Cookies disclaimer

Our site saves small pieces of text information (cookies) on your device in order to keep sessions open and for statistical purposes. These statistics aren't shared with any third-party company. You can disable the usage of cookies by changing the settings of your browser. By browsing our website without changing the browser settings you grant us permission to store that information on your device.

I agree

01 2013

« Les règles du jeu nous permettent de jouer dans notre vie »

Françoise Dibotto Soppi

Entretien avec Françoise Dibotto Soppi, recueilli par Birgit Mennel et Stefan Nowotny

Françoise, nous avons fait ta connaissance lors de la fête de la ville d’Aubervilliers où tu as présenté, avec d’autres membres de l’association Actes de Parole, des matériaux portant sur l’histoire de l’esclavage et des mémoires de l’esclavage. Nous allons certainement revenir à ces thèmes, mais nous aimerions d’abord te demander de nous parler de ton travail comme sociolinguiste. En quoi consiste ce travail exactement ?

Je travaille sur les comportements linguistiques et la relation dans l’interaction entre les adultes et l’enfant. Les enfants avec qui je travaille ne se trouvent pas dans la période de l’acquisition de la langue, ils sont, en général, soit dans l’acquisition de l’écrit, soit dans l’acquisition d’une deuxième langue. Et ce que je regarde, c’est : Où est la rupture ? Pourquoi est-ce que ça ne marche pas ? J’arrive, en effet, quand l’adulte se plaint. L’enfant, lui, ne se plaint jamais, c’est toujours l’adulte qui se plaint, qui dit qu’il n’en peut plus, qui avoue qu’il est en échec. Et c’est là où j’interviens.

Je recrée, avec des parents de l’enfant, une situation similaire à celle où se joue l’échec, mais qui n’est pas nécessairement la situation de l’interaction dans le groupe-classe. Mais l’enfant choisit, de manière à ce qu’il soit à l’aise dans l’interaction et qu’il ne se sente pas contrôlé. Et là, on commence à analyser et à pointer des éléments qui entrainent la rupture avec l’adulte – qui n’est ni son père ni sa mère, mais l’enseignant à l’école.

C’est donc l’enseignant qui …

C’est l’enseignant qui se plaint, et c’est les parents qui m’appellent. Ils m’appellent parce que l’enseignant les a convoqué ou a même déjà pris une décision, c’est-à-dire que l’institution école prend une décision d’exclusion de l’enfant de la groupe-classe pour l’envoyer dans un autre groupe. C’est ce qu’ils appellent des soins, mais ce ne sont pas des soins. Où ce qu’ils appellent thérapie, mais ce n’est pas une thérapie. C’est la création d’un autre environnement pour déclencher des comportements – qui peuvent être similaires ou opposés. Et à ce moment-là, on analyse, on s’interroge pourquoi cela se passe comme ça.

C’est ce que je fais, mais à la maison, chez l’enfant, parce que je définis un espace qui est familier à l’enfant : il y a le parent qui représente une autorité, puis il faut que l’enfant ait aussi un ami pour il y ait un pair, et ainsi on crée un groupe-classe artificiel ; et moi-même, je m’annonce très souvent comme l’amie de la maitresse. Comme ça je me positionne dans l’interaction : que je suis l’amie de la maitresse qui se plaint. C’est parce que c’est en direction des deux personnes, c’est-à-dire de l’autorité, qui est le parent (pour que le parent ne se braque pas tout de suite contre l’enseignant qui veut détruire son enfant), et aussi de l’enfant (pour qu’il sache que je suis en relation avec cette personne qui l’exclut tout le temps).

Pourrais-tu préciser un peu la notion de comportement linguistique ? Et comment tu décrirais le rapport entre un « comportement » et ce qui est souvent appelé « savoir » ou « capacité » linguistique ?

Ben, je suppose que là tu veux parler de la relation performance-compétence ? Par rapport à l’enfant ?

