01 2007
Quand l’art c’est la vie
Artistes-chercheurs et biotech
Traduit par Brian Holmes
En 2000 l’artiste Eduardo Kac a créé un événement télévisuel en déclarant qu’il avait commandité la « création » d’un lapin transgénique dénommé « Alba ». Cette opération de relations publiques mettait en avant l’image d’un lapin colorié en vert, puisque la protéine verte fluorescente (PVF) exprimée par l’ADN extrait de la méduse Aequorea Victoria et greffé dans le zygote d’un des aïeux d’Alba n’apparaît que sous un certain spectre de lumière. Selon Kac, tous les débats qui surgissaient à partir de cet acte à controverse garantie font partie de l’oeuvre Lapin PVF, qui devait comprendre également la socialisation du lapin via son intégration à la famille de l’artiste. La controverse et les débats furent documentés, sélectivement, dans des oeuvres ultérieures, le tout avec force publicité. La socialisation proposée s’est transmuée en une campagne pour « libérer Alba », puisque l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) en France, où le lapin a été produit, a refusé de laisser l’animal partir du laboratoire, les termes de l’accord avec l’artiste faisant l’objet d’une contestation judiciaire[1]. Les détails de cette dernière controverse ne semblent pas figurer dans le livre réalisé par l’artiste, ni dans ses photos glamour qui monrent des gens en train de lire les journaux dont Alba occupe la manchette, ni dans son oeuvre interactive qui permet au public de remixer ces manchettes à la gloire de la biotech[2].
Pour la majorité du public, le Lapin PVF aura marqué un premier contact avec ce type de travail. Mais dans le monde de l’art, où les commissaires, les institutions et les critiques plantent rapidement leur drapeau sur toute île nouvelle qui effleure à la surface, il a déjà un nom : « bio art ». Le sous-genre technologique était attesté sous des formes plus ou moins médiaphiles avant l’an 2000. Le premier exode d’artistes hors de la toile paysagère et vers l’environnement naturel eut lieu au moment où les habitants prenaient conscience d’être sur la « navette spatiale Terre », un vaisseau-mère qui avait lui-même besoin de soins. Dans les années soixante, des artistes comme Robert Smithson et Michael Heizer avaient quitté le musée pour appliquer les principes de l’art minimal et conceptuel sur le terrain ; et bientôt un véritable genre allait éclore, intégrant les apports du mouvement écologiste, du féminisme et des perspectives utopistes des années soixante-dix. Aujourd’hui, l’art contemporain qui correspondrait au Land Art de la première génération n’est jamais éloigné des nouvelles technologies, sachant pertinemment que la technique dicte les termes du rapport humain au monde naturel. Comme le démontre amplement la biotechnologie, fleuron commercial des « sciences de la vie » qui ont connu une progression fulgurante depuis le premier Jour de la Terre en 1970.
Au mois de mai 2004, je me suis trouvée face au besoin d’expliquer à des agents fédéraux l’utilisation légitime, par un artiste, de techniques biologiques de pointe. J’avais pris l’avion de Chicago à Buffalo, dans l’état de New York, afin de rejoindre mon ami Steve Kurtz du groupe Critical Art Ensemble (CAE), un jour seulement après la mort soudaine de sa femme pendant son sommeil. La police, venue constater le décès, a trouvé une table jonchée d’équipements de laboratoire ; sceptiques à l’idée que Kurtz puisse se servir de tout cela pour son art, ils ont appelé la Brigade antiterroriste. Quand je suis arrivée le jour suivant, le FBI était là pour embarquer Kurtz et lui interdire l’accès à son domicile, en l’attente de fouilles qui ont mené à la confiscation de ses matériaux de recherche, y compris un ordinateur et de nombreux documents personnels. On m’a soumise avec lui à l’intérrogatoire. Ce n’était pas la première fois que j’avais tenté de rendre compte de ce type d’art, mais la circonstance – un ami accusé de bioterrorisme – ajoutait une urgence toute nouvelle.
