10 2004
No Excuses!
Traduit par Julie Bingen
Lorsque Benjamin, dans son texte sur L'auteur comme producteur, traite du rôle de l'écrivant, on note l'absence relative de ceux pour qui il écrit - du, ou mieux, des récepteurs. Au premier abord, ils sont très présents: Benjamin donne dans son texte des indications précises sur le lieu et l'époque et s'adresse directement à son public, dès la première phrase et tout au long du texte; cependant, malgré toutes les interpellations, il s'agit là de façon relativement certaine d'une mystification: la date ne peut être exacte, et aucune preuve n'est venue étayer, jusqu'à aujourd'hui, le fait qu'il ait jamais prononcé un quelconque discours à l'Institut pour l'étude du fascisme.[1] Ce qui est plus intéressant, en revanche, ce sont les rôles que joue le public en tant qu'objet des réflexions de Benjamin. Certes, ce dernier évoque à de multiples reprises l'importance de la solidarité avec le prolétariat pour le travail des écrivains, mais ce thème est traité de manière plus approfondie dans trois passages du texte. Le public apparaît concrètement pour la première fois lorsque Benjamin raconte les expériences de Tretiakov dans le kolkhoze "Le Phare communiste": l'écrivain entreprend ici, entre autres, d'organiser de grands meetings et de convaincre les paysans hésitants des avantages de l'adhésion au kolkhoze. Benjamin crée ici un contraste saisissant avec ce que l'on entend habituellement par le travail d'écrivain: l'attention de celui-ci doit se porter non pas sur l'écriture de livres, mais sur l'organisation de ses lecteurs, en vue de laquelle le livre n'est qu'un moyen parmi de nombreux autres; ce n'est pas l'oeuvre en elle-même qui importe, mais les effets qu'elle produit. Il est une deuxième fois question du public plus en détail lorsque Benjamin parle du travail pour le journal: ce serait leur impatience qui lierait les lecteurs au journal, l'impatience "de l'exclu qui croit avoir le droit de s'exprimer lui-même sur ses propres intérêts."[2] La presse bourgeoise deviendrait le maître de cette impatience en mettant constamment à la disposition de ses lecteurs de nouveaux domaines qui les assimilent sans discernement. Dans la presse soviétique de son époque, le lisant serait selon lui "prêt à devenir à tout moment un écrivant, à savoir un décrivant ou bien un prescrivant. En tant qu'expert, (...) il accède à la qualité d'auteur."[3] Ce qui distingue ici le travail de l'auteur, c'est son geste activant - un geste qui doit avoir pour ultime conséquence le fait que les lisants deviennent eux-même des écrivants - en d'autres mots, le fait que la position de l'auteur ne se fixe pas mais devienne "opérative", pour utiliser un terme de Tretiakov. Implicitement, Benjamin reprend ce geste à un autre endroit encore, lorsqu'il souligne: "Un auteur qui n'enseigne rien aux écrivains n'enseigne à personne."[4] Les écrivains: ce sont potentiellement tous les lecteurs. Benjamin aborde une dernière fois plus en détail la question du public lorsqu'il cite la réponse de René Maublanc à une enquête: "Sans aucun doute, j'écris presque exclusivement pour un public bourgeois(...)," répond celui-ci lorsqu'on lui demande pour qui il écrit, "parce que je suis d'origine bourgeoise, ai reçu une éducation bourgeoise et suis issu d'un milieu bourgeois, de telle sorte que je suis naturellement enclin à m'adresser à la classe à laquelle j'appartiens, celle que je connais le mieux et que je peux le mieux comprendre. Cela ne signifie pas pour autant que j'écris pour lui plaire ou pour la soutenir. D'une part, je suis convaincu que la révolution prolétaire est nécessaire et souhaitable, et d'autre part, qu'elle sera d'autant plus rapide, aisée, couronnée de succès et d'autant moins sanglante que la résistance de la bourgeoisie sera faible."[5] Toutefois, les moyens littéraires avec lesquels il conviendrait d'affaiblir la résistance de la bourgeoisie ne sont quant à eux pas développés.