Oui, notamment par rapport à l’enfant, puisque trop souvent on se limite à poser la question « Est-ce que cet enfant-là sait bien parler ? », par exemple …

… c’est la norme, la norme sociale ratifiée …

… tout à fait, et c’est pour ça que nous aimerions focaliser un peu sur cette notion de comportement. Parce que, lors de notre premier rendez-vous, tu nous as parlé de l’intervention d’une norme, qui est d’une grande importance, et aussi de la violence comme faisant partie des relations linguistiques. On a donc ces trois facteurs : des normes qui sont socialement établies, la violence, et puis un tel ou tel comportement.

Ce qui me vient là tout de suite, c’est l’interprétation, c’est-à-dire qu’il y a des normes d’interprétation. Il est toujours difficile de parler des normes, puisqu’elles sont aussi situationnelles, les normes. Dès qu’on a une enseignante qui se plaint, par exemple, on se demande « Quelles sont ses normes à elle ? », et ensuite, « Quelles sont les normes de l’enfant dans son espace à lui ? ». Bourdieu a parlé du métier de l’élève parce que, évidemment, l’école a une culture de l’école, et l’enfant peut plus ou moins s’adapter à cette culture de l’école. C’est là qu’il y a des normes de comportement parce qu’il y a des choses qui sont déjà codifié à l’école et que l’enfant, quand il arrive, doit entrer dans ces normes. C’est un moule, en fait. Mais il y a des enfants qui ont une grande liberté chez eux, et ils n’ont plus cette liberté quand ils arrivent à l’école – et ils la cherchent. Il y a ceux qui se découragent et puis ceux qui disent « non, je veux l’avoir, ma liberté » (ce qu’ils font jusqu’au bout) et qui entrent dans un corps-à-corps avec l’enseignant. C’est ça, justement, que nous essayons d’analyser.

J’arrive en intrus, et je mets un intrus qui est un enfant, tandis que moi, je suis l’intrus adulte qui est en relation avec l’enseignant, l’amie de l’enseignant. L’enfant a son ami, qui est là, et moi aussi j’ai mon ami, qui est l’enseignant. Et l’autorité, c’est son père ou sa mère (en général, c’est la mère qui accepte d’être cobaye comme ça). Alors, on met en place des jeux, et des jeux ont des règles. On recrée, justement, le système de la règle, de la norme. Quand c’est un jeu, c’est agréable, et l’enfant entre dans le jeu. Il n’y a pas de violence dans le jeu, mais pourtant, il y a la disqualification, quand on ne respecte pas les règles, et on inclut aussi des procédures de requalification.

Quand on parle de comportement, c’est ça, justement : quand il y a un jeu, il y a un comportement qui est prédéfini, il y a des règles de jeu qui sont prescrites. Et l’école est comme ça. L’école a des règles du jeu, sauf qu’il s’agit là de jeux qui ne sont pas reconnus comme des jeux, mais qui sont reconnus comme si c’était la vie. Or, l’école n’est pas la vie. L’école est en fait un lieu de passage où on a des règles du jeu ; et on s’adapte à ces règles du jeu au fur et à mesure, avec un animateur du jeu qui est l’enseignant et avec plusieurs participants qui, ensemble, doivent mémoriser les règles du jeu pour ensuite, à tour de rôle, prouver à l’animateur qu’ils connaissent les règles et qu’ils savent les appliquer.

Mais connaître les règles, cela veut dire seulement que l’on arrive à s’adapter aux règles ? Ou cela veut dire également que l’on maitrise les règles pour pouvoir participer à un jeu spécifique, mais que l’on commence en même temps de jouer non seulement « selon », mais aussi « avec » les règles mêmes que l’on rencontre dans sa vie, et cela juste à travers la compréhension qu’il s’agît à chaque fois d’un jeu spécifique, lié à une situation spécifique ?