Cette détention provisoire s’est avérée illégale, et après une attente de 22 heures – dès que Kurtz a pu contacter un avocat – on nous a relâchés. Tout ce que le CAE a produit au cours de ses dix-huit années d’existence est public, souvent relayé et appuyé par des institutions établies ; le travail est documenté sur le site web du groupe et dans une série de livres édités par Autonomedia, ainsi que dans de nombreux articles[3]. Pourtant, alors que le Département de la justice américain poursuivait son enquête sur Kurtz, plusieurs de ses associés ont été appelés à expliquer la nature et la légitimité de ce type d’art à la presse et au public.
Nous nous sommes vite aperçu que le procès de Kurtz nous offrait des occasions de parler en public des problématiques que les activités artistiques de CAE cherchaient à mettre en lumière. Pendant une décennie, leur travail avait porté sur les conséquences de différentes applications du génie génétique. L’équipement confisqué par les agents fédéraux provenait d’un laboratoire mobile destiné à détecter la présence d’ingrédients génétiquement modifiés dans les aliments manufacturés ; la recherche en cours, saisie elle aussi, concernait le transfert de ressources du domaine de la santé publique vers celui de la biodéfense. Peu après le début du cauchemar de Steve Kurtz (qui continue ; j’y reviendrai), j’ai cherché à justifier la participation d’artistes à la recherche scientifique, mais également à établir des critères pour de telles collaborations. À une époque où les sciences de la vie font l’objet de spéculations financières sans précédent, fondées sur des avancées technologiques qui bénéficient à une fraction infime de la population mondiale, l’intérêt principal de ces critères serait de distinguer entre les projets artistiques qui cherchent à perturber ces tendances de fond, et ceux qui servent en dernière analyse à les renforcer.
Le bio de la biologie est-il le bio du biopouvoir ?
L’explosion de filières spécialisées en génie génétique, bioinformatique et biotechnologie, qui trouvent facilement des financements, est fonction de la manière dont la biologie s’est adaptée aux mécanismes de la doxa de notre temps, le néolibéralisme. La théorie économique et politique du néolibéralisme soutient que les individus, aussi bien que la société tout entière, se portent d’autant mieux que le gouvernement se limite à garantir et à protéger la propriété privée, le marché et le libre-échange. Cette idéologie a acquis une influence extraordinaire parce qu’elle est parvenue à s’identifier avec des notions morales de liberté individuelle et de dignité humaine, surtout vis-à-vis de ce qui a été défini comme leur contraire : les régimes communistes totalitaires et, depuis la fin de la guerre froide, le fondamentalisme islamique. L’humanité tout entière est censée désirer de vivre dans ce système.
À travers cette idéologie, tout ce qui est valorisé par les êtres humains sera conçu légalement comme un objet appropriable par un sujet, au détriment d’un autre. Non seulement la terre mais jusqu’aux bases mêmes de la vie : les savoirs, la capacité créatrice, l’alimentation, la santé, la médecine, l’eau. Ce qui s’ensuit (et pas seulement dans les sciences) c’est la transformation du monde vivant en une série illimitée d’occasions pour s’emparer de telle ou telle propriété, acquérant ainsi le droit inaliénable d’en profiter. Ajoutez à cela une jurisprudence qui accorde aux grandes sociétés les droits et protections d’un individu, et qui les privilégie par rapport à des individus en chair en os. Placez le tout en rapport avec un système d’institutions éducatives et de recherche publique qui, selon les principes néolibéraux, a été peu à peu coupé de subventions publiques et qui dépend toujours davantage de partenariats avec les entreprises et de la commercialisation de connaissances brevetées[4]. Puis répandez ce système autour du monde via des accords de libre échange brutaux, et les régimes de propriété intellectuelle seront garantis par la superpuissance économique et militaire du monde[5]. Voilà aujourd’hui le contexte des sciences de la vie.
Sous le néolibéralisme, le gouvernement de la vie et de la fécondité de populations entières – ce que Foucault désigne comme le biopouvoir – est repris par les forces du marché. Aux USA la gestion des pensions et des retraites, de l’alimentation et de la santé, des vaccinations et des antibiotiques, des naissances et de la durée de vie, est confiée de plus en plus au domaine de l’intérêt privé, régi par le droit de la propriété. L’appareil publicitaire de la recherche en biotechnologie, comme celui de l’économie de marché, promet l’accès à une norme idéalisée d’existence humaine toujours améliorée. Appliquée au niveau du corps individuel, cette norme est pourtant vendue à tous par les médias de masse, et des décisions concernant la population entière se font sur le présupposé d’une égalité d’accès à celle-ci. Cependant, si elle est bien disponible, c’est seulement pour ceux qui ont les moyens de l’acheter sur le marché.
