Cookies disclaimer

Our site saves small pieces of text information (cookies) on your device in order to keep sessions open and for statistical purposes. These statistics aren't shared with any third-party company. You can disable the usage of cookies by changing the settings of your browser. By browsing our website without changing the browser settings you grant us permission to store that information on your device.

I agree

01 2013

Les langages des « banlieues »

Birgit Mennel / Stefan Nowotny

Traduit par Maximilian Raguet & Clément et Jérome Segal

93

91, 92, 93, 94. – Ces nombres désignaient, avant la création d’un État algérien indépendant, les départements français d’Alger, d’Oran, de Constantine et des Territoires du Sud, qui furent progressivement colonisés à partir de 1830 et qui, contrairement aux autres colonies, étaient considérés comme faisant partie intégrante du territoire français. En 1968, une réforme administrative distribua ces numéros, « libres » depuis 1962, à différents départements de la région  parisienne : le numéro 91 désigne depuis le département de l’Essonne situé plutôt dans le sud de l’agglomération parisienne et faisant partie de la « grande couronne » parisienne qui forme une ceinture de communes définissant les limites de l’espace métropolitain. Les numéros 92, 93 et 94 devinrent eux la « petite couronne » qui est le cercle de « banlieues » accolé à la ville. Les numéros 92, 93 et 94 sont aujourd’hui les Hauts-de-Seine (92), qui s’étendent du nord au sud de l’ouest de la capitale, la Seine-Saint-Denis (93) au nord et au Nord-est, ainsi que le Val-de-Marne (94) au Sud et au Sud-est.

Néanmoins il convient de ne pas tirer de conclusions hâtives de ces liens qui existent entre l’histoire coloniale franco-algérienne d’un coté et celle des banlieues parisiennes de l’autre. Et pas seulement parce que les jeux de numéros des réformes administratives n’ont, en soi, pas valeur de preuve. C’est surtout parce que la monarchie prérévolutionnaire avait elle-même élu domicile en « banlieue » : ainsi Versailles, dont le château tint lieu de résidence aux monarques absolus entre le 17ème et le 18ème siècle, et qui est aujourd’hui classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, fait partie du département des Yvelines, qui appartient lui-même à la grande couronne parisienne. Et dans les Hauts-de-Seine (92), dans la petite couronne, ne se trouve pas seulement avec Neuilly-sur-Seine la ville la plus riche de France et le fief de Nicolas Sarkozy, qui en fut le maire entre 1983 et 2002 avant d’être Président de la République en 2007, ici se trouve aussi le quartier d’affaires mégalomane de la Défense qui s’étend sur plusieurs communes de la « banlieue » (parmi lesquelles Nanterre qui fut l’épicentre du mouvement parisien de 68) et dont l’architecture imposante des immenses tours exhibe le pouvoir des banques et des assurances.[1]

Et cependant le signifiant « banlieue » est codifié autrement, et de façon univoque. Sa signification technique, apparemment neutre de « ville périphérique » n’est pas seulement en opposition avec l’étymologie et l’histoire du mot, mais aussi par rapport à l’accentuation sur le sens et la valeur que les discours actuels lui confèrent.

« Banlieue » prend initialement ses racines dans le mot « lieu de ban » (lui-même issu du latin bannum leucae, il faut cependant préciser que leuca/leuga, en français lieue, en allemand Leuge, est une distance qui varie selon les différentes périodes historiques considérées). Ainsi, à l’époque féodale, chaque personne qui résidait aux alentours de la ville, mais qui était encore soumise aux droit de celle-ci, était considérée comme habitant de la ville d’un point de vue de la réalisation des différentes tâches économiques et sociales. Et il convient d’ajouter qu’il existe des alternatives à l’utilisation actuelle de cette expression, qui se substitue de plus en plus au mot faubourg, (du latin foris burgum, « en dehors du bourg ») qui tend à désigner un type spécifique de périphéries.