Toutes les règles du jeu nous permettent de jouer dans notre vie. Bakthine parle un peu de ça. C’est le capital que nous avons, ce sont toutes les expériences que nous avons et que nous reproduisons après … Effectivement, il y a des règles du jeu à l’école que l’on reproduit dans sa vie, et puis d’autres que l’on ne reproduit pas – mais qui sont liés à l’expérience. Cela arrive souvent que l’on entend des parents qui disent à l’enfant : « tu n’es pas à l’école ici, tu n’es pas avec tes copains, maintenant, tu es à la maison … ». Cela veut dire qu’il y a une inadéquation entre la règle du jeu dans la situation que l’enfant a intériorisée et cet espace nouveau – qui n’est pas nouveau car c’est l’espace dans lequel il vit, en fait – où il se construit comme adulte d’une société, c’est-a-dire, où on le projette comme adulte d’une société. Quand des parents entrent dans la sanction, cela veut dire qu’ils sanctionnent l’adulte qu’ils projettent ; ils ne sanctionnent pas un enfant, mais un adulte.

Très souvent, les situations que nous rencontrons, sont des situations de rupture avec ces enfants en acquisition soit de l’écrit ou bien du bilinguisme, et où ils sont inadaptés dans la classe. C’est des situations où l’enfant a tellement vite assimilé les projections de ses parents – lui comme adulte – qu’il arrive dans le groupe-classe où on lui demande d’être enfant, avec des règles du jeux d’enfant : et il le trouve enfantin, et il veut plutôt être dans la complicité avec l’adulte enseignant qui est l’animateur du groupe-classe. Et là, il y a une rupture et il y a une grande violence, à la fois pour l’adulte qui ne s’est pas adjoint l’enfant (parce qu’il se dit « ça, c’est un enfant qui va être dominateur pour les autres, qui se crée comme leader adjoint ») et aussi pour lui, l’enfant. En général, c’est des femmes, parce que c’est comme si c’était la maman, et les enfants font un transfert comme parent, comme autorité parent. Et ce n’est pas admis à l’école : ils doivent faire un transfert d’autorité, certes, mais pas comme autorité parent.

Très souvent, il s’agit d’enfants immigrés qui grandissent dans des groupes d’adultes ; et c’est très souvent les premiers, soit les premiers enfants, soit le premier garçon. Celui-ci est tellement avec des adultes, et joue même avec des adultes, qu’il est presque un adulte lui-même. Et quand il arrive à l’école, ce n’est pas un adulte qu’on voit, c’est un petit garçon. Le fait qu’il ait des comportements d’adulte agace et énerve l’enseignant et lui balise le chemin un peu plus qu’aux autres ; et l’enfant le perçoit très facilement. De plus, ces enfants ont très souvent un langage qui répond au groupe social auquel ils appartiennent. Si c’est la classe moyenne, ils ont une expression qui est très correcte, et au départ, cela fait que l’enseignant est très séduit que cet enfant immigré ait une expression française qui soit très correcte, très choisie, très fine. Mais ensuite, au niveau de comportement, en ce qui concerne le respect mutuel, c’est comme si l’enseignant était un ami. C’est pour ça que d’entrée, lorsqu’on arrive dans des ateliers de remédiation, on pose que l’ami de l’enseignant, c’est nous, ce n’est pas lui, l’enfant.

Revenons à ton travail au sein de l’association Actes de Parole avec laquelle tu as lancé des débats autour de l’histoire de l’esclavage. Quels rapports vois-tu entre des formes actuelles de violence, comme par exemple dans la relation d’autorité à l’école, et des formes historiques de violence, notamment par rapport au racisme ?

Je pense que c’est dans l’inconscient collectif que les choses se transportent, tant chez les Africains que dans les pays d’accueil ou dans la France. Mais il n’y a pas que des Français qui entrent en relation avec les Africains, il y a le monde entier qui entre en relation avec les Africains en région parisienne. C’est intéressant de savoir comment on est arrivé, avec Actes de Parole, à parler, ou bien de fêter l’abolition de l’esclavage. C’est surtout parce qu’on est tombé sur des enfants antillais qui nous ont parlé du Code Noir. Et nous, nous ne savions pas ce qui c’était, le Code Noir, et on est donc allé chercher sur Internet et on a vu que c’était le Code Colbert. On savait qu’existait un Code Colbert, mais on ne savait tout de même pas que c’était un code pour la gestion des esclaves et pour la définition des statuts de l’esclave : c’était un code qui était explicitement créé pour ça. Donc, ça nous est un peu resté au travers de la gorge, c’était imbuvable comme code. Je ne sais pas si vous l’avez lu. Mais nous, ça nous a pris un an pour le lire et passer notre colère sur l’histoire, et aussi pour essayer de comprendre ce qui arrive – même dans les expressions.

