01 2005
Indymedia - De l'enchaînement de publics physiques et virtuels
Traduit par Yasemin Vaudable
Depuis quelques années, l'on assiste sans cesse à la production de publics au sein des mouvements mondiaux de protestation, qui ne distingue plus entre "réel" et "virtuel". Les rencontres aux divers lieux géographiques des grandes mobilisations ainsi que les réunions de préparation organisées au niveau local, d'une part, et la concentration de sites et forums internet, de listes de courriel, de chatrooms et de wikis, d'autre part, donnent naissance à un espace de communication, qui dépasse largement ce qui dans les années 80 et 90 faisait, avec beaucoup de fascination, l'objet d'une discussion sous le terme de "cyberspace" - car la fusion de l'espace virtuel et physique, du corps et de la technologie se fait beaucoup plus naturellement et fréquemment au quotidien que l'on ne se l'était imaginé.
A quoi ressemble donc cet espace de communication, quelles sont ses conditions préalables, dans quelles conditions s'ouvre-t-il et par quoi est-il limité?
Les zapatistes dessinèrent une vision pertinente lorsqu'ils annoncèrent en août 1996 leur intention de "créer un réseau de communication entre tous nos combats et résistances". Ce "réseau intercontinental de la communication alternative" devait être orienté contre le néolibéralisme, constituer un média à travers lequel les différentes résistances communiqueraient entre elles. Il chercherait à "établir des canaux permettant aux mots de voyager à travers tous les chemins de la résistance". Il ne devait pas s'agir d'une structure d'organisation, et il ne devait pas non plus être pourvu d'une direction ou d'un organe décisionnel central, ni d'ailleurs d'un commandement ou d'hiérarchies. Selon les zapatistes, ce réseau, "c'est nous tous, qui parlons et écoutons, qui le constituons."[1]
Cette intention décrit quelque chose qui n'a encore jamais existé: Une structure, dont la description comme réseau de communication rappelle certes un contre-public alternatif, sans être cependant ni un journal ni un programme radiophonique ni un site internet ou une liste de courriel. Une structure qui, de par son caractère mettant l'accent sur une organisation horizontale et décentralisée, rappelle un mouvement social sans exiger de programme homogène révolutionnaire, mais met, au contraire, l'accent sur la diversité des combats menés dans le monde entier. Il s'agit de la description d'un espace de communication dans lequel les diverses résistances contre ce que les zapatistes qualifiaient de néolibéralisme depuis 1994 formuleraient leur critique et leur pratique. Ce "réseau intercontinental de la communication alternative" apparaît comme poursuite constante des grands enquentros, auxquels les zapatistes avaient appelé au milieu des années 1990: des rassemblements de tous ceux qui se sentaient invités, des lieux d'échange et de communication dépourvu de l'obligation de parvenir à des résultats et des déclarations d'intention uniformes: un espace public, créé à travers l'échange horizontal et décentralisé permanent, auquel chacun, chacune puisse participer.
L'année suivante, dans un discours où il s'adressait à la rencontre "Freeing the Media" organisée par divers projets médiatiques alternatifs des Etats-Unis et se déroulant à New York City, le sous-commandant Marcos appela de nouveau à la création d'un réseau de médias indépendant, se référant cette fois plus précisément aux contres-publics traditionnels: le réseau devait raconter l'histoire des luttes dans le monde entier, et ainsi opposer aux mensonges des médias commerciaux la vérité des luttes sociales.[2]
Dès 2000, la spécificité de cet espace de communication quasi hybride était déjà perceptible. Naomi Klein constatait alors: "Avec ses hubs et ses spokes et ses hotlinks, sa mise en relief de l'information au lieu de l'idéologie, le mouvement reflète l'outil qu'il utilise - il est l'internet éveillé à la vie"[3]. À l'inverse, selon le groupe autonome a.f.r.i.k.a., le mouvement participe lui-même à la mise en avant de l'internet: "À une époque où la représentation médiatique est perçue comme ressource centrale (mot-clé "société de l'information"), le mouvement des People from Seattle se crée lui-même l'infrastructure lui permettant de s'auto-représenter."[4]
L'infrastructure émergeante est en même temps un espace de la représentation et de la production, un espace qui est en permanence créé par son utilisation, qui est en même temps virtuel tout en se matérialisant sous la forme des protestations dans la rue ainsi que dans le quotidien du mouvement sur place. Il se distingue des contre-publics traditionnels, peu importe si ceux-ci sont véhiculés par des médias alternatifs, des médias propres aux acteurs du mouvement ou encore des médias souverains, en ce sens qu'il rend possible, entre autre, une interactivité immédiate en temps réel, qu'il intègre à la fois des canaux de communication nouveaux et traditionnels, et qu'il présente une extension à l'échelle mondiale.
