05 2003
La contre-information cinématographique. Quelques traits de lumière tirés de l'histoire du cinéma
Traduit par Julie Bingen
Je vois mon rôle dans le cadre de cette publication, en tant qu'historien du cinéma, comme consistant principalement en la présentation de quelques matériaux: des exemples instructifs de contre-information cinématographique, depuis les années '20 jusqu'aux années '90. Vu le peu de temps dont je dispose, je n'aborderai que des traits de lumière et me limiterai au thème de la "représentation du pouvoir". Il apparaîtra que beaucoup de questions actuelles se sont déjà posées de la même manière par le passé et nous verrons quelques-unes des solutions apportées par des auteurs de cinéma.
Le "film politique" est né dans la Russie de la révolution entre 1919 et 1925, pensons aux films d'Eisenstein, Poudovkine, etc. Mais dans le révolutionnement du "non-fiction film" également, la poussée décisive vint de Russie. Au cours des années vingt, la gauche se montra de plus en plus fascinée par l'idée que les médias techniques pouvaient saisir la réalité de façon "documentaire", c'est-à-dire que les films et les photos pouvaient revêtir le caractère de documents et donc servir d'arguments dans la lutte politique. Le modèle du "film russe" joue un rôle non négligeable dans la genèse de cette idée. L'accent mis sur la responsabilité sociale et l'expérimentation artistique dans le film documentaire russe fixa de nouvelles normes, qui justifièrent également une nouvelle conceptualisation. D'après les déclarations publiées dans la presse allemande, on peut conclure que le concept du "film documentaire" fait son entrée dans le vocabulaire spécialisé à la fin des années '20, inspiré par les nouveaux exemples soviétiques.[1] La cinématographie soviétique avait rompu avec les anciennes formes - p.ex. le film culturel - pour réaliser les nouvelles fonctions sociales du film. Les théoriciens, comme Sergueï Tretjakov, parlaient d'un art "opératoire", utile au mouvement social.
De tels films documentaires, longs films d'auteurs, n'arrivèrent dans les pays capitalistes qu'à la fin des années '20, où ils servirent de "contre-information". Le premier film documentaire important à être diffusé en Allemagne fut Schankhaiskii dokument (Le Document de Shanghai, URSS, 1928) de Yakov Bliokh. Il peut être considéré comme le prototype du film opératoire, du film de contre-information. Il montre tout d'abord le port de Shanghai et la vie dans les quartiers chinois et européens. Le dur labeur des coolies, tirant de lourdes charges, est contrasté avec l'oisiveté des propriétaires européens et des élites chinoises: un coolie épuisé épie à travers une clôture et voit la bourgeoisie européenne s'amusant de baignades et de cocktails, les roues de sa charrette deviennent les disques en mouvement des danseurs oisifs, un énorme treuil à tambour actionné par des coolies se transforme en un carrousel portant des enfants européens qui rient, auquel succède le difficile travail d'enfants chinois dans les filatures de soie et les fabriques d'allumettes contaminées par le phosphore. La ville est en effervescence, mais la machine militaire européenne réprime les troubles. Les rues se remplissent alors de révolutionnaires et les Européens se retranchent dans leurs enclaves derrière des sacs de sable, font prendre position aux navires de guerre, débarquer des troupes régulières et des chars. En mars 1927, l'Armée du Sud du Kuomintang, dirigée par Tchang Kaï-chek, prend la ville, mais rompt juste après dans le sang avec les communistes chinois qui étaient jusqu'alors ses alliés, fait exécuter des prisonniers ligotés. À la fin du film, Tchang Kaï-chek est ainsi stigmatisé et présenté comme traître de la révolution chinoise.
Ce film fait date en raison de la "découverte" du montage parallèle à coloration politique, du regard analytique de la caméra et de l'attitude politico-journalistique manifeste. L'auteur insiste – en particulier grâce au titre - sur le fait qu'il s'agit de "documents" témoignant de pratiques d'oppression et d'exploitation. La rupture avec le tableau idyllique qui caractérisait jusqu'alors le film de voyage est claire et définitive, comme le reconnurent également les contemporains dans leurs critiques: "Le film culturel doit acquérir une valeur documentaire. Celle-ci s'accompagnera cependant toujours d'un arrière-goût politique." (Film und Volk, no 1, novembre 1928, p. 4) Le montage parallèle de Bliokh assemble des images qui n'entretiennent pas, à strictement parler, de rapport spatial ou temporel les unes aux autres, mais créent celui-ci lors du montage seulement. C'est précisément parce que le spectateur peut percevoir cela que le fait qu'il s'agit d'une "interprétation" du monde existant est mis en évidence, à savoir selon une optique socialiste: un "déchiffrement communiste du visible"[2]. La subtile différence entre la partialité (légitime) et la propagande apparaît là où l'on peut percevoir, derrière la description, la présence d'un homme qui juge. Par le dévoilement de la propre stratégie de représentation, l'objet perd de son authenticité mais la représentation en gagne. L'authenticité n'est donc pas une qualité non-intentionnelle des images ou un phénomène naturel pré-existant, mais doit être comprise comme la forme et le résultat de la représentation médiatique.
