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02 2011

La Sagesse à Fabriquer des Mondes

Réalité Stratégique & l'Art des Souscommuns

Stevphen Shukaitis

Traduit par Ewen Chardronnet

En marchant à travers Vienne, une nuit, en novembre dernier, je demandais à Konrad Becker ce qu'il veut dire lorsqu'il utilise le mot stratégie. Qu'est-ce-que cela signifie de parler de stratégie lorsque l'on opère dans les problématiques de politique culturelle, dans les interventions et arts médias ? Poser la question aussi abruptement risque de ne susciter que des vérités évidentes : bien que la question de savoir ce qu'il faut faire et comment, de l'efficacité (ou le manque d'efficacité) de l'action, soit une obsession constante chez ceux qui s'impliquent dans la politique des arts et médias, un tabou général empêchent cependant que ces discussions se tiennent ouvertement. Stratégie : le mot lui-même évoque trop de connotations Léninistes moribondes, une séparation forcée entre la conceptualisation et l'ensemble des antagonismes sociaux en mouvement[1]. Parler de stratégie implique le risque de sombrer à nouveau dans un style révolu de hiérarchies politiques, bien que l'on puisse débattre de savoir si oui ou non cette accusation par association est justifiée. Peut-être que cette occultation des questions stratégiques dans la discussion ouverte elle-même fait plus de mal que de bien à la construction de mouvements et à la prévention de hiérarchies fossilisées.

Mais je digresse, ce n'est pas le style de Konrad ni sa conceptualisation du politique. Si cela avait été le cas, il n'y aurait aucun besoin de discuter ou repenser cela, juste de mettre en œuvre le projet stratégique donné. Mais s'il y a une personne vers laquelle se tourner pour trouver une perspective fraiche sur ce qu'est la stratégie, c'est bien Konrad, qui a exploré cette question à travers de nombreuses publications et projets : le Dictionnaire de Réalité Tactique (2002), le Dictionnaire de Réalité Stratégique (2009), et la direction d'une édition basée sur les conversations tenues lors d'un symposium à New York, Critical Strategies in Art and Media (2010). Ayant passé la première partie de la soirée à discuter du pouvoir et des limitations de l'imagination radicale, il était maintenant temps d'aller directement au cœur de la méta-question : que devons-nous faire avec ce qui doit être fait ? Konrad fit une pause, puis répondit que par stratégie il entend quelque chose qui se rapproche plus de la sagesse.

Cette réponse était pour le moins inattendue. Les discussions sur la sagesse dans les milieux politico-artistiques se tiennent encore moins que celles sur la stratégie. Qu'entendait-il par stratégie comme sagesse ? Plus j'y pense depuis cette nuit-là, plus cela me semble justifié, mais pourquoi ? Peut-être que la sagesse comme stratégie est un moyen de réévaluer les questions de compréhension et de discernement, distinguant les apparences des situations sous-sous-jacentes, et comme ces dernières contribuent à la formation du politique. Et c'est à travers la reformulation de ces questions simples mais importantes que le projet actuel des interventions et de la pensée de Konrad développe un potentiel pour interférer dans les plus larges questions de la relation entre l'art et la production de connaissance : la sagesse de fabriquer des mondes au sein d'un art des souscommuns.

 
L'Avant-Garde Qui n'en est pas Une

« L’histoire des rapports entre partis et mouvements esthétiques est d’abord celle d’une confusion […] entre ces deux idées de l'avant-garde, qui sont en fait deux idées différentes de la subjectivité politique […] [L]'idée même d'une avant-garde politique est partagée entre une conception stratégique et une conception esthétique de l'avant-garde. »[2]