Évidemment, un artiste pourrait aborder le panorama que je viens d’esquisser de mille manières différentes. Pour élaborer mes critères, je vais supposer d’abord que l’artiste entende traiter du monde commun tel qu’il est vécu par le plus grand nombre. Mise au service du néolibéralisme, la science aliène le non-spécialiste, tout en affectant profondément sa vie par des applications commerciales. Je ne condamne pas le savoir spécialisé en tant que tel ; son hermétisme et son autorité semblent destinés à perdurer dans bien de circonstances. C’est la réconfiguration récente de la science – encore auréolée de prétentions traditionnelles à la vérité et au service public alors même qu’elle se plie au diktats du marché – qui exige de nouveaux droits de participation du public aux décisions. Les mécanismes courants d’aliénation qui font obstacle à toute contestation publique peuvent être classés en trois catégories principales : 1. L’abstraction et la mystification ; 2. la nature ambiguë du financement, public ou privé, qui dissimule les intérêts en jeu ; 3. les instruments légaux qui servent à protéger les connaissances sous la forme du secret commercial ou de la propriété intellectuelle. Ces derniers comprennent les brevets et les accords de transfert matériel (ATM), qui régissent dans le contexte américain l’utilisation de matériaux biologiques de recherche, assimilés à de la propriété privée. Selon mon schéma, l’artiste-chercheur est celui qui interrompt le fonctionnement de ces mécanismes, à titre personnel et pour susciter le débat public. (figure 1)
J’ai énuméré différentes stratégies possibles pour l’artiste dans des catégories qui correspondent plus ou moins aux aliénations : 1. la mise en scène de procédures scientifiques, afin d’offrir une expérience directe de la matérialité de la science ; 2. L’initiation à des champs de savoir spécialisés permettant au non-spécialiste de produire des récits nouveaux, selon la perspective qu’il adopte par rapport à ces enjeux ; l’adoption par l’artiste du rôle de l’« amateur » qui cherche des collaborateurs à l’intérieur du champ scientifique et/ou accepte de devenir un « voleur » de savoir privatisé, à fin de politiser, ou du moins de problématiser, cette séquestration du savoir.
Le bio du bio art est-il le bio de la biopolitique ?
Steve Kurtz avait trouvé un collaborateur ; mais on l’a pourtant accusé d’être un voleur. Kurtz et son collaborateur de longue date, le Dr. Robert Ferrell, professeur de génétique à l’université de Pittsburgh, ont été inculpés de fraude postale et de fraude téléphonique. Les lois qu’ils auraient enfreint n’ont rien à voir avec le bioterrorisme ; elles concernent la propriété privée.
Selon différentes allégations, Ferrell aurait aidé Kurtz à obtenir, pour un montant de $256, trois espèces de bactéries non nocives, couramment utilisées dans les laboratoires de biologie. Certains échantillons de matières biologiques font l’objet d’une régulation pour des questions de risques sanitaires ; mais tout échantillon commercial est traité comme de la propriété privée. Ils sont régis par les Accords de transfert matériel (ATMs), signés par l’investigateur principal du laboratoire, qui s’engage à ne pas partager, reproduire, vendre ou donner une quelconque quantité de la matière acquise. La reproduction de cette matière ne peut pourtant pas être limitée, une fois dans les mains de l’acheteur (elle est vivante !). Dans la recherche biologique, le partage d’échantillons et d’autres matières est à peu près aussi courant que le partage de fichiers musicaux parmi une génération d’auditeurs adepte des technologies numériques.