Quand on parle aujourd’hui de « banlieues » en France, c’est le plus souvent pour parler des fameuses zones sensibles, ces « quartiers périurbains sensible » où se concentrent chômage élevé, jeunesse sans avenir, violence, délinquance et économies souterraines comme le marché de la drogue. Il existe en sociologie des expériences célèbres pour comprendre ces « zones » qui consistent à les étudier sous le prisme du phénomène d’exclusion qui touche les ghettos américains ; elles sont alors vues comme des lieux qui ont atteint un stade de « marginalisation avancé » (Loïc Wacquant) voir de « quasi  découplage » social (Robert Castel).[2] Dans le film d’action français Banlieue 13 (et son successeur Banlieue 13 Ultimatum)[3] toutes les imaginaires dominantes sont regroupées. Il montre un monde dominé par les gangs et isolé de Paris par un mur infranchissable. Et même si la brutalité des gangs mentionnés dans le film reste de loin inférieure à celle exercée par les élites politiques de l’autre côté du mur, il s’agit d’un monde avant tout laissé à l’abandon : un monde qui n’est pas « blanc » mais  qui, dans une certaine mesure, est organisé de façon tribale et qui différencie les « autres » couleurs  et les corps « blancs » tatoués. Un monde qui peut se debarraser de son groin de la violence seulement dans le combat contre son oppresseur,  pour obtenir dans ce combat la figure sociale et humaine de la solidarité.[4]

Le modèle choisi pour incarner la  « Banlieue 13 » de ces films n’est pas difficile à identifier : il s’agit en effet du « 93 » car la prononciation du mot « 93 » (quatre-vingt-treize) accentue le « 13 » (treize) à la fin. En effet, la Seine-Saint-Denis est souvent considérée comme l’incarnation parfaite de la banlieue,  et pas seulement du fait que le 93 a, parmi les départements de la petite couronne, la réputation d’être une zone sensible à lui tout seul. Elle fut également le point de départ des émeutes dans les banlieues de l’automne 2005 – qui s’étendit rapidement dans une grande partie de la France, et dont le déclencheur fut la mort de deux jeunes qui, en tentant d’échapper à la police, s’électrocutèrent dans un transformateur d’EDF à Clichy-sous-Bois.

Quatre Chemins

Nous devons notre propre rencontre avec le « 93 » à une coopération du projet de l’eipcp « Europe as a Transnational Space. The Politics of Heterolinguality » avec les laboratoires d’Aubervilliers,[5] qui au cours de l’année 2011 nous ont permis une série de longs séjours à Aubervilliers, s’étendant au total sur plus de deux mois. Une part importante de ces séjours fut consacrée à la préparation et au bout du compte à la réalisation d’un atelier ainsi que d’une semaine de manifestations qui eut lieu dans les laboratoires en septembre 2011 (les auteur(e)s et les personnes interviewées de ces textes publics sont les participant(e)s de ces ateliers tout comme, en partie, des co- organisateurs-trices  et des acteurs-trices important(e)s de parties de cette semaine de manifestations). [6]

Quatre Chemins est le nom de l’endroit où nous sommes arrivés à Aubervilliers. C’est à la fois le nom d'une station du métro parisien de la ligne 7 qui relie le centre de Paris à Aubervilliers et le nom d’un grand carrefour ainsi que celui d’un quartier environnant, à proximité de la frontière entre « banlieue » et « ville ». Toutefois, les « quatre chemins » qui convergent à ce croisement, ou au moins en partent, conduisent soit vers un axe qui va de Paris à La Courneuve ou dans l'autre sens (La Courneuve abrite  l’un des complexes de logements prototypiques de banlieue, à savoir la Cité des 4000 désignant les 4000 appartements qui sont cantonnés dans le complexe) ; soit, pour l’autre axe, en quelque sorte le long de la banlieue intérieure, permettant de se rendre immédiatement dans la ville avoisinante de Pantin, ou, dans le sens inverse, vers le centre d’Aubervilliers puis à Saint-Denis.