En revenant sur l'histoire de l'avant-garde, comme des anges survolant les décombres, ce que nous constatons est l'accumulation de ruptures et de manifestes. Des déclarations bravaches sur le statut détaché et dépotentialisé des arts qui appellent à la jonction de l'art et de la vie quotidienne, aux dénonciations tout aussi féroces des moments où cette jonction prend des formes pas vraiment idéales (techniques publicitaires, gentrification menée par la culture, légitimation par les musées de douteux producteurs de pétrole, etc.). Depuis les premiers manifestes Futuristes, le style avant-garde de la provocation s'est centré sur des interventions impudentes dans le politique conjoignant art et production de savoir. Pour utiliser les mots de Rancière, le manifeste d'avant-garde prend la forme de l'annonce d'une nouvelle distribution du sensible, la tâche par laquelle les pratiques du mouvement annoncé vont prendre corps (même s'il est assumé que cela puisse déjà avoir eu lieu). Il existe donc une histoire de pratiques, de la sculpture sociale à la conception d'ambiances unitaires, à travers laquelle ces déclarations de redéfinition du triptyque politique-art-savoir ont proliféré. Il existe une connexion tellement forte développée entre l'avant-garde et ces déclarations publiques qu'il devient difficile de concevoir la première sans les secondes. Qu'est ce que cela signifie ? Un mouvement artistique dédié à la redéfinition de l'art, de la vie et de la politique qui n'annonce pas cela au plus grand nombre de ceux qui pourraient écouter, mais qui s'est plutôt orienté vers l'application de sa méthode de transformation à une échelle réduite ?[3]

Le problème est qu'en déclarant ouvertement ses intentions et méthodes pour redéfinir l'art, la vie, et les relations à la production, l'avant-garde a eu tendance à trop donner, à laisser voir ses mains trop tôt. En d'autres mots, à laisser ouvert à des processus de décomposition et de récupération, où les idées radicales se retrouvent au service de formes de contrôle social et de domination. Si la tradition de l'analyse et de la politique autonomiste nous montre que c'est l'insubordination et la résistance de la classe ouvrière au capital qui constituent le facteur conducteur qui donne forme au développement économique et social, alors une compréhension autonomiste de l'histoire de l'avant-garde nous montrerait autre chose. Ce qu'une conceptualisation autonomiste de ces histoires révèlerait, plutôt qu'une série discontinue de mouvements et de relations formelles, est comment l'avant-garde ouvre de nouvelles possibilités de donner une nouvelle forme aux relation sociales qui sont ensuite saisies par des mécanismes de contrôle et d'accumulation de capital. Comme Jacques Attali[4] le dit, la musique, plutôt que d'être un reflet superstructurel des conditions sous-jacentes, précède et prophétise ces changements plus larges dans les relations économiques et sociales. Par conséquent l'avant-garde est le canari dans la mine de l'histoire : sa mort signalant les transformations à venir, quand les veines souterraines de la créativité sont amenées à la surface.

C'est cette histoire que le travail de Konrad a obstinément dessiné et exploré : les techniques d'ingénierie de la réalité, de liage libidinal, de construction de consensus, de subterfuge infopolitique. Il s'agit d'une histoire qui est peut-être l'équivalent psychogéographique des potences de Tyburn, où les dérives de l'histoire sont marquées par les corps des idées mortes. Et comme l'observe Konrad, c'est dans le moment précédent l'exécution à Tyburn que le condamné était autorisé à exprimer tout ce qu'il avait à l'esprit, peut-être parce qu'il n'y avait alors plus rien à perdre ?[5] Mais cela ne concerne pas la question de la stratégie, où il y a toujours quelque chose à perdre. Le moment de liberté autorisé avant l'exécution de la condamnation est seulement possible du fait de la structure de la non-liberté, une véritable thanatocratie sous-jacente, que ce soit sous la forme des potences ou sous l'intégration des mécanismes de mort, de désir, et de manipulation inhérents aux pratiques du politique.[6]

L'internationale Situationniste était particulièrement encline à argumenter que le fait d'observer cette histoire de l'appropriation de l'avant-garde, sa traduction en corps et fourrages au service des mécanismes spectaculaires de la domination, permettrait de détecter deux méthodes distinctes d'exécution : Dada tenta de nier le statut de l'art sans le réaliser, alors que le Surréalisme voulut réaliser l'art sans le nier. Dès lors la tâche des Situationnistes, d'une manière suprêmement Hégélienne, serait de créer des moyens tactiques pour la réalisation et la négation simultanée de l'art, exprimé comme la « communication de l'incommunicable » et comme la création de situations pour la réalisation des idées et désirs insurgés qu'ils prétendaient être déjà dans les têtes de tous. On pourrait suspecter que, derrière ces expressions paradoxales et ces formulations particulièrement cavalières, nous n'ayons affaire ni plus ni moins qu'à une déclaration triomphaliste (toutes les erreurs des avant-gardes précédentes seront solutionnées par notre intervention !).

