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03 2022

Déserter la guerre

Sandro Mezzadra

Traduit de l’italien par Matteo Polleri

Soyons clairs : la guerre qui se déroule en Ukraine, avec les effets dévastateurs sur la population civile que tout le monde peut constater, est une guerre européenne. Bien que les thèses « eurasiennes » d’Alexandre Douguine, le « révolutionnaire conservateur » qui a acquis une influence croissante au sein de l’establishment poutinien, dépeignent la Russie comme un espace autonome d’un point de vue culturel et géopolitique, celle-ci est une partie constitutive de l’Europe. Bien sûr, elle l’est d’une manière particulière : depuis le XVIIIe siècle, elle représente, selon une thèse historiographique bien connue, sa « conscience de soi », dans le sens où la définition de l’Europe a pris la Russie comme une sorte de miroir ; elle l’a comprise comme un espace liminal, à la fois interne et externe à son développement. On pourrait même dire que la révolution soviétique elle-même est née dans cet espace liminal : les bolcheviks se sont rapidement tournés vers l’Ouest, bien qu’ils aient été conscients des particularités des conditions russes et qu’ils aient été poussés vers l’Est par l’urgence de promouvoir l’insurrection anticoloniale. En tout état de cause, la position de la Russie constitue une virtualité pour l’Europe, un rappel de la nécessité de garder sa définition ouverte – concrètement ouverte : de ses frontières jusqu’à la mécanique des forces qui déterminent sa politique. C’est cet élément de virtualité que la guerre de Poutine vise à effacer. Et c’est une première raison pour laquelle nous devons nous opposer à cette guerre par tous les moyens.

Une fois qu’on a affirmé que la guerre en Ukraine est une guerre européenne, il est cependant nécessaire d’ajouter qu’elle n’est pas seulement une guerre européenne. C’est plutôt le contraire qui est vrai : ce qui est en jeu aujourd’hui n’est ni plus ni moins que « l’ordre mondial ». Bien entendu, il y a très peu d’ordre dans le monde. Si, dans les années 1990, la confiance généralisée dans l’avènement d’un « nouveau siècle américain » avait soutenu la conception d’architectures à la fois multilatérales et impériales, dans la décennie suivante – après le 11 septembre – la tentative d’affirmer l’unilatéralisme américain avec la « guerre mondiale contre le terrorisme » a été brisée par l’impasse militaire (puis la défaite) en Irak et en Afghanistan. D’autre part, la crise financière de 2007-2008 a profondément ébranlé la puissance économique des États-Unis et sa projection mondiale, accélérant la montée en puissance de la Chine et sa transition du statut d’« usine mondiale » à celui de leader potentiel dans les technologies numériques, l’« économie de la connaissance » et l'intelligence artificielle. Le grand projet logistique connu sous le nom de « Belt and Road Initiative », lancé en 2013 mais en préparation depuis longtemps, est en ce sens une extension de sa transition interne, un projet spécifique de mondialisation chinoise (et ce n’est pas un hasard si ce terme est continuellement mobilisé et défendu par le président Xi Jinping dans une perspective « multilatérale »). Dans ce cadre, la crise de l’hégémonie des États-Unis – que les théoriciens des « systèmes-monde » avaient commencé à décrire dans les années 1990 – est devenue le thème sous-jacent des scénarios actuels, et notamment de la propagation de l’instabilité et des guerres. Des formules telles que « multipolarité centrifuge » ou « multipolarité conflictuelle » ont été largement diffusées ces dernières années pour tenter de saisir les caractéristiques fondamentales de cette conjoncture historique critique.