C’est là où nous nous interrogeons, et nous nous regardons nous-mêmes aussi, puisqu’il y a des expressions que nous avons entre nous, les Africains, qui sont issues justement de cette période-là. Par exemple, chez nous, à la maison, des expressions « je ne suis pas ton esclave, pour que tu me parles comme ça » ou bien « je ne suis pas ton esclave pour que tu m’envoies sans y mettre de la forme dans ce que tu me demandes… », ça revenait très souvent. Voilà, il y a souvent ces expressions qui reviennent. Et puis, il y a aussi d’autres expressions qui viennent et qui sont plus violentes, parce que « je ne suis pas ton esclave », c’est déjà une défense de droits, mais il y en a aussi dans l’insulte de l’autre, telle que « mais ce n’est pas un être humain, c’est un animal ». Ça aussi, ça vient d’une période de l’histoire de l’Afrique où des Africains étaient capturés et étaient objet de foire, de la même manière que des animaux. Il y a un livre, La France noire, qui est sorti il y a pas longtemps, qui est là, à la librairie à Aubervilliers, et qui relate en images cette histoire, de la période de l’esclavage jusqu’à la Négritude avec Césaire, Senghor. Bref, on a compris que c’était une souffrance qui était latente, et qui était lue très souvent dans le regard de l’autre.

Alors, on s’est dit qu’il fallait qu’on travaille là-dessus. Surtout parce que nous, quand nous sommes allés chercher (parce que c’est une histoire que nous ne connaissions pas plus que les Français …), nous avons découvert des choses qui étaient très, très difficiles, et puis des choses qui étaient aussi très, très réjouissantes, dans la mesure où on a découvert qu’à la fois Français et Africains, donc Noirs africains, s’étaient battus pour l’abolition de l’esclavage. Et ils l’avaient obtenu en 1794, ou bien d’abord en 1791 avec Haïti et le Saint-Domingue, mais en 1794, il y a une convention à Paris. C’est des choses à enseigner, et c’est pour cette raison que nous avons opté pour faire cette fête du 10 Mai et aussi pour travailler peut-être après – comme les Américains l’ont fait – sur tout ce qui est lié à cette période tant en Afrique qu’en Occident (et notamment en France, puisque nous sommes en France). Nous financions des thèses à ce propos. Et c’est pour ça, d’ailleurs, que nous avons commencé à faire de l’évènementiel, pour pouvoir financier des thèses en Afrique qui portent sur cette période, parce que personne ne connaît cette période : moi, je suis grandie sans la connaître.

Les exemples que tu as donné relèvent d’une reproduction et, en même temps, d’une sorte de commémoration d’une violence dans la pratique langagière. L’histoire s’est inscrite dans ces pratiques, pour ainsi dire, et donc il ne s’agit plus seulement de regarder « la langue » comme un système des règles, un système vocabulaire, etc. – que l’on peut maitriser ou utiliser plus ou moins bien – mais précisément de regarder ces inscriptions, ces traces de l’histoire dans les pratiques langagières. Dans ce contexte, nous aimerions te poser une question personnelle : Comment décrirais-tu ta relation personnelle et biographique avec « le français », et comment vois-tu les rapports entre le français et les langues africains ?

C’est une question qu’on se pose très souvent quand on est adolescent. La réponse dépend de l’âge. Aujourd’hui, j’ai 55 ans, donc la relation est beaucoup plus claire. Mais c’est une relation qui est très complexe – et qui dépend de la façon comment on a acquis la langue française.