Cependant, le fait de joindre ensemble la nécessité de chacun de savoir et de ne pas savoir en même temps, de placer la communication (de l'incommunicable) comme la dynamique clé, traverse tout le travail de l'I.S. Cela joint tous les volets qui constituent leur politique de la communication, du spectacle comme condition dans laquelle nous sommes immergés et dans laquelle nous combattons.  Et c'est à cette jonction que la définition de la stratégie comme sagesse finit par prendre le plus de sens. Si cela est vrai, comme Debord commente sur les gitans qui ne sont jamais autorisés à dire la vérité si ce n'est dans leur langue, « dans la langue de l'ennemi, le mensonge doit régner »[7] et qu'est-ce que cela si ce n'est une question très directe de stratégie-comme-sagesse ? Et en ce sens il s'agit également d'une question fondamentale sur la relation entre art et production de savoir pour les courants subversifs. Quand la politique du langage et des médias deviennent des sites de la guerre de l'information, avoir la sagesse de savoir si oui ou non l'un devrait exprimer ses objectifs ouvertement, dans un langage de mensonges, ou de manière codée et partiellement cachée... cela devient une question centrale, si ce n'est la question centrale de la stratégie.

C'est ainsi que penser la stratégie comme une question de sagesse se révèle, et c'est précisément le cheminement de pensée que Konrad a suivi dans son travail. Prenez par exemple la façon dont il décrit le processus de transformation des mouvements morts et de la subversion en matériel pour une accumulation renouvelée de capital :

« Le processus de cooptation, caractéristique de la logique de marché, exploite l’alphabet visuel et les codes culturels des positions autonomes et infiltre ses agents dans les mondes parallèles des pratiques culturelles secrètes. Les débats sur les stratégies qui ont conduit à cette prise de pouvoir en imitant le langage symbolique des mouvements d’opposition durent depuis des générations. Pourtant, les concepts d’authenticité ne semblent pas offrir d’options valides pour l’auto-défense culturelle. »[8]

Cela recadre la récupération à travers une politique matérialiste de la communication. C'est la récupération à travers l'exploitation des codes visuels des pratiques autonomes, en opérant donc au sein de l'underground, le domaine submergé de la communication et des relations. Trop de choses données trop ouvertement. Comme Konrad le défend, la cooptation accélérée de l'expression culturelle créé à la fois un marché autour d'elle-même et les « stratégies qui traitent de ce phénomène d'une appropriation toujours plus rapide de l'expression artistique par le business privé impliquent une invisibilité tactique et une immersion dans l'âge de l'auto-reproduction cybernétique. »[9] C'est précisément pourquoi revenir à une notion d'authenticité, l'effondrement du lien entre ce qui est dit et ce qui est réellement signifié, n'est pas une stratégie valide pour s'en sortir, à l'intérieur, ou contre cette dynamique. Ce qui est en vérité nécessaire est un sens du discernement du stratégique, de la sagesse de personnes comme Debord, comme les gitans, comme la communication et le subterfuge infrapolitique : les outils pour développer un art des souscommuns. Quels outils un texte comme le Dictionnaire de Réalité Stratégique et le travail de Konrad nous offrent plus généralement pour une telle tâche ?

 
Le Lieu de la Stratégie, la Stratégie du Lieu

« L’artiste en tant que hacker de la réalité est un opérateur d’intelligence et de contre-intelligence culturelle pour qui devraient être plus appropriées les définitions de cultures cachées ou parallèles que les termes communs de « marginalité » ou « d’underground » […] Des éléments préexistants dans la société peuvent être utilisés pour provoquer une signification qui ne leur était pas originelle ; et leur transformation débouche sur un message entièrement nouveau qui révèle l’absurdité sous-jacente du spectacle »[10]

S'il y a eu des discussions stratégiques soutenues dans les milieux politico-artistiques autonomes, une grande partie de l'inspiration est venue généralement du travail de Michel de Certeau. De Certeau adopte une ligne de recherche issue des penseurs politiques français post-soixante-huitards. Sa distinction entre stratégie et tactique dans la vie quotidienne est devenue particulièrement influente, atteignant un statut presque omniprésent. Il s'agit du genre d'idées qui informe et enrichit la recherche menée dans les cultural studies et au-delà : pour prendre sérieusement ces interactions quotidiennes comme sites de la contestation politique et des manœuvres tactiques.[11] Ironiquement c'est finalement la distinction de de Certeau qui rend difficiles les discussions sur la stratégie précisément parce qu'il identifie la stratégie avec les mécanismes du pouvoir et la tactique avec la résistance. Pour de Certeau « une tactique est déterminée par l'absence de pouvoir tout comme la stratégie est organisée par le postulat du pouvoir. »[12]