Une des premières choses qui nous ont été racontées après notre arrivée est que dans Aubervilliers (une ville d’à peine 80 000 habitant(e)s) une multitude presque incroyable de « nationalités » cohabite. « Quatre Chemins » est un endroit qui pourrait absolument rendre plausible ces informations. Néanmoins, nous étions intéressés par d’autres multiplicités que celles qui auraient pu être quadrillées et comptées par « nationalités » ou autres similarités : des multiplicités qui traversent les subjectivités et les sociabilités au lieu de les évaluer et de les encadrer, des multiplicités qui sont nonobstant à la fois traversées par des lignes de rupture, lignes qui sont elles-même sans cesse dépassées ou que l’on tente de « réparer ». Dans une telle perspective, un endroit comme Quatre Chemins apparaît tout d’abord comme une forme de champ de force vibrant dans lequel s’entrelacent différentes socialités, économies, sensibilités, couleurs et sonorités (ou plutôt des teints de couleurs et de sonorités)  et tout particulièrement des « langues » (ou plutôt des façons de parler) extrêmement variées : tout cela se chevauchent ou se distinguent, mais de telle sorte qu’il n’est jamais certain que ces impressions de débordements ou d’enchevêtrements ne soient pas dépendant de notre propre perception et non de ce qui est perçu.

Il existe d’autres phénomènes  dont les différences sont plus significatives – mais cette fois, justement en tant que lignes de rupture qui ne sont pas des manifestations de retraits incertains, mais les effets de mesures ciblées comme lorsque les cafés et les bars en « banlieue » doivent fermer à minuit, tandis que l’horaire officiel de fermeture est fixé à Paris à deux heures du matin. Un autre exemple serait les vieux bâtiments qui façonnent de nombreuses parties de la ville d’Aubervilliers et qui se fissurent soudainement à certains endroits, se perdant dans des bâtiments condamnés à la démolition et a des excavations afin de laisser place à des terrains vagues qui offrent de l’espace pour des hauts immeubles qui s’élèvent vers le ciel et comportent en leur sein un nombre maximal d’habitations. On pourrait aussi mentionner parmi ces mesures le fait que (puisqu’Aubervilliers fait partie de la banlieue « proche » de Paris), un grand centre commercial fut ouvert pendant notre séjour, qu’un campus universitaire soit en cours de création et qu’à cet effet une deuxième ligne de métro soit en voie d’être prolongée – alors que le transport entre Paris et des municipalité de la banlieue moins bien « reliées » (comme Clichy-sous-Bois évoquée ci-dessus) prend parfois plus de temps qu’entre Paris et Bruxelles.

Nous ne pouvons pas ressentir ces lignes de rupture isolément, et encore moins avec les multiplicités indénombrables qui avaient dès le départ retenu notre intérêt. Nous pouvons et devrions toutefois dire que, lorsque nous sommes arrivés aux Quatre-Chemins, nous étions venus avec une question. Cette question se référait aux problèmes de langue et de traduction comme expression des rapports sociaux dans les soi-disant « banlieues ». Et cette question était posée de telle manière qu’elle formait elle-même une sorte de « croisement ». Les quatre chemins qui se croisaient en elle ou plutôt qui en partaient, étaient sur un axe du monolinguisme et du multilinguisme, et sur l’autre axe, pour nous plus important, de l’hétérolingualité et  de l’homolingualité ou plus précisément avec les concepts définis par Naoki Sakai  des adresses hétérolinguales et des régimes de l’adresse homolinguale.