Moi, je parle français depuis la maternelle et j’avais le français à l’école, le français qui est aussi langue officielle au Cameroun où je vivais dans la zone francophone. Mais à la maison, on ne parlait pas français. À la maison, on parlait douala qui est ma langue maternelle – que ma mère a instituée. C’est donc à la fois une langue maternelle et une langue instituée par ma mère, à qui on ne devait pas parler français parce qu’elle me répondait : « C’est moi qui t’ai envoié à l’école pour que tu apprennes le français pour parler à l’étranger. Mais je ne suis pas une étrangère. Je suis Douala, alors tu me parles en douala. » C’est aussi parce qu’eux ils ont appris le douala à l’école maternelle et qu’ils ont appris à le lire, à l’écrire – et ce n’est qu’après qu’ils sont entrés à l’école française. Nous, par contre, nous n’avons pas eu la chance d’apprendre notre langue maternelle à l’école maternelle et d’entrer dans l’écrit par notre langue, pour ensuite apprendre le français en langue seconde. Nous avons directement appris l’écrit avec le français, donc il y avait une double difficulté. Mais, avec le soutien des parents, on s’en sortait bien. Finalement, on a tous fait nos scolarités en français, et nos diplômes sont en français.

Mais c’est quand j’étais jeune adulte que le problème s’est vraiment posé. Car l’époque où j’étais adolescente et jeune adulte, c’était aussi la période des droits civiques et du mouvement noir aux États-Unis. Je parle de la période de ’68 à ’76 : c’est tout mon collège et lycée. Là, c’était plus difficile. On se demandait « est-ce qu’il existait une littérature africaine ? », et on n’avait pas des langues pour exprimer notre littérature. Cette problématique-là s’est posée, mais quand j’étais adolescente et jeune adulte. Après, lorsque je faisais mes études en linguistique, je suis entrée dans ma langue, et puis je faisais de la sociolinguistique sur l’acquisition du bilinguisme. Pour moi, c’était d’autres problématiques. Et aujourd’hui, je suis toujours dans ces mêmes problématiques. En France, je sais que je parle très bien ma langue maternelle, à la fois à l’écrit et l’orale, du fait que j’ai eu des enseignants qui étaient mes parents. Et pour la langue française, je la maîtrise très bien aussi, et puis d’autres langues se sont ajoutées, telles que l’allemand, l’anglais, l’espagnol… Donc, je pense que la relation est totalement différente.

En revanche, il y a une chose qui est difficile à vivre, c’est tous ceux qui, en français, rappellent l’esclavage dans la langue et dans des expressions idiomatiques ; dont une, par exemple, que Guerlain a sorti à la télé[i] et qui a fait tout un tollé : « bosser comme un nègre ». C’est une expression qui vient de l’esclavage.

D’ailleurs, l’expression que tu avais mentionnée avant, « je suis pas ton esclave », elle se dit en français ou en douala ?

Non, ça se dit en douala, j’ai traduit le douala. Mais la parallèle en français, c’est « bosser comme un nègre ». Parce que, de toute façon, « nègre », c’est « esclave ». C’est une tautologie.

Notre dernière question nous semble directement liée à ces thématiques-là : Au cours des préparations pour notre atelier à Aubervilliers en septembre, nous avons eu, en juin, une longue conversation avec un jeune enseignant de français qui était issu d’une famille sénégalaise et qui habite au sud de Paris. À un moment donné, il nous a demandé quelles langues nous parlions pour ensuite nous dire quelles langues il parlait et comprenait lui-même : telles le français, l’anglais, quelques expressions en italien etc. Nous trouvions cette liste un peu surprenante, et donc nous lui avons demandé : « Mais tu as grandi au Sénégal, tu nous disait. Tu ne parles pas des langues africaines aussi ? » Et c’est seulement à ce moment-là qu’il répondait : « Bien sûr, je parle wolof, et ma première langue est le peul ». Son silence initial par rapport aux langues africaines nous semblait assez symptomatique. – Tu travailles sur le bilinguisme, mais ça risque quand même être un concept quelque peu abstrait, puisqu’il y a aussi des régimes de valorisation et toutes les langues n’ont pas le même statut. Alors, on voulait te demander en tant que sociolinguiste : quel rôle joue les langues africaines en France ?