Le problème est que les politiques des mouvements sociaux sont exclues de la formation de leurs propres stratégies et espaces dans ce cadre précisément parce que cela ne s'adapte pas au modèle. Les politiques oppositionnelles, dans la mesure où elles sont tactiques, ne pourraient être comprises comme créant leurs propres espaces ou comme opérant au niveau stratégique. Il n'existe pas de stratégies de résistance, seulement de domination. Cela sur-estime les opérations des champs stratégiques du pouvoir et sous-estime l'habileté des tactiques et politiques oppositionnelles à figer un niveau d'interaction stratégique précisément parce qu'elles créent effectivement des orientations et espaces stratégiques, même si ce n'est pas dans le sens développé par de Certeau. Ce cadrage mène à une valorisation non-critique d'une subversion micropolitique, mais sans aucun moyen pour articuler les connections entre des antagonismes sans que cette articulation soit vue comme un acte de domination. Et c'est pourquoi il n'existe que très peu de débat sur la stratégie. Mais cela ne ressemble en rien à une orientation vers des questions stratégiques fondées sur la sagesse. Comment l'approche du travail de Konrad nous mène-t-elle ailleurs ?

Pour revenir à la tradition autonomiste, si la résistance vient en premier, et est un préalable et un facteur déterminant du développement social, alors elle opère précisément dans le champ stratégique. Dans la « révolution Copernicienne » de la compréhension de la résistance comme préalable et facteur premier, la tradition autonomiste redistribue la distinction entre tactique et stratégie.[13] L'approche que Konrad développe rassemble différentes idées de ces approches tout en écartant certains de ces excès les plus contestables. Alors que d'un côté il est ridicule de travailler à partir d'une notion de la stratégie où la résistance n'est que tactique, opérant d'un non-lieu mouvant qui ne lui appartient jamais, de quelque part qui ne peut formuler un théâtre tactique des opérations sans coaguler dans une forme hiérarchique transcendante de la stratégie de domination, d'un autre côté, le fait de voir toutes les formes de résistance sociale comme stratégique néglige également la spécificité de composition de ces opérations stratégiques. Ce ne sont pas des conceptions réifiées de la politique ou des présuppositions de l'inhérente nature stratégique de l'activité politico-artistique autonome qui permettent de comprendre ces spécificités. Konrad revient vers une approche plus classique de la stratégie, mais avec un nombre de différences critiques, peut-être analogue à la façon dont Debord revisite l'histoire de la stratégie militaire et de la pensée précisément pour apprendre de celle-ci et pour l'appliquer différemment.

La stratégie ne découle pas de la planification des opérations et des manœuvres tactiques basée sur le calcul abstrait et rationnel, élaborée à partir d'une perspective transcendantale désincarnée.[14] Elle est plutôt contextuelle et basée sur le processus, et se forme en suivant comment les plans stratégiques particuliers s'adaptent et répondent à leur environnement. Traduit politiquement, il s'agit d'un processus de planification stratégique et d'opérations tactiques en constante adaptation et transformation en relation aux compositions changeantes des forces, des antagonismes, et des subjectivités en mouvement à un moment donné, selon les terrains mouvants de la situation. Cette adaptation au et à partir de l'environnement est traditionnellement une question de renseignements, d'ordre militaire, des renseignements « qui sont nécessairement incomplets et dépendent de descriptions simplifiées de la complexité. »[15] Les modèles stratégiques oublient certains éléments, comme tous les modèles le font, mais la question est de savoir quels sont ces éléments et quels effets leur absence provoque. Où pour reformuler cela, quels sont les bénéfices à se baser sur une analyse inclusive ? Prenez par exemple la notion de psychogéographie, qui omet beaucoup d'aspects essentiels à la plupart des compréhensions des opérations territoriales et stratégiques. Ce qu'elle inclut cependant est une analyse fine et précise des dynamiques affectives et émotionnelles, ce qui est précisément le terrain de la politique culturelle et de la guerre informationnelle au sein du capitalisme cognitif. La psychogéographie n'est, en quelque sorte, que l'adaptation des méthodes et approches de la cartographie et de la stratégie militaire à la situation changeante de la production spectrale de biens marchands et du pouvoir d'état. C'est être sage que de formuler cette ré-adaptation, ou comment la stratégie « applique l'intelligence situationnelle en utilisant les tactiques disponibles et leurs effets attendus. »[16]