Enter: Indymedia
Un exemple tout aussi particulièrement connu que paradigmatique est le réseau mondial de sites internet d'informations alternatifs nommé "Indymedia".
Lorsque le premier "Independent Media Center" (Centre de média indépendant, CMI) avait été fondé en 1999 pour les protestations contre l'OMC à Seattle, il paraissait comme une mise en œuvre des appels zapatistes. Cela apparaît de manière encore plus manifeste, lorsque l'on dirige son regard vers le réseau des CMIs qui au terme de cinq ans compte plus de 150 sites internet sur l'ensemble des cinq continents. Comme le décrit Chris Shumway, les média-activistes qui avaient pour la première fois essayé de publier des reportages sur un site internet commun à l'occasion de la Convention Nationale Démocratique en 1996 à Chicago, s'étaient effectivement inspirés du mouvement Zapatiste. Cependant, ce ne fût que trois ans plus tard que tous les éléments étaient réunis pour la création d'un réseau de communication global, interactif: créateurs de médias alternatifs, logiciels opérationnels, ainsi que le concept d'open publishing (publication ouverte).[5]
De par son avant-plan, tout Centre de média indépendant ou "Indymedia" apparaît simplement comme un site internet de contre-public alternatif: reportages sur des protestations au niveau local et mondial, appels à des rencontres et des activités ainsi que reportages sur ceux-ci, des sujets tels que l'anti-racisme, le genre, le militarisme, les luttes sociales, la biotechnique.
La prise de position du premier CMI qui a été partiellement reprise par de nombreux CMIs renforce cette approche contre-publiciste traditionnelle: "Indymedia is a collective of independent media organizations and hundreds of journalists offering grassroots, non-corporate coverage. Indymedia is a democratic media outlet for the creation of radical, accurate, and passionate tellings of truth"[6].
Dans le cadre de toutes les mobilisations mondiales depuis Seattle, des protestations contre la Banque Mondiale à Prague aux manifestations prévues à Gleneagles en Écosse contre le sommet du G8 en 2005 en passant par le sommet du G8 à Gênes, "Independent Media Center" signifie aussi un lieu physique, une sorte de café internet alternatif situé près de l'événement protestataire, pourvu d'un accès à des ordinateurs ainsi que de la possibilité de télécharger vers le serveur des documents de son, images et textes.
Open Publishing égale Free Software
Les sites internet Indymedia se caractérisent par le système de l'Open Publishing (publication ouverte): toute personne ayant accès à l'internet peut télécharger des documents, et ce sans login, sans mot de passe ni identification quelconque. Sur la plupart des sites internet, les "postings" apparaissent immédiatement sur la page d'accueil dans ledit "newswire" ("fil d'actualité"). Ainsi la condition préalable des médias faits maison est créée. Du simple texte au clip vidéo en passant par photos et son, tout peut être non seulement produit mais aussi rendu accessible à un public en réseau.
Ce qui va déjà presque de soi à l'époque des bloggers et des connexions à large bande, la possibilité technique de télécharger divers médias vers le serveur, devait encore en 1999 être construit par les particuliers eux-mêmes. La première version de logiciel Indymedia portant le joli nom de "active" fut à l'origine mis au point pour des activistes sur place à Sydney, puis essayé avec succès dans le monde entier le 18 juin 1999 lors du "Carnival against Capitalism" (Carnaval contre le Capitalisme) qui avait été proclamé comme journée mondiale d'action, pour enfin être mis en œuvre dans le cadre du premier CMI à Seattle.