Le cas de Kurtz et Ferrell pourrait passer pour un nouvel abus du pouvoir étatique dans cette époque d’« exception ». Mais ce n’est qu’un cas parmi d’autres, qui montre à quelles conséquences on s’expose lorsque l’on interrompt le « cours normal des affaires » dans les sciences. Il permet de voir à quel point les champs d’expertise sont protégés, non seulement pas les mécanismes traditionnels de la professionalisation, mais aussi par des exclusions légales érigées au nom de la propriété (sinon de la sécurité nationale). Ces lois s’appliquent le plus souvent au cas par cas, et la question de savoir qui sera poursuivi pour leur transgression dépend de la quantité de produits détournée, ou du degré de politisation des usages qui en sont faits.
Pendant une décennie environ, le travail de CAE a soulevé très précisément le type de questionnement que j’ai esquissé ci-dessus, à propos des applications de la biotechnologie. La plupart de leurs projets prennent la forme d’expériences théâtralisées ouvertes à la participation, mises en scène dans des musées, des centres culturels, des universités et d’autres lieux de passage qui vont de l’hôpital au marché de campagne, où le public a la possibilité de manipuler directement un outillage scientifique et de s’intérroger sur les bénéficiaires des intérêts dégagés par le marketing et la régulation des techniques nouvelles. Les projets visent à permettre cet accès à un public large, quelles que soit les perspectives idéologiques qui puissent s’y trouver représentées, mais les textes accompagnant ces projets n’évitent jamais les dimensions politiques du sujet – que ce soit les tendances eugéniques de la fécondation artificielle ou l’impossibilité d’une régulation adéquate d’aliments transgéniques qui n’ont pas encore été examinées par des scientifiques indépendants.
Quand je réfléchissais aux critères permettant d’évaluer le bio art, je me suis demandé d’abord comment les artistes peuvent aider les non-scientifiques à influer sur les décisions qui fixent les priorités de la recherche. Ce faisant, j’ai dû reconnaître que l’artiste a également besoin de traverser les barrières qui entourent un autre champ bien emmuré : l’art lui-même. Les enjeux peuvent ici paraître moins urgents, mais si les artistes veulent renforcer l’autonomie de leurs publics face aux bulldozers économiques et politiques de notre temps, ils doivent également développer des stratégies intelligentes pour surmonter l’héritage historique qui aliène la plupart des non-spécialistes du travail des artistes professionnels.
La réorganisation des valeurs qui a accompagné les bouleversements psychiques et sociaux du XXe siècle a habitué le public à la migration constante de l’art vers des territoires inattendus. Mais cela ne signifie pas que le public comprenne ce que font les artistes, ni qu’il s’en soucie. Tout au long du siècle dernier, le besoin constant de se distinguer des médias de masse et des divertissements populaires a enfermé le langage et la logique des beaux-arts dans une marginalité absconse (mais encore élitaire), où le prestige aussi bien que le commerce semblent obéir à des règles bien particulières. La plupart des interventions discursives et pratiques qui ont transformé les formules standardisées des beaux-arts et qui sont rentrées dans l’histoire en tant que mouvements ont nécessité des stratégies nouvelles de diffusion. On pense aux impressionnistes et à leur Salon des refusés, aux artistes dada et surréalistes qui exposaient dans des cafés et des cabarets et qui faisaient circuler des affiches et des publications expérimentales ; puis il y a eu les artistes Fluxus, l’Artist Placement Group, les inserts que les artistes conceptuels pratiquaient dans des magazines, la performance, l’art postal, la vidéo câblée ou activiste, l’art communautaire, le net.art etc. Mais les oeuvres retenues comme canoniques sont purgées de ces subversions des formes autorisées et de la diffusion centralisée et unidirectionnelle.
Le problème n’est pas seulement que des changements dans cet état des choses auraient pour effet de déstabiliser des investissements monétaires énormes, mais aussi que de tels changements entraînerait la validation d’autres formes d’art, d’autres artistes et d’autres pratiques. Cela déstabiliserait à son tour une des fonctions du système de diffusion, qui est de produire une distinction nette entre artiste et amateur. Dans une société bâtie sur des principes démocratiques, la maintenance de cette distinction demande une très grande énergie ; et c’est peut-être une des raisons pourquoi les beaux-arts sont marginalisés alors que les « industries créatives » occupent les devants de la scène.