Il est intéressant, en ce qui concerne la représentation du pouvoir, que l'auteur ait fait oublier le rôle délicat de l'Union soviétique, avec son soutien financier et militaire à Tchang Kaï-chek, et ait transformé, par l'évocation de la "traîtrise" de celui-ci, la défaite effective en une victoire morale des travailleurs communistes. Le noyau des contre-informations, à savoir les pratiques d'exploitation et l'emploi brutal de la violence, demeurait de toute façon intact et pouvait être diffusé avec la plus grande netteté. L'écho formidable du film, en particulier en Allemagne, en Angleterre et en Amérique, en témoigna.
En témoigne également un film opératoire important du mouvement ouvrier allemand, 1. Mai - Weltfeiertag der Arbeiterklasse (1er mai – Journée mondiale de la classe ouvrière) de Phil Jutzi (Allemagne, 1929), qui s'est aussi fait connaître sous le titre de Blutmai 1929 (Mai sanglant 1929). La scène centrale du film montre une intervention brutale de la police à Berlin qui impose l'interdiction de manifester le 1er mai. Des brigades d'intervention motorisées et la police montée dispersent les manifestants devant la centrale du KPD sur la place Bülow (aujourd'hui: place Rosa Luxembourg). Des gros plans montrent l'emploi de matraques en caoutchouc et la chasse à des manifestants isolés. Des scènes de violence nous font voir sans cesse des manifestants en fuite, puis des arrestations et des barricades dressées par les ouvriers. La partie suivante montre la situation le 2 mai: même la presse bourgeoise s'indigne des 19 manifestants tués, chiffre qui s'élèvera encore d'un tiers. Des photographies de presse insérées dans le film montrent des chars d'assaut et des schupos armés, la caméra se tourne le long des façades criblées d'impacts de balles. Dans le quartier barricadé, la police patrouille désormais partout et procède à des contrôles d'identité. Le reportage se termine avec l'enterrement solennel des morts et un discours enflammé de Thälmann. La grande réunion de deuil présente un modèle dramaturgique - approprié au média cinématographique - de transformation de la défaite effective en une victoire politique.
Il est remarquable que toute une troupe de caméramans communistes ait été préparée aux émeutes et ait filmé les événements depuis de multiples perspectives, surtout depuis les toits. Ce film sur l'intervention brutale de la police, dirigée par le social-démocrate Zörgiebel, illustra pour de nombreuses personnes la disposition du SPD à conclure des alliances contre les travailleurs et creusa encore la scission entre les partis ouvriers. Les articles dans la presse écrite et la clarté du film entraînèrent la mise sur pied d'une commission d'enquête indépendante. Blutmai 1929 doit par conséquent être considéré comme un des exemples les plus réussis de l'utilisation opératoire des médias. Il est intéressant de noter que le film sera également projeté au cours de débats judiciaires ultérieurs, manifestement comme quelque chose présentant le caractère d'un document: "Chaque image est une accusation bouleversante", écrivit la Rote Fahne (25/11/1931).
Ces prises de vues spectaculaires seront citées sans cesse par la suite, entre autres dans une édition spéciale des actualités soviétiques Sojuskinojournal no 33 titrant Perwoje maja w Berline (URSS, 1929), dans le portrait critique de l'Allemagne dressé par Vladimir Erofeev K stschastliwoi gawani (Au port heureux, URSS, 1930) et dans Free Thaelmann d'Ivor Montagu (GB, 1935). Mais elles apparaissent aussi dans les films national-socialistes comme signes de l'instabilité de la République de Weimar, p.ex. dans Blutendes Deutschland de Johannes Häußler (Allemagne, 1933) et Jahre der Entscheidung de Hans Weidemann (Allemagne, 1937-39).