La mise en exergue du "fait maison" est caractéristique de la conception d'Indymedia et possède encore, en rapport avec la détermination d'un "code", une signification très particulière, déjà élaborée. Tous les sites internet Indymedia fonctionnent avec un "Free Software"(logiciel libre)[7], ce qui veut dire que toute personne peut consulter, utiliser, copier, divulguer et modifier en fonction de ses propres besoins les programmes qui y sont proposés. Le système Free Software est protégé grâce à une licence d'utilisation spéciale appelée GNU Public Licence. Cela garantit un accès libre au code source qui reste ainsi modifiable.
Les programmes Free Software résultent de la collaboration, pour la plupart basée sur internet, d'innombrables individus. Le perfectionnement extrêmement rapide et l'expansion du système d'exploitation libre Linux durant les trois dernières années montrent à quel point cette façon de collaborer peut être efficace. Free Software signifie une invitation radicalement ouverte à la participation, qui n'est limitée, outre l'accès à l'internet, que par la disponibilité à se familiariser avec le sujet en question et l'acceptation de certaines règles: pas de bavardage, indication de données précises, et lecture du "sacré manuel" (RTFM).
À travers l'ouverture, l'on assiste en quelque sorte à la mise en activité d'une intelligence collective, qui peut théoriquement s'étendre à travers le globe entier et pratiquement englober du moins les régions géographiques dans lesquelles l'accès à l'internet est possible ainsi que les groupes sociaux qui peuvent se procurer cet accès.
Indymedia s'est largement approprié cette approche.[8] Selon Matthew Arnison, qui a participé à la mise au point du code "active" pour Indymedia, le système de l'Open Publishing n'est rien d'autre que la suite du mode de production de Free Software: "Open Publishing égale Free Software"[9]. Le produit est un public du mouvement mondial, résultant de collaborations tous azimuts lors de la rédaction de reportages constitués d'images, de textes et de son tout comme lors de la détermination de code et du bricolage de matériel informatique et de logiciel pour serveurs et CMIs sur place.
Techniquement parlant, tout peut être publié sur Indymedia, c'est d'un point de vue politique que cette ouverture est limitée. Dans les "Principles of Unity" (principes de l'unité) du réseau, l'on peut lire : "All IMCs (...) shall not discriminate, including discrimination based upon race, gender, age, class or sexual orientation". Les contributions de nature discriminatoire peuvent être écartées du fil d'actualité d'une page d'accueil donnée, puis "cachées".
Corps et action dans l'espace virtuel
Avec leurs rapports sur des manifestations dans le monde entier, les sites internet Indymedia représentent la surface d'un réseau de communication complexe, dont la partie numérique était constituée au printemps 2003 d'environ 600 à 700 listes de courriel, d'un wiki avec plus de 600 usagers sur 2723 pages et de 70 chatrooms IRC en moyenne. S'y ajoutent les innombrables rencontres dans le cadre des protestations contre le G8, la Banque Mondiale ou l'OMC et des réunions régulières du collectif Indymedia sur place.