Benjamin nomme donc trois signes caractéristiques du rapport de l'auteur à ses lecteurs: l'écrivain doit organiser les prolétaires et il doit les activer; il doit par contre affaiblir leurs ennemis. Si l'on veut éviter, au vu des changements profonds qu'a connus le paysage politique depuis lors, des notions comme celles du prolétariat, on peut généraliser, avec Benjamin, que des gestes tels que ceux de l'organisation, de l'activation et de la subversion sont ceux qui pourvoient l'art de la bonne tendance politique, et par là de la bonne tendance esthétique également - de la bonne tendance politique, car aucune forme d'art ne peut bien évidemment éviter le politique, même lorsqu'elle essaye de se vouloir apolitique; l'argumentation de Benjamin part précisément du principe que la tendance politique est inhérente à la tendance esthétique.[6]
Benjamin n'était pas le seul, de son temps, à se pencher sur la question de la position de l'auteur, de l'artiste dans les discussions politiques. Ce n'est pas par hasard qu'il cite Tretiakov et Brecht - tous deux avaient pour leur part déjà pris position par rapport à ce problème auparavant. En 1923, six ans après la révolution russe d'Octobre, Tretiakov prit position contre une révolutionnisation mal comprise de l'art: "Cependant, on considéra tout d’abord encore comme révolutionnaire le travail artistique qui interprétait l'art comme un processus de production organisé en vue de l'utilisation fonctionelle du matériel linguistique, des couleurs, plastique et musical. L'aspect révolutionnaire revenait généralement à traiter d'un sujet révolutionnaire ou d'un personnage révolutionnaire dans l'oeuvre. (...) Seul le thème change, tout le reste demeure comme par le passé, l'isolement de l'art par rapport à la vie et son retard."[7] Les réflexions alternatives de Tretiakov vont dans le même sens que celles de Benjamin: "'L'art pour tous' [ne peut] avoir pour résultat de transformer tous les gens en spectateurs, il doit au contraire faire en sorte que tous s'approprient les compétences et capacités nécessaires pour se servir du matériel et pour l'organiser, ce qui était jusqu'à présent réservé aux spécialistes de l'art. (...) Dans le contexte de la révolution et des perspectives qu'elle a ouvertes, la question de l'art comme production et consommation esthétiques et de la corrélation entre l'art et la vie doit être soulevée et analysée."[8] Ce qu'il demande est donc de transformer l'appareil de production, de le réorganiser: l'art ne doit pas seulement être produit par des spécialistes, mais l'être potentiellement par tous; et il ne doit pas être un luxe esthétique, mais une nécessité de la vie active.
C'est avec d'autres prémisses, mais avec des arguments semblables que Brecht formula, dix bonnes années plus tard, les "Cinq difficultés pour écrire la vérité" ("Fünf Schwierigkeiten beim Schreiben der Wahrheit"). Publiées en 1934, elles devaient constituer un guide pour le travail littéraire et de propagande dans le système capitaliste en général et dans les conditions du fascisme hitlérien en particulier. Brecht insiste ici moins que Tretiakov et Benjamin sur l'activation des récepteurs en vue d'une production autonome; il réfléchit par contre beaucoup à ce à quoi doivent ressembler les vérités à écrire - ou, selon les mots de Benjamin, les textes de la bonne tendance - et comment les faire parvenir à ceux entre les mains desquels elles deviennent opérantes: "On ne peut pas simplement écrire la vérité; on doit absolument l'écrire à quelqu'un qui puisse en faire quelque chose."[9] En d'autres mots, ceux de Benjamin: la tendance politique d'une oeuvre s'oriente également en fonction des lisants qui doivent être atteints. C'est la ruse nécessaire à la diffusion de la vérité que Brecht aborde le plus en détail. A l'aide d'exemples, il explique que les formes littéraires ne servent pas à la décoration, mais que c'est seulement à travers elles que les vérités deviennent représentables et transmissibles; selon lui, il n'est également pas absolument nécessaire de toujours traiter uniquement des principales contradictions: "Les pionniers de la vérité peuvent se choisir des lieux de lutte qui soient relativement peu surveillés. Il importe uniquement de faire en sorte qu'une bonne pensée soit enseignée, une pensée qui questionne toutes les choses et tous les événements sur leur aspect éphémère et modifiable."[10]
Si les revendications et les questions de Benjamin - et, avec elles, celles de Tretiakov et de Brecht - n'étaient plus pertinentes, cette conférence ne serait qu'un passe-temps académique oisif. Cependant, le document de discussion envoyé avec l'invitation indique à juste titre combien les conditions et les problèmes d'aujourd'hui se distinguent fondamentalement de ceux auxquels étaient confrontés les auteurs en leur temps. Je souhaiterais maintenant aborder et modifier les conditions y mentionnées.
