transversalité fait face à l’exigence d’une transformation disruptive de la transformation per-formante en cours, transformation qui interrompt les possibilités de réduction des puissances aux flux horizontaux des échanges (réversibles) et aux systèmes verticaux des équivalences.
Le sujet est donc le nom du point de passage – point de résistance et, désormais, point de persistance ou de transversalité : la co-ïncidence de l’événement et du changement. C’est la raison pour laquelle le sujet-politique, l’événement-métamorphose des corps-sujets, peut porter aussi le nom de multitude. La définition spinozienne de la multitude en tant que pluralité qui persiste comme telle serait également la définition exemplaire du sujet. Une pluralité qui persiste dans la métamorphose en tant que métamorphose, ajouterons-nous. Le sujet est dans ce sens la durée de l’événement ou l’opérateur de la métamorphose : d’une part il est continuum métamorphique, devenir permanent, d’autre part il est force disruptive – événement (de la justice : inssurrection).
Toute affirmation singulière est un acte juste ; toute justice est disruptive. Ainsi, la pensée de la persistance, ou de la transversalité – et du sujet en tant qu’événement persistant – tranche l’aporie politique du sujet, l’aporie de sa résistance et de son action affirmative. La pensée de la persistance pose aporétiquement (com-pose) la force disruptive de l’événement-justice – cet universel disruptif, et la continuité-persistance de la lutte.
Persister donc. Affirmer la persistance des formes de vie à travers la transformation, affirmer la métamorphose des sujets-politique contre la fluidité quasi-substantielle des nouveaux pouvoirs totalisants, ré-ouvrir et ré-mobiliser la puissance transformatrice de la praxis politique, non pour poser de nouveau l’exigence de transformer le monde mais pour transformer sa transformation. On ne persistera dans l’événement du corps-sujet que si on lui fait face à la hauteur de sa propre exigence : celle de la révolution permanente de la métamorphose qui n’est pas une interruption quasi-messianique mais une immanence anarchique – une immanence transformatrice qui persiste, (se) creusant toujours plus loin dans le vide de la krisis, de l’inimaginable d’une justice sans commune mesure, de la liberté tout court.
Ce texte reprend et développe
quelques motifs de l’article « Sujet événementiel et événement-sujet. Pour
une politique de la métamorphose » (Rue Descartes 67 :
« Quel sujet du politique ? », sous la dir. De G. basterra, R.
Ivekovic et B. Manchev) et du livre La métamorphose et l’instant –
Désorganisation de la vie, Strasbourg, La Phocide, 2009.
[1] Voici deux exemples paradigmatiques de ce qu’on peut appeler « sujet événementiel », les formules d’Alain Badiou et de Jacques Rancière : « Le sujet est rare. » (Alain Badiou, L’être et l’événement, Paris, Seuil, 1988, Méditation Trente Cinq : « Théorie du sujet ») ; « La manifestation politique est ainsi toujours ponctuelle et ses sujets toujours précaires. » (Jacques Rancière, « Dix thèses sur la politique », Aux bords du politique, Paris, La Fabrique-Editions, 1998, p. 245).
[2] Paolo Virno, Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaines, Editions de l’Eclat & Conjonctures, Nïmes/Montréal, 2002, p. 91-94.
[3] Résultats, 1865, in Œuvres, Paris, Gallimars, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », vol. II, 1968, p. 443. Cf. aussi l’affirmation suivante : « La production capitaliste développe d’abord en grand – en les arrachant au travailleur individuel et indépendant – les conditions objectives aussi bien que subjectives du processus du travail, mais elle les développe comme des puissances qui dominent le travailleur individuel et lui sont étrangères. » (Théories, 1862-1863, Werke, XXVI, t. I, Berlin, Dietz Verlag, 1957-1968, p. 368).
[4] Cf. par ex. Boyan Manchev, Le corps-métamorphose, Sofia, Altera, 2007.
[5] Gilles Châtelet, « L’enchantement du virtuel », in Les Enjeux du mobile : Mathématiques, physique, philosophie, Paris, Seuil, 1993.
[6] Ibid., pp. 43-44.
[7] Cf. Dimka Gicheva-Gocheva, Novi opiti vyrhu aristotelovia teleologizym [Nouveaux essais sur le téléologisme aristotélicien], Sofia, LIK, 1998, p. 74-77.
[8] En effet, dans le Livre Théta, elles sont quatre, dans le Livre Delta – plutôt cinq (1019a 15-32).
[9] Cf. Maurizio Lazzarato, Les révolutions du capitalisme, Les Empêcheurs de penser en rond / Le Seuil, Paris, 2004, p. 114.