Ça dépend des groupes. Moi, je suis dans un groupe, Actes de Parole, où on parle soninké et bambara, c’est-à-dire des langues mandingues. Il y a des familles de la Maurétanie, du Mali, du Sénégal qui parlent soninké (même si quand quelqu’un du Sénégal parlent le soninké, ça veut dire qu’il s’agit une immigration malienne au Sénégal). Mais les deux langues sont très utilisées dans le groupe. Plus généralement, les langues mandingues sont extrêmement bien installées dans la région parisienne. Si vous vous mettez aux Quatre Chemins[ii], juste là, à côté, et que vous arrêtez un Africain pour lui parler en bambara, il va vous comprendre. En ce qui concerne le bambara, il y a un très grand groupe : tous les Peuls parlent bambara, les gens de la Côte d’Ivoire parlent bambara…, bref, le bambara, c’est un véhiculaire, une langue véhiculaire. Il s’utilise dans le commerce en Afrique, on le parle jusqu’au Cameroun. Et cette fonction est ensuite exportée ici.

Mais il y a d’autres langues qui sont très, très peu parlées parce qu’elles sont très peu utilisées dans la relation parent-enfant, comme les langues du Cameroun, par exemple. Au niveau des enfants qui sont nés ici, surtout chez les garçons, on observe d’ailleurs un phénomène qui constitue une sorte d’anomie dans les discours : ils comprennent la langue de leurs parents, mais il ne la parlent pas, parce que le statut ils donnent à cette langue n’est pas le même qu’ils donnent au français. Mais c’est aussi en train de changer, parce qu’avec le câble, par exemple, on capte des programmes télévisés en Afrique. Ça concerne surtout l’arabe et des chaînes d’expression d’arabe qui font que les enfants parlent de plus en plus arabe. Il y avait une période où il y avait plutôt le recul de l’arabe. Il fallait aller en cours à la fac pour apprendre à parler l’arabe et écrire en arabe. Mais aujourd’hui, il y a un autre phénomène, à savoir qu’ils inscrivent aux cours d’arabe pour l’apprentissage du courant, et puis il y la télévision qui renvoie l’arabe. Donc, ils ont une pratique, et les parents aussi sont beaucoup plus à l’aise maintenant dans leur pratique de l’arabe, avec la télévision arabe.

Mais en général, les langues gardent la fonction qu’elles ont en Afrique même. Si, en premier lieu, elles sont parlées au sein des familles, ça peut se passer en France aussi, et dans la deuxième ou troisième génération ça se perd. S’il s’agit des langues véhiculaires, par contre, elles se maintiennent. Et là aussi, on observe des répercussions spécifiques de l’histoire coloniale, parce qu’au Cameroun, par exemple, les véhiculaires sont le français et l’anglais. Jusqu’à aujourd’hui, il y a des ménages où on ne parle pas les langues du Cameroun, mais le français. Et ça s’explique par le fait que – après que les Allemands avait instauré le douala comme langue d’apprentissage de la Bible et langue protestante de l’époque – avec la colonisation française et l’introduction du catholicisme, les langues de la religion sont devenues le latin et le français. En effet, ce sont souvent les religions qui rendent une telle ou telle langue précieuse et l’imposent comme langue véhiculaire. Et donc, jusqu’à aujourd’hui, il y a des ménages au Cameroun où le français a maintenu ce statut de langue précieuse, de langue de l’élite, de la civilisation, voire même de la laïcité. On parle le français comme langue maternelle et, progressivement, on apprend en deuxième langue une des langues locales.


[i] Jean-Paul Guerlain, parfumeur de la maison Guerlain, qui a utilisé l’expression « travailler comme un nègre » lors d’un entretien dans un journal télévisé de France 2 en Octobre 2010 [note de B.M. et S.N.].

[ii] Quatre Chemins est un grand carrefour et un quartier très animé dans la « proche banlieue » de Paris, se situant à la limite des communes d’Aubervilliers et de Pantin. C’est en même temps le nom d’une station du métro sur la ligne 7, qui relie quelques communes du nord-est de la région parisienne au centre de Paris ainsi qu’à la « proche banlieue » du sud-est de la capitale [note de B.M. et S.N.].