Quel rôle a joué la Russie dans cette évolution ? Nous pouvons dire, en résumé, que sur la base de la véritable accumulation originaire qui a eu lieu pendant les années des réformes néolibérales sauvages d'Eltsine, une forme particulière de « capitalisme politique » a progressivement émergé. Le pouvoir politique, en d’autres termes, garantit une rente (principalement issue des matières premières) en répartissant son monopole dans un cercle relativement restreint d’acteurs économiques, que l’on peut effectivement appeler en ce sens des « oligarques », tandis qu’une partie de cette même rente est canalisée vers la population en vue du consensus populaire. En même temps, cette forme spécifique de capitalisme politique (qui n’est certainement pas dynamique ou novateur) génère une forme tout aussi spécifique d’expansionnisme militaire, comme nous l’avons vu ces dernières années, non seulement avec les guerres et les interventions aux frontières de la Russie, mais également en Syrie, en Libye et au Sahel (y compris par le biais de la société de « contractors » privés connue sous le nom de « Groupe Wagner »). Il y a ici un élément clé pour comprendre la guerre en Ukraine (et une deuxième raison de s’y opposer par tous les moyens) : c’est la renforcement et l’expansion, dans des espaces sociaux et géographiques nécessairement élargis, du « capitalisme politique » qui a pris forme pendant les années de la présidence Poutine. Expansion contradictoire, cependant, car de nombreux oligarques ont globalement étendu le rayon de leurs opérations, entrant objectivement en tension avec les stratégies du président russe et devenant de moins en moins oligarques et de plus en plus semblables à des acteurs capitalistes comme Jeff Bezos et Elon Musk. Il en résulte de puissants conflits avec d’autres intérêts capitalistes, divers selon les contextes analysés, qui sont certainement à l’arrière-plan de ce qui se passe ces dernières semaines. Dans cette perspective, l’affrontement en cours est donc nécessairement global, et implique particulièrement la Chine, qui, bien que liée à la Russie à plusieurs niveaux, a une stratégie complètement différente du point de vue de la projection extérieure de sa puissance économique et de la gestion des relations internationales.

Une autre remarque s’impose par voie de conséquence. La pandémie a été une fois de plus l’occasion de célébrer partout la « fin de la mondialisation ». Reportons à un autre moment, pour l’instant, une discussion approfondie et complète de cette thèse. Mais soulignons quand même que la guerre en cours a plutôt fait ressortir la profondeur de l'interdépendance mondiale sous-jacente au conflit militaire. Songez aux marchés des matières premières (céréales, sources d’énergie, minéraux, etc.), qui sont entièrement financiarisés et organisés à travers des contrats à moyen et long terme, ce qui rend pratiquement impossible la conversion des ressources destinées à l’importation en usage national. L'augmentation de 30% du prix de la farine en Argentine, l’un des principaux producteurs de blé au monde, peut servir d’exemple paradigmatique. La question des sanctions économiques et financières contre la Russie est très importante à cet égard. D’une part, en raison des effets de ces sanctions sur les pays qui les adoptent (et des divisions qui en résultent au sein de l'Occident, notamment en matière d’énergie). D’autre part, en raison de l’impulsion qu’elles peuvent donner, involontairement bien sûr, à des processus entamés depuis longtemps de « dé-dollarisation » des échanges commerciaux, avec l’émergence d’un pôle monétaire alternatif autour du renminbi et avec la formation d’un circuit bancaire alternatif au système Swift (Cips est le nom du système chinois analogue). Il est facile de remarquer que la Chine occupe également une position centrale à cet égard, bien qu’elle soit très prudente quant à la perspective du « decoupling », c’est-à-dire de la séparation des systèmes économiques et financiers occidentaux (notamment en raison de ses intérêts en Europe). Il s’ensuit que la Chine est objectivement en mesure de jouer un rôle de premier plan pour mettre fin à la guerre. Qu’elle décide de le faire est une autre histoire. 

J’ai essayé jusqu’à présent de mettre en avant quelques éléments d’analyse de la guerre du point de vue de la mécanique des forces politiques et surtout économiques. Il est maintenant nécessaire d’introduire une autre perspective, qui ne peut pas être considérée simplement comme « super-structurelle ». Ilya Budraitskis, dans un livre récemment publié chez Verso (Dissidents Among Dissidents. Ideology, Politics and the Left in Post-Soviet Russia), intitule son premier chapitre « Putin Lives in the World Built by Huntington ». La référence est évidemment à Samuel P. Huntington et à son ouvrage The Clash of Civilisations and the New World Order (1996). On se souviendra de sa thèse fondamentale : après la fin du socialisme réel, les lignes de conflit au niveau mondial se situent entre les « civilisations » (avec un rôle particulièrement important joué par les religions). Or, le raisonnement de Budraitskis est simple : aujourd’hui ce livre peut paraître prémonitoire non pas parce qu’il avait une force analytique particulière, mais parce qu’il était une sorte de manifeste politique et idéologique que des acteurs influents (de George Bush à Abu Bakr Al-Baghdadi) ont traduit en pratique. Le premier de ces acteurs est Vladimir Poutine, décrit comme le « Huntington’s star pupil ». Les politiques identitaires spécifiques mises à l’œuvre par ce dernier, avec l’insistance obsessionnelle sur la famille traditionnelle, sur la religion et les « valeurs » comme remparts de la stabilité et de l’ordre, visent en fait à dessiner et à fixer le périmètre d’une « civilisation » russe mythologique. Cette construction idéologique est un élément clé de la politique de Poutine et des classes dirigeantes russes. Il n’est pas étonnant, d’ailleurs, que la diabolisation de l’homosexualité et du féminisme, et la célébration pure et simple du patriarcat qui en découle, s’expriment comme telles dans les propos du patriarche Kirill de Moscou, selon lequel la guerre en Ukraine est menée contre les « gays ». Inutile de dire que nous trouvons ici une troisième raison de s’opposer à la guerre de Poutine, et surtout de soutenir (une fois de plus : par tous les moyens) les femmes et les hommes de Russie qui se battent contre lui et sa prétendue « civilisation ». Mais il faut ajouter encore autre chose : comme l’écrit Budriatskis, le choc des civilisations génère aussi des « reflets miroir » en Europe et en Occident. Lisez le dernier article de l’éditorialiste italien Federico Rampini dans le « Corriere della Sera » du 9 mars et vous en aurez une excellente démonstration. 