Un premier problème réside dans le fait que le public de l'art en général et celui de l'art politiquement engagé en particulier a radicalement changé. Il est d'une part devenu plus large: tout comme les maîtres anciens et les objets précieux de l’Antiquité, l'art contemporain a lui aussi connu un succès insoupçonné, en particulier ces quinze dernières années, profitant du tourisme, de l'attrait des collections en tant qu'investissement, de grandes expositions et, enfin, des transitions de plus en plus mouvantes entre l'art et le commerce. Et il y a fondamentalement peu à redire à ce rattachement à la culture de masse, au contraire: il augmente justement le rayonnement potentiel de l'efficacité artistique et s'oppose au contentement purement esthétique des connaisseurs. Ce qui est plus problématique, c'est lorsque l'art s'établit dans la culture de masse sans produire d'effets et sert les goûts au lieu de transformer les attitudes - en d'autres mots, lorsqu'il alimente un appareil de production sans changer celui-ci.[11] Et cette alimentation de l'appareil de production peut parfois revêtir des formes particulières. Permettez-moi de vous raconter une anecdote à ce sujet: en 1999, je devais rédiger un compte-rendu critique sur l'exposition After the Wall à Stockholm, sans toutefois pouvoir me rendre là-bas. Je me fis envoyer le catalogue, et comme j'avais encore quelques questions, je téléphonai au Moderna Museet. Par un curieux hasard, je tombai sur un journaliste suédois qui me parla un peu des conflits qui avaient lieu en coulisse - entre autres, du fait qu'une bonne partie des artistes participants n'étaient pas précisément heureux de se voir regroupés sous l'étiquette East Art; en effet, les oeuvres provenaient de pays très éloignés les uns des autres et possédant des histoires différentes, tels que la Moldavie, la Lituanie, la Pologne et la Russie. La seule chose que tous ces pays avaient en commun, d'après le journaliste suédois, était qu'ils n'avaient pas de marché de l'art. Cette pensée resta ancrée en moi et commença à me poursuivre. Lorsque, en 2002, je pus visiter la Biennale de Dakar, je fus confronté à un phénomène similaire: là aussi, une installation du Maroc, des photographies du Zimbabwe et des sculptures du Togo, liées à des contextes et histoires chaque fois différents, se retrouvaient malgré tout rassemblées sous le terme d'African Art, une étiquette qui fait peut-être vendre sur le marché international de l'art, mais qui, sur place, était relativement dénuée de sens. Ce qui est ici décisif, c'est que la production artistique vise dans les deux cas le marché occidental de l'art, ou, en d'autres mots: que l'on produit en premier lieu pour ce marché et, dans le meilleur des cas, en second lieu pour un public local. Lorsque le document de discussion relatif à cette conférence cite le fait "que, dans de nombreux pays ex-soviétiques, l’art politiquement et socialement actif n’est pas développé",[12] il faut le comprendre également comme une indication d'une telle concentration sur le marché occidental. Toutefois, on ne peut guère reprocher cette concentration aux artistes eux-mêmes: ils vont là où ils peuvent vendre leur travail et leur force de travail. L'absence de soutien intellectuel et financier, des conditions de vie insatisfaisantes et un régime autocratique ont provoqué au fil des années, et pas seulement en Yougoslavie, un brain-drain qui ne s'est toujours pas arrêté. C'est comme si, dans le monde artistique, la Guerre froide et sa division territoriale du monde existaient toujours.