C'est dans ce "backoffice" numérique que s'expriment les "agencements collectifs d'énonciation" dont Maurizio Lazzarato prenait connaissance lors des manifestations de Seattle: "un mélange de corps (avec leurs actions et leurs passions) composé de singularités individuelles et collectives" et "un agencement d'énonciation, un régime d'expression constitué par une multiplicité des régimes d'énonciation (...)." Selon Lazzarato, ces agencements collectifs d'énonciation "ne s'expriment pas seulement par le langage, mais aussi par des machines d'expression technologiques (le net, les téléphones, la télévision etc.). Les deux agencements sont construits par rapport aux relations de pouvoir et de désir actuelles."[10]
Dans la pratique, la communication permanente au sein de ce backoffice numérique engendre d'étranges glissements entre l'espace virtuel et réel. Lors de la réunion nationale des centres Indymedia britanniques, l'on pouvait par exemple entendre une des participantes dire: "Me is not happy about this" (Moi n'est pas satisfaite de cela). Lors d'une conversation dans un chatroom, la phrase:
/me
is not happy about this
inscrite dans la ligne de réplique, apparaîtrait en
italique pour tous les participants de la discussion
comme suit:
xy
is not happy about this
Pour la lectrice habituée à la conversation dans un chatroom, cela signifie quasiment une indication de la régie et peut susciter des sentiments proches d'un visage mécontent. Lors d'un contact face à face, de telles indications de régie sont en fait inutiles, mais le fait qu'elles soient tout de même utilisées, montre à quel point les conventions de l'espace virtuel peuvent se manifester littéralement "en chaire et en os" pour l'utilisatrice. Le corps pratiquant le chat peut souvent réagir à des abréviations fréquemment utilisées telles que "brb" ("be right back" ou "je reviens tout de suite") ou "lol" ("laughing out loud" ou "je ris haut et fort") d'une manière similaire à celle dont il réagirait à l'équivalent en termes de langage du corps - avec déception (Pourquoi part-elle maintenant?) ou encore amusement.
Un feedback qu'une participante à la rédaction du reportage-Indymédia avait envoyé par wiki après les protestations contre le sommet du G8 à Evian en 2003 montre à quel point cette activité avait été ressentie comme une expérience physique:
"C'était passionnant, mais par moment, c'était trop, même si nous étions plus nombreux que jamais auparavant. La rapidité, l'urgence de devoir faire dix choses à la fois, un manque de détermination de structures à l'avance et de priorités nous a poussé jusqu'aux limites - pas de gaz lacrymogène pour les internautes, mais de l'épuisement après des jours accrochés à l'ordinateur, oubliant complètement les besoins physiques de base. C'était matrix. Une personne est restée en ligne pendant 36 heures. Média en direct. La dynamique de 'l'être là' s'est étendue des rues jusque dans le monde virtuel."[11]
Durant le reportage sur de grandes mobilisations le backoffice Indymedia bouillonne d'activité, et c'est à ce moment que les sites internet CMI sont le plus visités, lorsqu'il se passe quelque chose dans les rues. Des nouvelles sur les faits dans les rues sont transmises par SMS, téléphone, stream radio et vidéo, courriel et messages pour le fil d'actualité, vérifiées dans les chatrooms, résumées et rendues publiques. Les personnes se trouvant dans les rues, aux barricades ou dans les villages d'activistes sont tout autant de la partie que celles qui sont assises devant les ordinateurs. À de telles occasions, l'internet n'est plus seulement qu'un outil de communication mais exige inexorablement de la présence, tel un espace physique.[12]
Le potentiel de l'internet très loué dans les années 1990 pour le libre jeu des identités s'est traduit en une pratique quotidienne. Beaucoup de participants à la construction permanente d'Indymedia utilisent des surnoms dans les courriers électroniques, les wikis et les chatrooms, qui ne laissent pas forcément apparaître leur sexe, leur âge ou leur origine. Dans l'interaction intense, l'on apprend cependant vite comment se comportent tels ou tels surnoms, comment ils travaillent et communiquent, ce que l'on peut ou non attendre d'eux. Pour ce faire, il n'est pas nécessaire de demander les identités mentionnées ci-dessus - et parfois la surprise est grande lorsque l'on se rencontre réellement.
Vidéos - Tracts dans une nouvelle tenue?