En effet, de plus en plus de voix s’élèvent pour affirmer que la guerre en Ukraine a uni à nouveau l’Occident, qui doit désormais renforcer son identité. Je ne reviendrai pas ici sur l’histoire de ce concept insaisissable qu’est « l'Occident ». Quelques remarques sur les années qui ont suivi la fin de la guerre froide sont suffisantes. Au tournant des années 1990, l’Occident disposait d’un leadership américain incontesté. Mais la « superpuissance solitaire », comme elle a été souvent appelée, n’a pas écouté les appels à la modération lancés par certains de ses diplomates (les plus expérimentés dans les relations avec la Russie, comme George Frost Kennan, l’architecte de la politique d’« endiguement » de la puissance soviétique). Au contraire, enivré par la certitude du « nouveau siècle américain », ce leadership a lancé l’expansion de l’OTAN vers l’Est : expansion qui, objectivement, a fini par encercler la Russie. On pourrait certes discuter longuement du rôle joué dans ce processus par de nombreux pays post-soviétiques (des républiques baltes à la Pologne), qui ont en fait vécu leur entrée dans l’Union européenne comme moment subordonné à leur accès aux outils de l’alliance militaire atlantique. Pour l’instant, il suffit de rappeler que l'élargissement de l'OTAN vers l’Est a eu lieu à une époque totalement différente de celle d’aujourd’hui, où les États-Unis vivaient dans la sécurité de leur supériorité économique, politique, militaire, culturelle et même « morale ». Et elle a contribué à exacerber les tensions avec la Russie, en rendant difficiles les négociations sur le désarmement, à un moment où il aurait fallu, au contraire, envisager une nouvelle conférence sur la sécurité et la coopération en Europe sur le modèle de celle qui s’est tenue à Helsinki en 1975. En outre, au cours des dernières décennies, l’OTAN a représenté une hypothèque sur l’autonomie européenne en matière de politique étrangère et un dispositif de militarisation constante du continent. Trois raisons ont été données pour s’opposer à la guerre de Poutine par tous les moyens : nous pouvons maintenant ajouter que, pour nous, l’OTAN fait partie du problème et non de la solution.

Au moins depuis la guerre de Corée, en effet, l’« Occident » ne se limite plus à la géographie euro-atlantique. Ces dernières années, comme on le sait, l’axe stratégique de la politique américaine s’est déplacé vers l’Indo-Pacifique, et a visé à établir un nouveau système d’alliances dans un horizon anti-chinois, résumé par les acronymes AUKUS (Australie, Royaume-Uni et États-Unis) et QUAD (Inde, États-Unis, Japon et Australie). Il est significatif en ce sens que l’Inde ait adopté une position de soutien substantiel à la Russie dans la guerre en Ukraine, en s’abstenant lors du vote de l’ONU sur la motion condamnant la guerre. Il ne s’agit pas d’un fait à surestimer : l’Inde, dont le président Modi a des positions que l’on peut rapidement qualifier de « fascistes-hindouistes », a historiquement eu des relations de coopération avec la Russie, et le QUAD consiste en un « dialogue de sécurité », n’étant pas une véritable alliance militaire. Toutefois, l’inclusion de l’Inde semblait être une pièce essentielle dans les stratégies de l’administration Biden, qui contrairement à l’administration Trump s’est inscrite dès le départ dans la perspective de (re)construire un Occident conscient de faire partie du système des relations internationales mondiales. L’attitude de l’Inde peut donc être interprétée comme le symptôme d’un changement de ces stratégies, qui devient significatif si l’on considère les positions prises par des pays comme la Turquie, Israël, l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes (en particulier, pour ces deux derniers, au sujet du pétrole). On peut en déduire que l'Occident, en tant que construction globale, est caractérisé par une certaine fragilité (sans pour autant, précisons-le, que celle-ci dérive de l’action de forces qui nous sont proches). C’est un facteur à prendre en compte si nous visons, comme je le crois indispensable, à (re)construire une politique globale des mouvements et des forces sociales qui luttent pour la liberté et l’égalité.