Un deuxième changement par rapport à l'époque de Benjamin, Brecht et Tretiakov réside dans le fait qu'il n'y a pratiquement plus d'instance politique avec laquelle on pourrait débattre utilement de la justesse d'une tendance. Personne ici ne souhaiterait le retour des partis communistes, ni ceux des années '20 et '30 et leurs massacres qualifiés par euphémisme d' "épurations", ni ceux des années '70 et '80 avec leur bureaucratie étouffante et leur esthétique fortement petit-bourgeois. Pourtant, ces partis étaient, en partie en raison de la plénitude de leur pouvoir, et en partie du fait de l'autorité qui leur était conférée en tant que représentants du prolétariat révolutionnaire, les interlocuteurs et/ou les adversaires lorsqu'il s'agissait de déterminer la bonne tendance politique de la littérature en particulier et de l'art en général. Après la disparition de l'Union soviétique, ni la social-démocratie ni la gauche non-organisée n'ont pu remplir ce rôle - la première à cause de l'absence fréquente de compétences et par manque d'intérêt, la seconde parce qu'elle était de toute façon plus divisée qu'avant sur la forme que devait adopter la critique du capitalisme manifestement si absolument triomphant. Ici aussi, le marché de l'art a pu en partie prendre la relève: la tendance politique peut être un critère de succès et de vendabilité des oeuvres - une tendance, il est vrai, qui n'a plus grand-chose à voir avec celle dont parlait Benjamin. La fin du réal-socialisme ne s'est certainement pas accompagnée de la fin de l'art politique, mais elle a confronté la détermination de sa tendance à de nouveaux problèmes - et elle renvoya le travail sur cette détermination une nouvelle fois au fait que c'est moins le thème qui doit être politiquement correct (comme s'y était employé le socialisme réaliste avec autant de zèle que d'insuccès) que les discussions formelles et techniques qui revêtent ici une importance prépondérante. Lorsque l'art "tire de façon répétée de nouveaux effets des luttes politiques dans le seul but d'amuser un public anonyme [sans changer l'appareil de production capitaliste]",[13] il ne devient de ce fait certainement pas de l'art politique ni même n'intervient dans les luttes politiques.
Un troisième problème réside dans le fait que les prémisses politiques sur lesquelles Benjamin se basait sont fondamentalement discréditées: il ne doit plus y avoir ni à l'Ouest ni à l'Est une seule organisation politique d'une certaine importance qui ait encore l'abolition du capitalisme inscrite à son programme. Être à gauche se limite bien souvent à formuler des propositions de réformes écologiques et sociales du système en place, à une volonté pragmatique d'obtenir quelque chose de faisable ou à la simple affirmation du status quo. Mais il devient ainsi plus difficile de déterminer ce que peut alors bien être le politiquement juste ou correct, ou bien la bonne tendance politique dans l'art et la littérature; cependant, peu d'oeuvres intéressantes ont été produites dans un passé récent qui se fondent sur les attitudes citées. D'autre part, de cette situation découle une des possibilités de l'art contemporain - et avec elle, d'ailleurs, de la critique artistique et de l'histoire de l'art: Benjamin argumente "que la tendance politiquement correcte inclut une tendance littéraire. Et j’ajoute tout de suite: cette tendance littéraire incluse implicitement ou explicitement dans toute bonne tendance politique - c'est cela et rien d'autre qui détermine la qualité d'une oeuvre."[14] Benjamin se refuse ainsi à considérer la tendance politique et la tendance artistique comme des composantes indépendantes l'une de l'autre devant être ajoutées à une oeuvre comme on ajoute des épices à une soupe. Les deux sont bien davantage des éléments nécessaires, bien que non suffisants, de toute oeuvre; et lorsque, comme Benjamin le remarque ailleurs, la "tendance littéraire (…) peut consister en un progrès ou en une régression,"[15] il apparaît alors clairement que la tendance politique d'une oeuvre ne doit pas elle non plus être nécessairement une bonne tendance.