Les cadres stratégiques et les manœuvres tactiques, connectés par des réseaux logistiques, se retrouvent eux-mêmes enferrés dans ce que Konrad décrit avec justesse comme une « spirale infinie d'anticipation réciproque. »[17] Où pour l'écrire dans des termes autonomistes, le capital et l'état travaillent à anticiper les nouvelles formes de subversion de telle manière que leurs énergies soient assimilées par de nouveaux mécanismes de gouvernance et d'accumulation de capital. Ceux qui souhaiteraient précisément saboter ce processus doivent également anticiper le processus à venir de décomposition et de récupération pour le dévier et l'empêcher. Ce blindage et ce camouflage de la prise de décision déductive, le nivellement et le codage des apparences et opérations stratégiques, est le développement d'un art des souscommuns. C'est un art qui ne brade pas tout le savoir subversif qu'il détient dans des déclarations publiques, ni déclare un nouveau régime du sensible, comme dans les histoires des déclarations d'avant-garde. Ainsi, lorsque Brian Holmes déclare que lorsque quelqu'un parle de politique dans un cadre artistique il ment,[18] en un sens ce n'est pas une critique, mais également l'admission d'un potentiel politique artistique formée autour de ces dynamiques de manipulation.

 
Sous les Communs

« Le premier acte de l'auto-organisation dans les souscommuns est le refus de la subjectivation à travers, et seulement à travers, l'auto-organisation. Cette désidentification à travers l'auto-organisation n'est pas par ailleurs, pour nous, un pré-requis à ce que Toni Negri appelle la gestion commune (gestione) des communs, mais le potentiel de cette organisation. »[19]

C'est cette nécessité stratégique de camoufler et d'encoder les intentions, les savoirs, et la compréhension de l'activité subversive qui considère la stratégie comme l'ensemble des gestes vers la sagesse. Il s'agit d'une nécessité, en particulier dans le contexte des interventions artistique-politique-média, qui sont, ce que nous avons tous trop bien appris ou paradoxalement pas assez bien, des arènes primordiales pour la décomposition et la récupération des énergies subversives. Non pas un art du public, d'une audience pré-donnée ou assumée, mais un art des souscommuns : un recadrage stratégique d'interventions politico-artistiques prenant très au sérieux la question de savoir avec qui et pourquoi l'on communique. On pourrait y penser comme une esthétique relationnelle qui, au lieu de rester confinée à l'espace de la galerie, opère dans le champ infrapolitique du quotidien, formant des point immanents de convergence stratégique à travers la formation de relations dans cet espace. Ou mieux encore, c'est la formation de l'espace lui-même.

La notion de souscommuns vient des écrits de Fred Moten et Stefano Harney, qui prolongent la théorisation de figures comme Robin DG Kelley ou James Scott, dans les dimensions de l'encodage, de la supercherie, et de l'évasion qu'impliquent des formes de résistance employées par les paysans, les esclaves en fuite, et d'autres populations qui ne peuvent prendre les risques associés au fait de déclarer ouvertement leurs intentions et idées.[20] Alors que cela constitue en effet une position assez différente de celle où travaillent de nombreux artistes politiques et producteurs de médias (bien que pas tous), il y a toujours quelque chose à apprendre de cette approche. Si le problème de la production culturelle et artistique autonome est qu'elle donne trop, s'ouvrant elle-même et par inadvertance au processus de récupération-décomposition, alors peut-être une orientation stratégique pour questionner cette dynamique serait d'apprendre des dynamiques d'encodage et de camouflage de l'intervention infrapolitique et de la formation des souscommuns. Et alors que  selon la perspective du capital les souscommuns sont l'auto-organisation non-reconnue du méprisé, du bradé, et de l'anti-social, si l'on se place selon une perspective autonome ils sont quelque chose d'entièrement différent : l'auto-organisation de l'incommensurable. Ils intègrent un processus de désidentification auto-organisée où le savoir de la subversion est gardé au sein d'un terrain parallèle et souterrain, plutôt que de devenir part de modèles d'états hallucinatoires forcés.