Pour ce qui est de l'histoire de la contre-information cinématographique, trois éléments se dessinent ici clairement: tout d'abord, la préparation minutieuse aux actions (prévisibles) des forces de police et le principe de la collectivité (c.-à-d. de la multiplication des points de vue) lors du tournage permettent la subversion des rapports de pouvoir existants. Ensuite se pose le problème que la plupart des images peuvent aussi être récupérées à tout moment par l'adversaire politique. Comment peut-on filmer de façon que l'image ne puisse être retournée par l'adversaire comme on retourne des agents? Enfin, toute la conception du film indique que le réalisateur et ses caméramans ne font qu'un avec le mouvement communiste et le parti, qu'ils ne les montrent pas de l'extérieur mais les représentent directement.
Le troisième exemple datant de la République de Weimar est le film de Werner Hochbaum Zwei Welten (Deux mondes, Allemagne, 1930), qui fut réalisé à l'occasion des élections du Reichstag du 14 septembre 1930. Il s'agit sans aucun doute d'un des films électoraux les plus intéressants du SPD, entièrement basé – dans la tradition du Document de Shanghai – sur un montage en contraste marqué entre riches oisifs et prolétaires miséreux. Des joueuses de tennis mondaines de la haute société s'exercent à la conversation, tandis que, dans les rues, passe à pas lourds une armée de chômeurs. Un joueur de golf portant un monocle lève son verre à la santé de ses camarades de sport, alors que les demandeurs d'emploi font la queue à l'agence publique pour l'emploi. L'industriel fortuné amateur de golf se fait reconduire chez lui en calèche par le chauffeur, tandis qu'un des chômeurs retourne à pied dans son triste logement d'arrière-cour. D'autres casernes, sombres courettes d'immeubles, ruelles étroites, réduits et maisons à colombages délabrées défilent: les habitations du prolétariat. L'industriel troque entre-temps ses vêtements contre un uniforme nazi et rejoint au salon sa maîtresse qui s'ennuie. Comme très souvent chez Hochbaum, l'essentiel est contenu dans les prises de vues des détails, comme le passage de la caméra sur le brassard à croix gammée. Rarement un film avait-il décrit le lien étroit entre industriels et fascistes de manière aussi concise et acérée.
Ce qui est intéressant ici pour le principe de la contre-information est la forme hybride du film, c.-à-d. le fait que les observations documentaires sont entremêlées de scènes jouées. Pour la représentation des gens de pouvoir, beaucoup de situations peuvent difficilement être filmées de manière documentaire, puisque l'accès est interdit à l'équipe de tournage. En outre, le pouvoir est représenté ici avec ironie, avec une subtile moquerie dissimulée qui ridiculise l'adversaire politique sous l'apparence au premier abord de l'assentiment du réalisateur. Le changement de vêtements au passage va encore plus loin et devient une image-pensée hautement politique. Par l'emploi de l'ironie et de l'image-pensée s'ajoute un méta-niveau: les images ne sont plus seulement lues au premier niveau de signification.
Le film de Chris Marker et François Reichenbach La sixième face du Pentagone (France, 1968) relate la marche sur le Pentagone le 21 octobre 1967, au cours d'une manifestation contre la guerre du Vietnam. Dans la phase cruciale de la manifestation, le cordon de sécurité cède et une partie de la foule s'échappe vers l'entrée du ministère de la Guerre. Les forces de police se montrent alors dans toute leur dureté: sur les escaliers du bâtiment, les étudiants sont accueillis et repoussés par des coups de matraque. L'image des policiers assénant des coups entre les colonnes de l'entrée du Pentagone est exactement l'image que les manifestants souhaitaient – comme l'analysa Hilmar Hoffmann à l'époque: "Il ne s'agit pas de prendre d'assaut le Pentagone, mais le symbole qu'il représente. Par le principe de la non-violence avec laquelle les cent mille manifestants attirèrent l'attention sur leur mouvement inspiré de l'élan révolutionnaire, ils voulaient discréditer aux yeux du monde entier le pouvoir légal, dont les représentants durent finalement reconnaître, devant le pouvoir des impuissants, leur propre impuissance face à un plébiscite hautement pacifique."[3]
Ce qui est intéressant dans cette séquence, c'est que Marker la reprend quelques années plus tard dans son film Le fond de l'air est rouge (1977) et en étudie la fonction politique: "On ne voit que quelques policiers, et ils sont submergés par la masse. Celle-ci déchaîne sa joie d'avoir franchi une frontière qu'absolument personne ne cherchait à lui disputer. Et là, sur l'escalier, l'ordre se rétablit alors, après une tentative qu'il faut qualifier de symbolique de pénétrer à l'intérieur. Les policiers avaient réellement peur, on n'aurait pas dû les alarmer. J'ai filmé ces scènes à l'époque, et, pour confronter le bluff avec le bluff, je les ai alors présentées comme une victoire du mouvement. Mais quand je regarde ces images aujourd'hui et que je les compare avec les rapports des policiers, qui racontaient qu'ils avaient eux-mêmes mis le feu à des commissariats en mai 1968, je me demande alors si pas mal de nos victoires des années '60 ne se trouvaient pas exactement à ce même niveau."