Lorsque toutes les difficultés que je viens de citer existent; lorsque le public de l'art est dans sa très grande majorité de toute façon déjà politisé ou ne s'intéresse pas particulièrement à la politique; lorsqu'il n'existe quasiment plus d'instances politiques pertinentes avec lesquelles discuter; lorsque les actions en soldes font sensation et sont plutôt mal vues en politique; et lorsque l’on est malgré tout d’avis que le monde, pour rester animé et valoir davantage la peine, pour bien des gens, que l’on en fasse l’expérience, pourrait bien souffrir des transformations allant bien au-delà d’un changement de la présidence américaine, lorsque que tout cela est valable, la question se pose alors de savoir comment l’art peut utiliser son potentiel dans ce sens. Je ne suis pas un maître à penser, mais je suis d’avis que le texte de Benjamin peut fournir quelques indications.
L’équivalence qui vient d’être mentionnée et que Benjamin établit entre la tendance artistique et la tendance politique indique un premier champ: si l’on retourne l'équation qui s'impose habituellement, une œuvre de la bonne tendance artistique doit alors nécessairement appartenir à la bonne tendance politique également; ainsi, ce n’est pas seulement l’art qui doit rendre des comptes à la politique, mais, inversement, la politique qui doit aussi se justifier auprès de l’art. En d’autres mots: on peut essayer d’interpréter l’art comme un indicateur politique et se demander quels rapports les implications de l’art entretiennent avec les rapport sociaux et les forces qu’elles tentent de changer de quelque manière que ce soit. Vouloir pour cette raison supprimer la séparation entre la politique et l’art ou du moins esthétiser la politique n’en est aucunement la conséquence impérative, au contraire: dans un autre texte, l’essai sur L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Benjamin indique comment le fascisme pratique cette esthétisation. "Les masses ont le droit d'exiger une transformation du régime de la propriété; le fascisme veut leur permettre de s'exprimer tout en conservant ce régime. (…) A cette violence faite au masses, que le fascisme oblige à mettre genou à terre dans le culte d'un chef, correspond la violence subie par un appareillage mis au service de la production de valeurs cultuelles."[16]
L'appareillage dont Benjamin parle ici est également cité dans son texte sur L’auteur comme producteur: Il y apparaît plus précisément comme un appareil de production et désigne, dans un sens plus large, non seulement les outils des auteurs - c’est-à-dire le pinceau, l’ordinateur, la caméra - mais également le contexte productif dans lequel et pour lequel ils sont utilisés: le théâtre, la littérature, le cinéma. Par deux fois, Benjamin se réfère ici à Brecht et à son théâtre épique comme contre-modèle pour bien préciser son point de vue, selon lequel "alimenter un appareil de production sans modifier celui-ci constitue un procédé hautement contestable même lorsque les matériaux qui alimentent l'appareil sont de nature révolutionnaire."[17] Le théâtre épique, au contraire, serait parvenu, grâce à certaines interventions de préférence techniques, "à changer le contexte fonctionnel entre la scène et le public, le texte et la représentation, le metteur en scène et l'acteur."[18] Ces interventions dans l’appareil de production présupposent que sa structure soit soumise à une analyse - une analyse dont la conséquence recherchée consiste précisément en de telles interventions.