L’hétérolingualité des banlieues

Nous ne pouvons ici que brièvement cerner les idées fondamentales de Sakai. Le phénomène de traduction qui est central pour Sakai ne peut qu’être compris lorsqu’il est pensé à partir de l’agencement des relations sociales, liées aux « langues », dans le sens de codes existants sur lesquels les locuteurs peuvent plus ou moins bien se comprendre, mais qui ne sont pas préalablement présents. Autrement dit, la traduction ne serait pas simplement qu’un transfert de significations d’une « langue de départ » vers une « langue d’arrivée », qui serait nécessairement préparée par des spécialistes, où les conditions d’une « communication » avec une langue commune ne seraient pas garanties. Elle reposerait bien plus sur une « adresse hétérolinguale » dans l’ouverture d’un rapport linguistique qui traverse « l’une » ou « l’autre » ou plutôt de « nombreuses »  langues, et, dans chaque adresse (s’adressant à, s’orientant sur) repose sur une linguisticité virtuelle, différentielle et en quelque sorte confuse qui ne peut jamais être réduite à l’identité de l’une ou l’autre « langue », ni à l’une ou l’autre « communauté linguistique », ni à l’identité entre ces deux significations « communicantes ».  Ce n’est seulement qu’avec une certaine représentation de ce processus et grâce à cette représentation de régime couplé (de « l’adresse homolinguale ») qui agit sur lui, le module et le modélise, qu’on voit apparaître le phénomène de la traduction comme une forme d’étrange phénomène secondaire par rapport aux entités prétendument préexistantes de « langues », de «  communautés linguistiques » etc..

« L’hétérolingualité » est donc le nom d’une multiplicité non dénombrable. C’est seulement son concept opposé d’ « homolingualité » qui permet de déceler des entités ou des multiplicité de « langues ». Nous évoquons les Quatre Chemins : celui qui y séjourne essayera probablement d’identifier l’une ou l’autre langue, de compter le nombre de langues qui s’entremêlent à cet endroit, ou ensuite d’évaluer « combien » de langues les gens parlent et avec qui.  Mais même la langue française, qui se démarque ici le plus nettement de toutes les autres, est ici très loin de former une entité identique à elle-même. Toute tentative pour compter les nombreuses langues revient à compter les personnes qui par exemple se mélangent à une manifestation politique ou à une fête et dont leur multiplicité ne dépend pas nécessairement de leur nombre. Et qui voudrait donc, pour rester dans cette image, mesurer littéralement les in-nombrables tissus de relations qui confèrent à une fête ou à une manifestation leurs qualités spécifiques ?

Toutefois, nous avions emmené tout cela en tant que questionnement, en tant que proposition de mise en perspective, et nous n’allons pas non plus ici présenter une thèse sur les « langages des banlieues ». Toute proposition de mise en perspective se relie indéniablement avec des perspectives propres, avec des mises en situations spécifiques du propre intérêt. Et nous voulons ici présenter en deux points ces perspectives, ou plutôt les situations et les orientations propres à nos intérêts.

Le premier point concerne la question de l’articulation politique ou, plus concrètement, les tensions observées dans les banlieues à l’automne 2005 et la multitude de réactions publiques à ce sujet. Il n’est pas surprenant que la droite politique, en France et au-delà, aient essayé de réduire ces emeutes soit à de la violence aveugle et gratuite soit à l’expression d’une « haine de l’Occident » ethniquement ou religieusement motivée. Il est toutefois curieux que même de nombreux débats à gauche, peut-être en particulier en dehors de la France, ont semblé s’enliser dans des alternatives très abstraites, soit en se détachant de façon irritée des jeunes protestataires, soit en examinant fixement ce qu’en effet ils ne comprenaient pas mais qui semblait tout de même pour voir représenter un sujet politique au potentiel révolutionnaire. La deuxième attitude se dévoile rapidement comme une pure projection qui attribue la « vérité » à une articulation politico-sociale donnée, sans vouloir aborder l’articulation même. L’irritation concernant en revanche la première attitude n’avait rien à voir, et probablement pas de façon prioritaire, avec le fait que cette articulation reposait surtout sur le fait que des voitures et aussi dans un cas (très discuté) une école aient été brûlées ; celle-ci avait encore plus à faire avec le fait que ceux qui protestaient « n’organisaient » rien et que leur articulation n’était pas organisée selon les formes de manifestes ou de catalogues de revendications.