Cette analyse honnête et autocritique n'a toutefois été possible qu'avec quelques années de recul. L'auteur du film remet les images en question. L'image n'est plus nécessairement un document sur une situation. Il y a des contextes et des vérités qui - selon le moment historique – sont mis en lumière ou éclipsés. L'auteur est devenu un combattant solitaire. Il ne doit plus tenir compte de la raison du parti ou des objectifs du mouvement. Il peut même les critiquer quand il compare les "victoires des années '60" qui ont été tant propagées avec les sornettes de policiers pseudo-radicaux. Il semble s'agir de contre-information politique, mais il s'agit en réalité de bluff et de ruse, de feintes, d'attaques simulées et de tromperie. Tout est devenu un peu ambigu, même les images qui paraissaient si claires – ou devrais-je dire justement les images qui paraissaient si claires? La leçon de Marker: rien n'est évident. Rien n'est simple.
Contrairement au film de 1967/68, Le fond de l'air est rouge est un film d'essai, comme il en naît dans les périodes de crise politique surtout, dans lequel les gens sont libérés de leurs anciennes attaches. "Peut-être devrait-on dire: ‘période d'intervalle', parce que l'optimisme rend si bête et le pessimisme si immobile."[4] La séparation du politique et du privé, comme l'ont encore maintenue de façon constante les films opératoires du KPD des années '20, est sapée dans le film d'essai.
En 1977, Marker reprend entre autres des images qu'il avait lui-même tournées auparavant, les commente à nouveau avec le recul, met encore de la distance grâce à des colorations simples et artificielles. En 1982, dans Sans Soleil, le temps écoulé depuis le tournage est rendu perceptible de façon encore plus radicale par le corps même des images: les images de manifestations des années '60 organisées contre le projet de construction de l'aéroport de Narita sont distanciées à l'aide d'un synthétiseur d'images, inondées de couleurs changeantes, de sorte que les contours deviennent flous, s'effilochent, se déforment et maintiennent l'image dans un léger mouvement constant. Les images de manifestants tendant sans cesse le poing sont devenues conventionnelles en raison de leur utilisation inflationniste au cours de la "contre-publicité" (Gegenöffentlichkeit) des années '70, elles se sont rouillées. Il en va de même des images si souvent diffusées des pilotes kamikazes. C'est justement avec ces motifs traumatiques que le procédé de Marker fonctionne particulièrement bien. Dans son commentaire, il dit de ces images qu'elles sont "moins mensongères", car elles ne veulent être rien d'autre que des "images" et non la forme depuis longtemps inaccessible et disparue d'une réalité.
Pour Marker, seul est sincère la perspective de l'instant qui est montré comme tel. Le réservoir d'images stocké sur les photos et les films, par contre, ne tient pas le rythme de cette transcription du passé, puisqu'il reste lié, par la précision de l'image, à l'apparition de l'instant. Avec les images distanciées, Marker montre la distance inévitable par rapport à l'événement immédiat, que notre mémoire a entre-temps depuis longtemps adoptée comme une opération de secours inconsciente: la dérive des images. La représentation par Marker du pouvoir et de l'impuissance des manifestants actuels au vu de l'aéroport qui a depuis lors été construit est également caractérisée par la souveraineté d'un esprit indépendant, pour lequel le résultat du conflit n'est pas l'unique critère: "La lutte avait échoué sur le plan concret. En même temps, ils n'auraient pu obtenir tout ce qu'ils avaient gagné en compréhension des événements et en connaissance de soi par aucun autre moyen que la lutte."