A quoi peut ressembler une telle convergence de l’analyse et de l’action? Laissez-moi illustrer mes idées à l’aide d’un exemple: dans le cadre d’un projet de plus grande envergure dans la Hamburger Kunsthalle, le groupe d’artistes LIGNA réalisa son Radioballett dans la gare centrale toute proche en février 2002. S’ils avaient déjà abordé depuis le début des années ’90 la question des structures de production et de réception de la radio, ils entreprirent avec Radioballett de faire de l’espace public le lieu et l’objet de leur travail et de choisir pour ce faire un endroit qui, en Allemagne du moins, est devenu au cours de la décennie écoulée le modèle par excellence de la re-formation des structures intra-urbaines: lorsque la Bundesbahn est devenue la Deutsche Bahn AG, les gares devinrent elles aussi propriété privée et passèrent très vite d’espaces de transit, dans lesquels les sans-abri, les toxicomanes et autres pauvres, sans être pour autant appréciés, étaient cependant tolérés, en centre commerciaux raccordés au réseau ferroviaire pour lesquels la présence de tels groupes marginaux constituait purement et simplement un préjudice commercial. Le Radioballett ne souhaitait pas mettre en évidence ces transformations en partie insidieuses et peu apparentes par le moyen du reportage - il devait laisser les auditeurs procéder eux-mêmes à l’étude de la "zone grise entre gestes autorisés, louches et interdits"[19]. Ce n'était pas leur empathie qui devait être provoquée, mais une réflexion active sur le quotidien de tels lieux. L'organisation du Radioballett peut être expliquée en deux mots: avec l'aide de la radio libre locale FSK, une émission produite à l'avance fut diffusée qui contenait des propositions d'action ainsi que des Thèses sur l'écoute gestuelle de la radio; on demanda aux participants de passer du temps dans la gare centrale avec de petites radios portatives. Le fait que la Deutsche Bahn AG essaya, avant la réalisation du projet, de faire interdire le Radioballett en tant que rassemblement non autorisé dans un espace privé s'avéra utile pour la mobilisation; les juges de deux instances suivirent l'argumentation de LIGNA et décrétèrent, d'une part, qu'une propriété privée aussi pouvait faire partie de l'espace public, et, d'autre part, qu'il ne s'agissait précisément pas, dans le cas du Radioballett, d'un rassemblement, mais d'une dispersion. Et c'est ainsi qu'un samedi après-midi, on put observer sur les quais et dans les passages commerciaux de la gare environ 300 personnes qui, pendant une heure, tendaient la main de manière synchronisée, restaient assis par terre, dansaient ou écoutaient justement la radio.
Afin d'anticiper un des reproches exprimés occasionnellement à l'encontre du Radioballett, celui de la manipulation: il fut laissé aux auditeurs exactement la même liberté que celle qu'accorde la société actuelle à ses membres dans pareils cas: c'est-à-dire de ne pas participer, de faire autre chose, d'observer, de partir ou d'éteindre la radio, en un mot: de ne pas suivre une des interpellations qui sont devenues si nombreuses dans les gares: annonces de l'horaire, promotions, les règles de conduite affichées partout et la menace muette des services de sécurité. Le Radioballett ne s'opposa pas à ces interpellations - au lieu de cela, il les rendit visibles et les exploita en sondant les différences parfois minimes qui séparent les gestes autorisés de ceux non autorisés: se donner la main est un rituel autorisé, mais celui qui tend la main pour mendier est chassé. Cette exploitation fut réalisée à l'aide de la radio, de ce média ubiquitaire comme aucun autre: l'émission pouvait être entendue partout dans le centre de Hambourg et les récepteurs les moins chers coûtent à peine plus de quelques euros. Enfin, la FSK est accessible, en tant que radio libre, pour ses auditeurs: ceux-ci peuvent y réaliser leurs propres émissions.
De cette manière, le Radioballett transforma l'appareil de production qu'il alimentait. Il reprit les propositions générales du média et les utilisa à sa manière en appelant les auditeurs à agir eux-mêmes, à transformer eux-mêmes le média en l'écoutant: comment, où et si les propositions d'actions seraient réalisées et quelles autres conséquences en seraient tirées relevait finalement de leur propre responsabilité. Des travaux réalisés plus tard par LIGNA ont repris ce moment. A une autre occasion, une manifestation à l'aide de radios permit de contrecarrer une interdiction de manifester: ici aussi, on demanda aux auditeurs de se rendre dans le centre de Hambourg et d'y écouter la radio en public - et de discuter de l'interdiction de manifester avec les passants ou de mettre, par leur simple présence, du sable dans les rouages habituels des rues commerciales, en fonction de ce dont ils avaient envie.