Nous arrivons justement ici déjà au deuxième point. En effet, en caricaturant un peu, une telle alternative aboutit à ce que soit l’articulation de la protestation possède une signification qui lui soit préalablement présente (et par conséquent qui ne devrait dorénavant plus qu’être « explicitée » avec plus ou moins de bonheur) ; soit qu’elle n’ait au contraire pas de réelle signification (ou plutôt au mieux une signification suspecte), tant qu’elle ne respecte pas la forme qui est prévue pour la production de significations politico-sociales. Dans l’un comme dans l’autre cas, il n’est alors plus nécessaire de s’occuper de l’articulation-même. Et ceci est d’autant plus étrange que les « banlieues » françaises sont justement caractérisées par une richesse exceptionnelle d’articulations et de « langues » ou plutôt de façons de parler qui  ne peuvent toutefois pas être perçues, même en mettant à part la question des langues politiques, tant que ces langues et façons de parler sont sensiblement posées sous la suspicion générale de ne pas relever du « bon » français, ou d’être au contraire cantonné à de « bonnes » langues (le long de l’axe monolinguisme/multilinguisme).

Cela concerne d’une part le domaine de l’argot et en particulier le verlan, c’est-à-dire les mots créés notamment par inversion des syllabes et dont la langue, qui s’est d’abord développée dans les banlieues de Paris, est en permanence réinventée. Nous nous limiterons à un seul exemple : le mot babtou est une variante du verlan répandue du mot toubab, qui, depuis l’époque du colonialisme est utilisé dans des parties d’Afrique de l’Ouest pour désigner les « blancs » ou les « Européens ». Cette désignation de la « signification » de toubab est toutefois peut-être déjà précipitée. Toujours est-il que Frantz Fanon rapporte dans Peau noir, masques blancs que pendant son service militaire dans l’armée française, il fut aussi compté parmi les toubabs par un tirailleur sénégalais qui se battait également pour la France, parce que malgré sa couleur de peau, en tant qu’Antillais il servait un régiment « blanc » :

« Il nous souvient de certain jour où, en pleine action, la question se trouva posée d’anéantir un nid de mitrailleuses. Par trois fois les Sénégalais furent lancés, par trois fois ils furent rejetés. Alors, l’un des leurs demanda pourquoi les toubabs n’y allaient pas. Dans ces moments-là, on arrive à ne plus savoir qui l’on est, toubab ou indigène. » (p. 44)

Et en ce qui concerne l’utilisation de babtou dans la France d’aujourd’hui, il est éclairant de lire entièrement divers forums sur internet. La signification de « blanc(he)s » figure certes ici hors discussion, mais la question de savoir qui peut être appelé comme cela, dans quelles situations et avec quelles accentuations, ne trouve pas de réponse évidente : elle ne se laisse pas saisir par des rapports d’adresse complexes. Babtou est ainsi, dans une certaine mesure, un mot « hétérolingual ». C’est un mot qui n’appartient pas vraiment à une langue codifiée. Cela ne peut pas être traduit d’une langue codifiée à une autre – et non pas seulement parce qu’il recèle une histoire spécifique et en même temps complexe, mais surtout, aussi, parce qu’il est lui-même compris, avant toute codification, dans une traduction permanente.

D’un autre coté, il convient de souligner que c’est dans des contextes précis propres au rap qu’émergèrent des langages politiques riches et très significatifs qui ont, en lien avec les événements de l’automne 2005, révélé bien des aspects de « l’articulation publique» qui manquait à certains. Ce rap qui est à la fois en rupture avec les codes traditionnels du rap français et avec les intérêts de commercialisation de l’industrie du disque est désigné comme « rap des fils d’immigrés ».[7] Il est en lien avec des groupes comme La Rumeur, Anfalsh ou Casey qui a chanté avec son famille Anfalsh.