La communication permanente à l'échelle mondiale engendre un ensemble de reportages sous forme d'image, de texte et de son à partir desquels ont été montés une série de vidéos. Comme le montre Hito Steyerl en se basant sur l'exemple de la production Indymedia Showdown in Seattle, ces vidéos ne se caractérisent pas par de l'esthétique expérimentale. Les moyens de style traditionnellement utilisés dans le film documentaire ne sont pas remis en question, des positions politiques sont représentées sous "une forme esthétique d'enchaînement dont les principes organisationnels sont calqués sur ceux de l'opposant sans se poser de question"[13]. Venant du fond, telle est la critique de Steyerl, retentit une "voice of the people"[14] (voix du peuple) non définie davantage. Il y a sans aucun doute une référence parfois quelque peu naïve à "la vérité" dans l'idéologie d'Indymedia, bien que certains CMIs se présentent de manière différente dans la définition de leur mission[15]: "Alors que les médias grand public dissimulent leurs divers partialités et alignements, nous affirmons clairement notre position. Indymedia UK ne tente pas d'adopter une position objective et impartiale: Indymedia UK affirme clairement sa subjectivité". Selon Steyerl, l'auto-représentation du processus de production dans Showdown in Seattle ne se distingue pas fondamentalement elle non plus de la production d'information telle qu'elle se fait dans les médias conventionnels. Il convient ici de faire remarquer que des différences nettes s'ajoutent au processus de production tout à fait comparable.
Des Centres de média indépendants physiques se contentent tous d'un budget minimal, le "personnel" n'est pas payé et il organise son travail lui-même. Dans ce processus de l'auto-organisation, les problèmes sont résolus de manière différente de celle dont ils le sont quand il s'agit de l'utilisation des newsrooms habituels.[16] De plus, les CMIs ne constituent pas un milieu de travail sûr comme l'a montré le plus clairement jusqu'à présent l'attaque brutale d'officiers de police lors des manifestations à Gênes en 2001. Ces deux éléments font que les Centres de média indépendants sont plus qu'un simple espace de production. En effet, leur fonction de "hub" au sein du réseau de l'espace de communication émergeant est au moins toute aussi importante, tout comme celle de station dans le processus d'appropriation de technologies, en particulier de Free Software.
Depuis Showdown in Seattle, des dizaines de vidéos-Indymédia, quelque fois irrespectueusement décrites comme "riotporn" (pornographie d'émeute) et souvent publiées quelques mois seulement après la manifestation qu'elles décrivaient, ont été tournées. Il s'agit là de l'expérimentation sur des modes de production collective. Red Zone, qui traitait de la manifestation de Gênes contre le G8, fut par exemple réalisé par des vidéo-activistes venant d'Italie, d'Irlande et de Grande Bretagne. Le processus était laborieux et conflictuel, et il se heurtait souvent aux limites d'une collaboration non-rémunérée, volontaire et non-hiérarchique entre des groupes d'orientations politiques et d'exigences esthétiques différentes.
Pour ce qui est de la fusion de l'espace numérique et matériel, les vidéos d'activisme présentent encore un autre intérêt. Depuis des années déjà, des média-activistes font des expériences avec des streams vidéo via internet en temps réel qui ne sont la plupart du temps vues que par peu de personnes sur leurs propres ordinateurs et qui sont ainsi fortement dépendantes du côté numérique du réseau de communication émergeant. Avec l'expansion croissante du vidéo-activisme au sein du mouvement mondial, une sorte de distribution vidéo décentralisée s'est cristallisée comme canal de communication supplémentaire et comme pratique culturelle. Tandis que "Red Zone" était encore vendu sur cassettes vidéo en 2002, aujourd'hui, les vidéos sont souvent téléchargées de l'internet puis (souvent sur le lieu de travail) gravé sur support DVD ou CD-Rom. En même temps, le cinéma connaît une renaissance: les screenings vidéo sont devenus partie intégrante du programme de divertissement du mouvement, du moins dans le monde occidental, tant sur place qu'également pendant les grandes mobilisations. Surtout là où la multitude du mouvement parle beaucoup de différentes langues, les images multicolores ont peut-être une fonction similaire à celle des tracts distribués dans les décennies d'autrefois: la construction d'une base commune, peut-être même plus encore, un point de référence pour une identité commune. Parfois, ils deviennent aussi l'outil d'une protestation, lorsque par exemple, comme ce fut le cas en 2003 lors du Sommet Mondial de la Société de l'Information (SMSI) à Genève, la vidéo est projetée immédiatement sur le mur de bâtiments publics. À Genève, ce fut la World Information Property Organisation (Organisation Mondiale de la Propriété de l'Information) qui dû servir d'écran de projection pour un film sur les Intellectual Property Rights (Droits de Propriété Intellectuelle).