La tradition artistique connue sous le nom de « critique institutionnelle » se définit par des oeuvres qui critiquent la perpétuation des beaux-arts en tant que spécialisation. Un regard historique suggère que, sans un souci éthique allant bien au-delà des préoccupations strictement artistiques, une telle critique se réduit aisément à une nouvelle vague de savoirs spécialisés qui favorisent l’autosatisfaction des initiés. Elle ne pourra pas alors faire grande-chose pour redessiner des frontières disciplinaires qui menacent de déformer toutes les priorités de l’écologie humaine, quand elles sont renforcées par une spéculation économique exagérée. La spécialisation des savoirs est évidemment à la source de grands progrès, mais leur retranchement derrière des barrières commerciales et légales entraîne une ignorance systématique, une aliénation généralisée, un rétrécissement du potentiel individuel et des dégâts sociaux à long terme. Mon schéma, dés lors, doit se dédoubler pour prendre en compte la deuxième discipline impliquée dans le bio art. (figure 2)
Écologie de la réception
Ce que je propose n’est pas un barème ou une grille de notation, mais plutôt un ensemble d’indicateurs pour mettre en évidence les sources et les résultats de tentatives artistiques, qui par leur nature nous amènent sur le territoire de l’inquantifiable.
Eduardo Kac prétend qu’à l’époque du biotech, le rôle de l’artiste comme créateur s’est étendu à la vie elle-même. La presse a exploité son oeuvre pour ses qualités spectaculaires, mais semblait également satisfaite de mettre l’image de l’artiste audacieux en parallèle à celle d’une industrie tournée résolument vers l’avenir. On peut imaginer que c’est très exactement la mise en parallèle – et l’impression d’irresponsabilité qui s’en dégage – que les scientifiques de l’INRA voulaient éviter, dans le sillage des scandales de la vache folle et de la fièvre aphteuse qui venaient de ternir l’image de la science en Europe. Le Lapin PVF a beau être accessible au grand public, il reste un objet fétiche parfaitement adapté à la mystification de l’artiste-créateur et l’opacité des partenariats, des rapports de propriété, des savoirs cloisonnés, et de l’intégration complèxe de la biotechnologie dans les structures oligarchiques des grandes sociétés.
Le travail de CAE fournit un contre-exemple. On en trouverait un autre chez l’artiste Brandon Ballengée, dont les projets traitent aussi de possibilités d’accès, non pas tant au laboratoire, qu’aux méthodes de recherche sur le terrain. Pendant plus d’une décennie il a mené des recherches dans des marécages et d’autres écosystèmes, en contribuant au travail d’institutions scientifiques, à des programmes de remise en état écologique et à l’éducation environnementale au travers de formes originales de documentation de son travail. Parmi les sujets traités on trouve des floraisons d’algues toxiques, la diminution et la mutation de populations d’amphibies, et les conséquences de la pollution atomique et chimique. Il expose son travail pour le public de l’art dans les institutions consacrées, mais il intègre également le contact avec d’autres publics pendant les différentes phases de recherche et de production de ses projets. A cette fin, il développe des ateliers d’écologie, de biologie de terrain, de génétique et de visualisation numérique pour des écoles et pour des publics généralistes qu’il accueille à des parcs ruraux et urbains, des musées, des zoos, des magasins d’animaux domestiques et des marchés aux poissons, aussi bien que des résidences d’artistes[6].
Parce qu’il a suivi un cursus artistique et non pas scientifique, il reprend la tradition du naturaliste amateur, qui aurait beaucoup à apporter aujourd’hui. Cette figure est particulièrement pertinente dans la discipline jeune, complexe et peu subventionnée de l’écologie, où chaque étude suppose des centaines d’heures d’observation et de collecte de données sur le terrain. Peu après sa montée en importance pendant les années soixante-dix, avec la nouvelle conscience des effets de la pollution, l’écologie a commencé à perdre du terrain dans les départements de biologie, avec le boom de la biotech et le changement des lois régissant la production d’inventions brevetées à l’université, qui a fait de la recherche génétique une source inégalée de financement.