Une première caractéristique de ce rap – à côté de ses prises de position critiques par rapport aux événements politiques actuels – est qu’il met en avant de façon programmatique la question de l’immigration, du colonialisme, voire de la « situation postcoloniale » ou de l’histoire de l’économie esclavagiste, toujours avec des références explicites aux auteurs anticoloniaux comme Aimé Césaire ou Frantz Fanon.[8] Une deuxième caractéristique (qui est encore plus reliée à la genèse du rap que celle citée en premier) est le retournement programmatique du regard :

« La révolution du rap c’est le retournement du regard. Il ne s’agit plus de la société et des médias tout puissants qui portent un œil sur l’immigration ou sur les jeunes des quartiers mais des jeunes de ces mêmes quartiers qui regardent la société et qui disent ce qu’ils en pensent. C’est un retournement de situation inouï. »[9]

Cette notion de retournement du regard est également intimement liée à une contestation de ce qu’on peut appeler les règles du discours. Le nom de groupe La Rumeur peut être compris dans ce contexte comme un bon contre-exemple à la mécanique figée du discours classique soumis à certaines conditions. Et ce contre-exemple a quelque chose à voir avec l’histoire de l’articulation du rap elle-même, où il s’agit d’une ouverture et d’un enchaînement à la « première personne du singulier ».[10] C’est-à-dire que l’objectif initial n’est pas, du moins dans un premier temps, de convaincre ou plus précisément de créer un consensus autour des déclarations du rappeur mais de moigner, de créer des articulations qui se relient avec d’autres articulations pour d’une certaine manière fusionner avec elles.

La troisième caractéristique est le fait de problématiser la question de savoir ce qu’ « est » le langage. Et cette problématisation ne s’opère pas seulement à travers l’utilisation de termes empruntés à l’argot ou au verlan, qui coexistent avec un maniement de la langue française des plus raffinées (selon la définition de l’Académie française qui depuis 1635 œuvre pour la sauvegarde de la langue française), ou avec l’inclusion évident d’autres langues comme l’arabe[11] ou les références aux langues créoles qui se trouvent chez Casey. Elle s’opère aussi parfois par des références à l’histoire de la langue française. Ainsi le groupe de rap Ministère des affaires populaires originaire de Lille (qui rappe en partie en arabe) a sorti en 2009 un album intitulé Les bronzés font du ch’ti. Le Ch’ti est, selon les concepts linguistiques dominants, un des nombreux dialectes régionaux qui sont aujourd’hui menacés de disparition du fait d’un régime d’homogénéisation linguistique nationale. Il ne s’agit cependant pas ici d’une politique de « reconnaissance » ou d’un « sauvetage » pour une mise au musée d’une langue « menacée » selon les indications de l’UNESCO. Il s’agit bien plus, selon nous, d’une défense de l’hétérolingualité qui est liée d’une part au souvenir de processus politico-linguistique de l’homolingualisation mais aussi, d’autre part, à l’affirmation du devenir du langage (en opposition à son « être »).

Rien que des mots

« Les mots sont importants » est intitulé une des interviews  avec Hamé citées  ci-dessus. Cela peut être compris par le fait que (dans une perspective liée à la politique de traduction) les mots ne sont « rien que des mots ». Nous concluons donc avec une scène issue d’un film de l’association Les Engraineurs,[12] dont nous avons parlé plusieurs fois au cours de notre workshop à Aubervilliers. Il s’agit de la scène d’ouverture d’un film intitulé Rien que des mots où il est question d’un thème classique qui est lié à la fois à la pratique et à la théorie de la traduction : la trahison.