L'approche de Konrad de la stratégie travaille au travers, à l'intérieur et contre cette direction, proposant ses propres idoles mortes et traçant son propre sillon dans les terres en friches de l'Europe d'aujourd'hui. Cette analyse elle-même est éparpillée dans le déploiement de sa pensée, mais clairement marquée par moments, par exemple lorsqu'il cite le soldat prussien et stratège militaire Dietrich Heinrich von Bülow qui déclare : « une stratégie est la science des mouvements militaires hors du champ de vision de l'ennemi ; la tactique se trouve à l'intérieur. » En effet, et cela fait réapparaître la question de la stratégie, littéralement, non pas comme une stratégie où les tactiques sont des composantes de la formation de stratégie surplombante (ce qu'elles sont en quelque sorte), ou des composantes liées intrinsèquement à des dynamiques de domination ou de résistance (peu importe quelle direction soit la caractéristique dominante), mais plutôt comme une distinction basée sur les champs de visibilité et d'appréhension. Une approche stratégique définie au travers d'une logique d'(in)visibilité, du devenir imperceptible, est la condition de la sagesse quand, comme Konrad le défend, le pouvoir, délimite sa visibilité, fournit des avantages tactiques à condition d'avoir la capacité de rester inaperçu. C'est, comme Roger Farr l'a exploré au travers de ses manifestations dans la poésie anarchiste, une stratégie de la dissimulation.[21]

La stratégie par conséquent n'est pas nécessairement directement concernée par l'usage de la force, mais plutôt par la compréhension des dynamiques de force en mouvement, le mouvement de devenir et de non-devenir en jeu, et l'application de ces dynamiques dans la composition immanente de possibilité politique. Ce que le travail de Konrad montre est que l'opération stratégique de l'infrapolitique est également au travail au cœur de l'état et au sein de la logique de gouvernance, dans les tentatives continues de consolider l'infopolitique et les mécanismes spectaculaires des médias construisant ensemble des formes continues de domination. Mais ces formes stratégiques de la politique sont elles-mêmes éphémères et précaires, et dans le besoin d'une maintenance et d'une consolidation constante par l'ingénierie culturelle. Les affaires d'état et la gouvernance ont constamment besoin de récréer leur espace (et peut-être en ce sens de Certeau a raison à propos des relations entre la stratégie et l'espace). Et ainsi la gouvernance est en constant besoin d'une nouvelle solution à ce problème, que ce soit en apprenant les techniques de Giordano Bruno de liage libidinal et de modulation de l'information, des énergies et mouvements sociaux antagonistes, ou en créant de nouvelles paniques de conspirations pour contrer ceux qui demeurent dans les souscommuns.[22]

Le Critical Art Ensemble, dans leur postface du Dictionnaire de Réalité Stratégique, pointe cette contradiction : la classe des ingénieurs de réalité sont pris entre ces pouvoirs du mesurable et du physique et les techniques de modulation de l'imagination, du désir, de la créativité qui ont besoin d'être continuellement contrôlés pour que les systèmes de gouvernance continuent de fonctionner. Aujourd'hui dans le capitalisme cognitif, la maladie qu'il prétend soigner (surement la meilleure caractérisation jamais donnée), ces mécanismes souhaitent urgemment nous voir donner tout ce que nous savons, que ce soit en prenant du plaisir au travail, par le travail d'équipe participatif, dans les quartiers créatifs, à travers d'anciens radicaux devenus « raisonnables » et ayant abandonné le fantôme de leur ancienne subversion, à travers la transformation de l'antagonisme en capital imaginaire. Un art des souscommuns réoriente les stratégies d'intervention culturelle et média autour de la sagesse à ne pas trop donner ou ouvrir ces savoirs à la récolte. L'art des souscommuns est la sagesse de fabriquer des mondes tout en dissimulant les savoirs subversifs pour éviter la récupération. Pour que les mouvements subversifs préservent leur potentiel, nous ne pouvons qu'espérer qu'ils ne tombent pas dans des rituels de résistance et de vaines pensées du fait de dispositions qui « transforment les flux ambigües du continuum social en des catégories discrètes et traitables. »[23] Nous ne pouvons qu'espérer développer la sagesse à en distinguer les différences.

 



[1]    Pour en savoir plus lire Dave Eden (2005) “Treasonous Minds: Capital & Universities, the Ideology of the Intellectual and the Desire for Mutiny,” ephemera Volume 5 Number 4: 580-594.