"Vous aurez peut-être remarqué que les réflexions dont nous arrivons à la conclusion ne présentent à l'écrivain qu'une seule demande, celle de réfléchir, de considérer sa position dans le processus de production."[20] De manière générale, la conclusion de Benjamin s'adresse uniquement aux écrivains, parmi lesquels il se comptait lui-même. L'auteur comme producteur n'était qu'un texte parmi d'autres ayant pour objet le rôle de l'écrivain, de l'intellectuel - un rôle qui, selon Benjamin, était précaire à tous égards. En théorie, il soutenait le communisme, même s'il gardait ses distances. En pratique, sa situation était, en particulier pendant les premières années de son exil parisien, extrêmement pénible: il était seul et devait constamment déménager parce qu'il n'avait presque pas d'argent. Gagnant tout juste assez pour survivre, il devait saisir toutes les opportunités de publier des textes sous l'une ou l'autre forme. Dans son essai, Benjamin ne s'exprime pas sur la manière dont les auteurs devraient gagner leur vie comme producteurs; toutefois, dans un petit texte rédigé à peu près à la même époque, intitulé Achetable, mais non utilisable, il nous donne l'information suivante à ce sujet: "La grande majorité des intellectuels (…) est dans une situation désolante. Mais ce n'est pas le caractère, la fierté et l'inaccessibilité qui sont responsables de cette situation. Les journalistes, les romanciers et les hommes de lettres sont généralement prêts à tous les compromis. Seulement, ils l'ignorent, et c'est là la raison de leurs échecs. Car c'est parce qu'ils ne savent pas ou ne veulent pas savoir qu'ils sont achetables qu'ils ne savent pas détacher de leurs opinions, de leurs expériences, de leurs attitudes les parties qui sont intéressantes pour le marché. Ils cherchent bien plus l'honneur en étant totalement eux-mêmes en toute chose. Parce qu'ils ne veulent se vendre que "à la pièce", ils deviennent tout aussi inutilisables qu'un veau que le boucher ne voudrait vendre qu'en entier à sa cliente."[21]
Bibliographie
Benjamin 1991: Walter Benjamin: Aufsätze, Essays, Vorträge. [Band II der Gesammelten Schriften] Francfort (Suhrkamp) 1991
Benjamin 1991a: Walter Benjamin: Abhandlungen
Brecht 1957: Bertolt Brecht: "Fünf Schwierigkeiten beim Schreiben der Wahrheit". In: Versuche 20-21. Berlin (Suhrkamp) 1957
Brecht 1966: Bertolt Brecht: "Radio - eine vorsintflutliche Erfindung?" In: Id., Schriften zur Literatur und Kunst, Bd. 1, p. 127-130. Berlin/Weimar (Aufbau Verlag) 1966
Tretiakov 1985: Sergeï M. Tretiakov: "Kunst in der Revolution und Revolution in der Kunst. Ästhetische Produktion und Konsumtion". In: Id., Gesichter der Avantgarde. Berlin/Weimar (Aufbau Verlag) 1985
[1] Cf. Benjamin 1991, vol. II/3, p. 1460 et suivantes
[2] Benjamin 1991, vol. II/2, p. 688
[3] Benjamin 1991, vol. II/2, p. 688
[4] Benjamin 1991, vol. II/2, p. 696
[5] Benjamin 1991, vol. II/2, p. 699 et suivante
[6] Cf. Benjamin 1991, vol. II/2, p. 684 et suivante
[7] Tretiakov 1985, p. 92 et suivante
[8] Tretiakov 1985, p. 96
[9] Brecht 1957, p. 93
[10] Brecht 1957, p. 99
[11] Cf. Benjamin 1991, p. 692
[12] Document de discussion
[13] Document de discussion
[14] Benjamin 1991, p. 684 et suivante
[15] Benjamin 1991, p. 686
[16] Benjamin 1991a, p. 506 (traduction française: Benjamin, Oeuvres III, Paris: Gallimard 2000, p. 313 et suivante)
[17] Benjamin 1991, p. 692
[18] Benjamin 1991, p. 697
[19] Manuscrit de Radioballett
[20] Benjamin 1991, p. 699