La scène montre une élève issue d’une famille algérienne qui est convoquée par un enseignant avec sa mère à l’école (située dans le 93) pendant que son père lui cherche un mari en Algérie. La mère ne parle pas un mot de français et le professeur pas un mot d’arabe, si bien que l’élève, coincée entre deux autorités, devient l’indispensable traductrice et découvre en même temps les libertés de la traduction. Elle comprend le jeu de l’adressage qui lui impose plus de règles que de possibilités de jeux, possibilités de jeux qu’elle recherche intensément dans sa vie (que ce soit par le flirt ou par un groupe de théâtre, comme le montrent les scènes suivantes). De fait, elle ne traduit que ce que les gens veulent entendre et trahi par la même le sens réel de ce qui est dit. Le plus important est qu’elle ouvre une brèche, dont le but premier n’est pas de servir l’agression contre l’une ou l’autre des autorités mais leur suspension – avant tout pour pouvoir inventer sa propre vie.



[1] Ce n’est pas un hasard si l’Arc de triomphe parisien, monument des guerres napoléoniennes a trouvé son pendant en la « Grande Arche » qui se situe à la Défense et qui est directement relié à lui, à la fois visuellement et par un grand axe de circulation.

[2] Cf. Loïc Wacquant, Parias urbains. Ghetto, banlieues, État, Paris: La Découverte 2006; Robert Castel, La discrimination négative, Paris: Seuil 2007.

[3] Banlieue 13, France 2004, R: Pierre Morel; Banlieue 13, Ultimatum, France 2009, R: Patrick Alessandrin.

[4] La construction rappelle le vieil imaginaire bien connu du « progrès », que l’on pense seulement à l’argumentation de Hegel concernant l’esclavage.

[5] Nous souhaitons ici chaleureusement remercier l’ensemble de l’ancienne équipe des laboratoires d’Aubervilliers pour le travail de coopération et l’accueil amical : ces remerciements vont en premier lieu à Nataša Petrešin-Bachelez et Virginie Bobin qui furent nos interlocutrices directes, mais ils ne s’adressent pas moins à Grégory Castéra, Alice Cauchat, Barbara Coffy, Claire Harsany, Pauline Hurel, Anne Millet et Tanguy Nédélec pour les différentes implications personnelles tout comme pour les nombreux entretiens, conseils et soutiens.

[6]Cf. http://eipcp.net/projects/heterolingual/files/workshop1-fr. Notre remerciement chaleureux va notamment aussi à tous les participant(e)s des ateliers et en même temps aux contributions de ce numéro de transversal : d’une part bien évidemment pour ses apports mêmes, mais d’autre part, aussi, pour la disponibilité qui n’a rien d’évident, à notre égard ainsi qu’à notre collègue Boris Buden, et au-delà des segmentations, pour avoir formé une « joyeuse troupe » (Anne Querrien) dont les membres ont d’abord dû comprendre ce qu’ils avaient en commun.

[7] Hamé, membre du groupe de rap La Rumeur raconte dans une interview datée de 2010 : « Nous, on s’est clairement positionnés, on a clairement dit qu’on n’était pas les ‘beurs’ ou les ‘blacks’ des années SOS. On m’a demandé un jour comment je qualifiais mon rap, et j’ai répondu que c’était du rap de fils d’immigrés. » (http://lmsi.net/Rap-de-fils-d-immigres, page consultée le 10 avril 2013).

[8] Voir particulièrement les albums Tragédie d’une trajectoire (2006) et Libérez la bête (2010) de Casey ainsi que les albums de La Rumeur.

[9] De nouveau Hamé http://www.mouvements.info/Hors-cadre-entretien-avec-Hame.html (page consultée le 10 avril 2013).

[10] Voir la chanson « Artiste » d’Oxmo Puccino : « Devenir la première personne des singuliers / Se passe rarement de façon régulière », ainsi que le chapitre « Ring Shout » de Christian Béthune dans Le Rap. Une esthétique hors la loi (Paris: Éditions Autrement 2003, p. 18–29).

[11] Voir le texte d’Amina Bensalah et de Myriam Suchet dans cette édition de transversal.

[12] Voir l’entretien avec Sonia Chikh dans cette édition de transversal.