Il est significatif que Ballangée ait développé son travail à travers de partenariats avec des chercheurs et avec des institutions scientifiques, et que le domaine où il s’est introduit sans accréditation traditionnelle le prenne au sérieux[7]. Il est également significatif qu’il ne soit pas chercheur professionnel et qu’il apporte quelque chose d’autre, hors des cadres de la profession, à savoir la compétence visuelle, symbolique et communicative de l’artiste. Rappelant une autre tradition artistique qui n’est pas très favorisée par le « marché des idées », Ballangée crée et renégocie des échelles de valeur pertinentes pour la société. Le modèle qu’il nous offre est celui d’une acquisition autonome de savoirs, rattachée à des valeurs que la science accélérée par le marché tend de plus en plus à oublier. Cela, en soi, est politique.
Il est étonnant d’observer jusqu’à quel point le refus du politique a été accompli dans une société qui se veut démocratique. Car la démocratie, dont le concept et la structure sont censés légitimer le pouvoir des gouvernements sur notre vie (et notre mort), n’en est pas une si les citoyens qui la composent sont rendus allergiques à toutes les formes de vie politique. Dans les sciences – et aux États-Unis, même dans les sciences sociales – on considère que le fait de se positionner politiquement réduit l’aptitude du chercheur à abandonner son identité quotidienne et à adopter une position objective, un déplacement qui est à la base de la crédibilité de la profession. Dans les arts – où la prise de décisions responsables ne fait pas forcément partie des attentes – c’est un énorme plus si l’on est passionné et si l’on regorge d’opinions personnelles ; mais le fait d’avoir une position politique est considérée comme la mort de toute créativité. Cela reviendrait à avoir une opinion qui pourrait être collective, qui ne serait peut-être pas tout à fait individuelle, qui ne serait pas privée, qui ne serait pas libre. Car à l’égal de toutes les autres valeurs, dans notre variante libérale de la démocratie la liberté est conçue comme quelque chose de privé, et l’un des impératifs de l’artiste est la performance de cette liberté – mais seulement dans les formes sous lesquelles notre société nous encourage à la reconnaître.
En tant qu’artistes, on peut commencer par s’efforcer de formuler le méconnaissable, d’abord en refusant de mettre en scène une liberté définie sous des conditions qui légitiment le primat du privé : expression privée, sentiments privés, expériences privées, propriété intellectuelle privée, nostalgies privées, générosités privées, destins privés. Surtout quand un tel garanti de liberté « privée » se révèle au grand jour comme un privilège de rang accordé à de moins en moins de personnes, celles qui jouissent déjà de la part du lion quand il s’agit de la sécurité de la vie et de son amélioration esthétique. Dans la psychologie néolibérale de la vie publique, la rhétorique de la privatisation a opposé, de façon totalement erronée, la liberté et la diversité fonctionnelle des individus à toute forme d’entreprise collective. Si l’artiste veut avoir un impact sur l’instrumentalisation de la science et des biotechnologies au service de la concentration des richesses aux mains de quelques-uns, il doit reconfigurer à la fois la pratique scientifique et la pratique artistique.
[1] Christopher Dickey, « I Love My Glow Bunny », Wired 9.04 (avril 2004).
[3] Voir www.critical-art.net. Pour plus d’informations sur le cas, www.caedefensefund.org.
[4] Pour une synthèse excellente de l’influence des grandes sociétés sur les universités américaines, voir Jennifer Washburn, University Inc. : The Corporate Corruption of Higher Education, New York, Basic Books, 2005.
[5] Pour une source constamment actualisée d’informations sur les accords de libre-échange bilatéraux négociés sans débat public, voir www.bilaterals.org.
[7] Ballengée a fourni des spécimens au American Natural History Museum, au New York State Museum, au Peabody Museum à l’Université de Yale et au Museum of Vertebrate Zoology à l’Université de Californie à Berkeley. Il a collaboré avec le Dr. James Barron, Ohio University Lancaster, et le Dr. Stanley Sessions, Hartwick College, avec des chercheurs au Natural History Museum à Londres, à la Woods Hole Oceanographic Institution, et beaucoup d’autres. En 2001, on l’a nommé membre de Sigma Xi, The Scientific Research Society.