[2]    Rancière Jacques, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, 80 p., ISBN 2 913372 05 8.

[3]    La notion la plus développée d'une avant-garde qui ne serait pas basée sur son désir de caractère public est la notion d'immédiatisme développée par Hakim Bey. Pour en savoir plus, lire Bey, Hakim (1994) Immediatism. San Francisco: AK Press.

[4]    Attali Jacques, Bruits, Essai sur l'économie politique de la musique, édition remaniée, Le livre de poche, 2007

[5]    Becker, Konrad (2009) Strategic Reality Dictionary: Deep Infopolitics and Cultural Intelligence. Brooklyn: Autonomedia: 34. Version française à paraître aux Editions HYX en 2011.

[6]    Pour plus d'information sur le sujet, lire Peter Linebaugh (1992) The London Hanged: Crime & Civil Society in the Eighteenth Century.

[7]    Debord, Guy, Panégyrique, tome premier, éditions Gérard Lebovici, 1989 ; Gallimard, 1993. Voir également les études de Alice Becker-Ho sur l'argot des « classes dangereuses », Les Princes du jargon, puis L'Essence du jargon et enfin Du Jargon héritier en bastardie.

[8]    Becker (2009), 64.

[9]    Becker, Konrad (2002) Tactical Reality Dictionary: Cultural Intelligence and Social Control. Vienna: Edition Selene, 115. Version française à paraître aux Editions HYX en 2011.

[10]  Ibid., 36.

[11]  Pour en savoir plus sur cette histoire, lire Jeremy Gilbert (2008) Anticapitalism and Culture: Radical Theory and Popular Politics. New York: Berg.

[12]  De Certeau, Michel, L'Invention du quotidien, Vol. 1, Arts de faire,Gallimard, Paris, 1980.

[13]  Cette reformulation est développée dans un essai de Mario Tronti, « The Strategy of Refusal », (1980) publié pour la première fois en 1964. L'approche de Tronti est de comprendre les grèves sauvages, le refus de travailler, et l'abandon des syndicats et partis politiques reconnus, non pas comme quelque chose de distinct des questions de stratégie et de formation d'espace, mais précisément comme la base d'une conception différente de la stratégie elle-même. Pour Tronti l'histoire de la lutte des classes n'est pas celle des réactions de travailleurs pour changer de formes de domination, mais celle des formes diffuses de résistance et de fuite de la domination qui précipitent les crises auxquelles le capital doit répondre pour maintenir sa domination.

[14]  Pour une exploration intéressante de ces tensions et problèmes de dichotomie entre immanence et transcendance dans la relation au politique, voir Mandarini, Matteo (2010) “Critical Thoughts on the Politics of Immanence,” Historical Materialism Volume 18 Number 4.

[15]  Becker (2009), 88.

[16]  Ibid., 134.

[17]  Ibid., 134.

[18]  Brian Holmes (2007) Unleashing the Collective Phantoms: Essays in Reverse Imagineering. Brooklyn: Autonomedia, 81.

[19]  Stefano Harney & Fred Moten (2008) “Governance and the Undercommons.” récupéré de http://info.interactivist.net/node/10926 le 7 avril 2008. Pour en savoir plus sur les souscommuns (undercommons) , lire Stefano Harney et Fred Moten (2004) “The University and the Undercommons: Seven Theses,” Social Text 22; and Stevphen Shukaitis (2009) “Infrapolitics and the Nomadic Educational Machine,” Contemporary Anarchist Studies: An Introduction to Anarchy in the Academy. Ed. Randall Amster et al. New York: Routledge, 166-174.

[20]  Voir en particulier Robin D.G. Kelley (2002) Freedom Dreams: The Black Radical Imagination. Boston: Beacon Press; et James C. Scott (1990) Domination and the Arts of Resistance: Hidden Transcripts. New Haven: Yale University Press.

[21]  Roger Farr (2007) “The Strategy of Concealment: Towards an Anarchist Critique of Communication,” Fifth Estate 374. 2galement disponible à : http://anarchistnews.org/?q=node/3942.

[22]  En ce qui concernent les paniques conspiratrices comme technologies de gouvernance, voir Jack Z. Bratich (2008) Conspiracy Panics: Political Rationality and Popular Culture. Binghamton: SUNY Press.

[23]  Becker (2009), 49.