En Allemagne, les événements d'automne 1977 bouleversèrent le scénario optimiste de la "Gegenöffentlichkeit" tel que représenté par le mouvement de '68, "contre-publicité" selon laquelle un cinéaste travaille pour un public concret, comme intermédiaire au service d'une cause. Ce n'est pas par hasard que le film d'essai collectif Deutschland im Herbst (L'Allemagne en automne, Allemagne, 1978) marque la sensibilité accrue pour la mise en scène de la réalité, entre l'enterrement de Schleyer et celui des terroristes. Ce n'est pas par hasard que la méfiance en ce que le langage officiel désigne comme "la réalité" a son origine dans l'"automne allemand". Ce n'est pas par hasard que, depuis cette époque, a lieu au cinéma une revalorisation croissante de l'auteur et de la forme cinématographique subjective tendant vers le film d'essai. La retraite dans une "publicité intérieure", qui a été décrite comme une réaction à l'annonce des décès à Stammheim, s'effectue sous les conditions de censure et de circulation soudaine de l'information. La perplexité générale et l'insécurité face aux représentations officielles et non officielles font en sorte que l'on ne trouve plus qu'en soi-même la sécurité, la tranquillité et le "rythme de la recherche autodéterminée de la vérité".
Ce n'est que dans ce contexte qu'il faut comprendre p.ex. la critique sévère par Alexander Kluge de la symbolique des images comme la transmet la télévision: parades, rituels de politiciens, publicité mise en scène. Dans le film collectif tourné par Kluge, Böll, Aust et Schlöndorff Krieg und Frieden (Guerre et paix, Allemagne, 1982/83), les cinéastes développent des contre-stratégies, p.ex. en filmant de tels événements "depuis la marge". L'image de journal télévisé devenue conventionnelle montrant un homme politique arrivant à l'aéroport, descendant de l'avion et avançant sur un tapis rouge est montrée ici depuis la marge des événements, dans l'optique du personnel: des hélicoptères transportant de grandes personnalités politiques européennes et américaines atterrissent coup sur coup à un rythme rapide. Le film se concentrant sur les auxiliaires qui déroulent à chaque fois le tapis et qui subissent – tout comme les journalistes présents – les tourbillons d'air, la mise en scène du rituel devient évidente et est en même temps tournée en dérision.
Un procédé travaillant "depuis la marge" pose donc le regard de la caméra sur la scène secondaire, la retourne vraiment pour fixer p.ex. les photographes de presse. Au moment où les caméras officielles de la télévision publique se mettent à filmer, ces caméras de la contre-information s'éteignent. Le centre classique, la "partie principale", n'est pas filmé. Ce qui précède et ce qui suit l'est par contre: les préparatifs, le rangement, ce qui constitue justement la marge des événements. Le commentaire fournit en outre des informations documentées, comme par exemple le fait que l'atterrissage des hélicoptères suit l'ordre du produit national brut des chefs d'État. Aujourd'hui, la préparation (p.ex. l'accréditation comme journaliste) et l'approfondissement (la recherche ultérieure d'informations) sont devenus indispensables à une contre-information réussie. L'époque du simple accompagnement solidaire du mouvement social appartient définitivement au passé.
Du reste, les auteurs appliquent le même procédé aux images conventionnalisées de manifestations. La manifestation de grande envergure organisée par le mouvement pacifiste, qui rassembla 300.000 participants à Bonn, est dépeinte dans l'optique des "préposés aux toilettes". Dans un hôtel de luxe voisin, plusieurs employés règlent avec formalité l'accès aux toilettes pour les manifestants. Les queues devant la porte en disent autant sur le succès numérique de la manifestation que les plans d'ensemble conventionnels montrant la place noire de manifestants ou les communiqués concernant le nombre de participants.