Quelques mots pour terminer à propos de ces mouvements et ces forces. La bataille contre la guerre est menée aujourd’hui principalement par celles et ceux qui manifestent dans les rues des villes russes et ukrainiennes, en risquant la prison et la mort. Elle est ensuite combattue par celles et ceux qui désertent la guerre, rejetant sa logique et migrant vers un lieu perçu comme sûr. Mais elle est aussi combattue par les dizaines de milliers de personnes qui descendent dans la rue en Europe et ailleurs dans le monde. Bien sûr, il existe à ce propos des perspectives différentes et souvent opposées : « ni avec Poutine, ni avec l'OTAN », ou « des armes à la résistance ukrainienne ». Cette dernière position, en particulier, n’est pas seulement soutenue par les politiciens et les journalistes casqués, par les commentateurs militaristes et les partisans de la guerre : même des personnes proches de nous l’ont soutenue, et c’est certainement le slogan dominant dans la diaspora ukrainienne en Italie (la plus grande d’Europe, majoritairement composée par des travailleuses du care et mille autres figures du travail vivant). Or je pense que ce n’est pas le mot d’ordre à soutenir. Ce n’est pas un principe ou une idée qui est en cause ici : c’est le constat que tout doit être fait pour arrêter l’extension et le prolongement de la guerre. Que les espaces de négociation doivent être ouverts et multipliés, et que le mouvement contre la guerre lui-même peut y jouer un rôle important, avant tout en pratiquant une « diplomatie par le bas », en organisant un soutien pratique et en fournissant de l’assistance directe, en favorisant la fuite des réfugiés et en élargissant les espaces de rencontre et de solidarité.

Il est enfin nécessaire de s’éloigner du caractère générique des mots d’ordre – caractère générique qui est compréhensible au départ, mais qui peut rapidement devenir un obstacle politique majeur. Bien sûr, nous sommes contre Poutine et nous pensons que l’OTAN fait partie du problème et non de la solution. Mais dans le processus tumultueux de redéfinition de l’ordre et du désordre international dans lequel s’inscrit la guerre, nous devons oser faire quelque chose de plus. Après la grande manifestation mondiale du 15 février 2003 contre la guerre en Irak, le New York Times a écrit que le mouvement pour la paix (le mouvement qui avait derrière lui les luttes altermondialistes de Seattle, de Porto Alegre et de Gênes) était la « deuxième puissance mondiale ». À l’époque, nous avons critiqué cette définition, qui nous semblait confiner le mouvement au niveau de l’« opinion » (je me souviens que Benedetto Vecchi avait écrit à ce sujet avec son habituelle lucidité). Cependant, aujourd’hui, ce souvenir peut avoir le sens d’un défi incontournable : l’urgence de construire une force, une puissance collective, à la hauteur de cette époque « terrible ». Nous étions nombreux à le penser pendant la pandémie. C’est d’autant plus vrai maintenant, alors que la pandémie a été rejointe, presque sans transition, par la guerre, et d’autres questions relevant d’une politique mondiale (au premier rang la crise climatique) n’ont certainement pas disparu. La tendance au réarmement, accélérée par la guerre, est également mondiale, et en Europe elle aura un impact très lourd sur les politiques de dépenses publiques, alors que la construction d’une armée européenne est maintenant à l’ordre du jour. Déserter la guerre est désormais un impératif, mais les pratiques de désertion ne peuvent être efficaces que si elles s’inscrivent dans un cadre global. Si elles ne sont pas soutenues par l’invention, qui ne peut certainement pas se faire artificiellement, d’un nouvel internationalisme, qui peut bien sûr s’appeler autrement mais qui doit être lié à cet esprit. Ces derniers jours, nous avons reçu de Russie et d’Ukraine un appel pour construire un « nouveau Zimmerwald » : une conférence dans l’esprit de celle qui a réuni en Suisse les socialistes contre la guerre en septembre 1915. Nous ne savons pas dans quelle mesure cet appel est concret, et il est certain que la situation actuelle est complètement différente de celle d’il y a un siècle. Cependant, il s’agit d’une suggestion forte, qui doit être prise en compte.


https://blogs.mediapart.fr/mezzadra-sandro/blog/140322/deserter-la-guerre