Johan van der Keuken, lui aussi, tourne du moins certains passages "depuis la marge". Dans De platte Jungle (La Jungle plate, Pays-Bas, 1978), nous voyons et entendons une discussion entre l'auteur du film, qui se trouve derrière la caméra, et un syndicaliste qui cherche à justifier l'expansion, néfaste pour la santé, de l'industrie sur la côte. Pour ce qui est du principe de la contre-information, on remarque tout d'abord que van der Keuken ne fait pas simplement parler le syndicaliste, mais qu'il raisonne avec lui, qu'il le harcèle véritablement de questions difficiles ("Où est le socialisme dans tout ça, quand on suit le patron de cette manière?"). Pour une telle discussion argumentée, menée avec une grande présence d'esprit, le cinéaste doit toutefois être bien préparé et être en mesure de tenir tête à son interlocuteur. Marcel Ophüls p.ex. maîtrise cela parfaitement; une certaine souveraineté, une présence d'acteur et même éventuellement physique sont bien sûr nécessaires.[5]
Dans le cas de van der Keuken, il est vrai que le syndicaliste est le "pauvre type" qui répond de façon clairement évasive face à la pression des questions mais qui est en même temps, en tant que syndicaliste responsable, une figure de pouvoir et un représentant d'une institution importante (dont van der Keuken signale la tradition et la responsabilité par une insertion et un panoramique sur une affiche syndicale "90 années de lutte"). Après que le syndicaliste a été démasqué en tant qu'homme de main du patronat dans une discussion qui a peut-être duré cinq minutes, van der Keuken fait quelque chose d'inattendu: il rajoute encore une minute dans laquelle on voit le syndicaliste non pas dans sa fonction professionnelle, mais comme personne privée chantant à haute voix pendant le trajet en voiture, comme fils rendant visite une fois par semaine à ses parents âgés qui vivent à la campagne et nourrissant les poules avec eux. Cela aussi appartient à un procédé travaillant "depuis la marge": le centre représenté - le métier, la fonction et le pouvoir de syndicaliste - est complété (au moins pendant un instant) par les autres faces de la personnalité. Van der Keuken n'affaiblit par là aucunement son argumentation, mais il défend la personne.
Michael Moore fait également montre de présence d'acteur, de plaisanterie et d'esprit d'à-propos dans Roger and me (1989), on l'a même qualifié de "stand-up comedian politique". Dans son film, Moore essaie de demander des explications à Roger Smith, le chef de General Motors à l'époque, qui a supprimé 30.000 emplois à Flint, la ville natale de Moore. Bien entendu, dans ce duel inégal entre David et Goliath, Moore est toujours renvoyé. À la fin du film a toutefois lieu une rencontre – réalisée par montage - entre le patron du groupe et les victimes de sa décision: un discours de Noël mielleux et plein de suffisance prononcé devant les actionnaires est monté parallèlement à une expulsion qui a lieu au même moment à Flint. La famille de plusieurs personnes ne pouvait plus payer ses dettes se montant à 150 $ et charge maintenant ses affaires les unes après les autres sur une voiture. Si le procédé du montage parallèle politique date du début du siècle (avec le Document de Shanghai p.ex.), il est toutefois loin d'avoir fait son temps.
Les
films de contre-information d'aujourd'hui se distinguent
par un large arsenal de moyens stylistiques: autocritique,
bluff, ironie, plaisanterie, le regard depuis la marge
sur les événements, la forme épistolaire, les formes
cinématographiques de dialogue.
Films cités
Schankhaiskii dokument (Le Document de Shanghai, URSS, 1928, 60') - Yakov Bliokh
Blutmai (Allemagne, 1929, 12') - Phil Jutzi
Zwei Welten (Allemagne, 1930, 15') - Werner Hochbaum
Le fond de l'air est rouge (France, 1977, 179') - Chris Marker
Sans Soleil (France, 1982, 100') - Chris Marker
Krieg und Frieden (Guerre et paix, Allemagne, 1982/83, 107') - Kluge, Böll, Aust, Schlöndorff
De platte Jungle (La Jungle plate, Pays-Bas, 1978, 90') - Johan van der Keuken
Roger and me (USA, 1989, 90') - Michael Moore
Der Renegat Nr. 2 (Allemagne, 1995, 97') - Abbildungszentrum
[1] Cf. (à paraître): Thomas Tode, "Sowjetische Dokumentarfilme in der Weimarer Republik - oder die Erfindung des modernen Dokumentarfilms im Geiste der Russen", in: West-östliche Spiegelungen, Neue Folge, Band 2, Lotman Institut der Universität Bochum, 2004 (sous presse).
[2] Dziga Vertov, Schriften zum Film, Munich, 1973, p. 112.
2 Hilmar Hoffmann, "La sixième face du Pentagone", in: XIV. Westdeutsche Kurzfilmtage 1968, Oberhausen, 1969, p. 69 et suivantes. Aussi in: Westdeutsche Kurzfilm-Tage Oberhausen (éditeur), rédaction: Wolfgang Ruf, Möglichkeiten des Dokumentarfilms, Oberhausen, 1979, p. 134.
3 Mathias Greffrath, Montaigne heute. Leben in Zwischenzeiten, Zürich: Diogenes, 1998, p. 23.
4 Soit dit en passant, c’était peut-être le plus grand problème du film de Bonengel Beruf Neonazi et du film de Robby Müller Leni Riefenstahl: les deux auteurs n’étaient pas à la hauteur de leurs adversaires versés dans les rapports avec les médias.