Limites de l'espace étendu de communication
Cela signifie-t-il que nous sommes déjà en pleine science fiction, immédiatement présents à travers la médiatisation technique partout où s'étend l'internet?
Bien sûr que non. La première condition préalable à la naissance d'un public médiatisé par voie physique et numérique est un réseau social constitué de personnes et de groupes réels dans lequel certaines convictions politiques de base vont d'elles-mêmes, où certains sujets sont connus et où règne une certaine confiance. S'y ajoute la diversité des canaux de communication utilisés. Le réseau social accessible en permanence dans l'espace virtuel touche constamment aussi l'espace quotidien matériel. L'on se rencontre sur internet puis également à la maison et inversement. Les projets de voyage sont souvent annoncés via des listes courriel dans l'espoir de rencontrer des personnes que l'on connaît. Certains se connaissent déjà, s'étant rencontrés lors de diverses activités communes auparavant.
Les connaissances techniques, le matériel informatique et les logiciels sont importants, mais ils ne suffisent pas à créer cet espace. Dès l'achat de l'équipement technique, le fait d'être connecté s'avère utile. Beaucoup de collectifs CMI multiplient le nombre de leurs caméras, minidisques et ordinateurs portables à travers l'utilisation collective.[17] L'on se soutient mutuellement lors du renouvellement d'anciens ordinateurs à travers des logiciels adaptés, de la mémoire supplémentaire, des disques durs externes etc.
Bien que l'espace de communication puisse être protégé jusqu'à un certain point à travers la décentralisation des serveurs, le chiffrage et l'utilisation des fournisseurs de services internet fiables, la technique de l'information n'est pas une chose située hors du système hégémonique. Comme le montre la saisie de deux serveurs Indymédia utilisés en Grande Bretagne peu avant le début du Forum Social Européen à Londres, l'une ou l'autre partie de l'espace de communication peut très vite se voir déconnectée.[18] Encore aujourd'hui, la base juridique de cette question n'est pas claire. L'activiste Indymedia avait fait des spéculations peu après la saisie: "Il s'agit donc de la police suisse, sur un site français, transmis par un serveur en Angleterre, et enlevé par la Police Fédérale Américaine …"[19]
En résultat d'une activité ardente dans le backoffice, un groupe de presse fut immédiatement créé, et la plupart des 20 sites internet CMI concernés purent rapidement être rendus de nouveau opérationnels, du moins en partie.
La communication même est en grande partie limitée à des activités pragmatiques visant à la réalisation de projets dans le backoffice d'Indymedia. C'est lorsque les discussions politiques portent sur un besoin de décision concret qu'elles deviennent intéressantes. L'interprétation de l'auto-obligation contre toute discrimination éventuelle est constamment renégociée sur place par chaque collectif-Indymedia. Dans le cas de IMC UK, de telles discussions ont lieu régulièrement lorsqu'il s'impose de prendre une décision afin de déterminer quel article doit être écarté du "open publishing newswire" pour être marqué de la note "caché". Où est la limite entre une critique d'Israël et l'antisémitisme? Quand une blague va-t-elle au-delà de la limite du sexisme? Qu'est-ce qui est caché comme étant de la "non-information", et qu'est-ce qui est toléré?
Les limites de l'espace de communication apparaissent aussi justement à travers l'ouverture qui le rend tout d'abord possible. Chaque liste courriel est chronologiquement intégrée dans les archives, chaque courriel, chaque page sur le wiki possède le même "degré d'importance". Il n'y a pas de lieu central où des documents à caractère obligatoire soient conservés de manière sûre. Le problème de base du mouvement au sein de l'espace particulier que constitue l'internet est celui de l'orientation[20] qui est le plus facilement possible à travers le savoir créé par la collaboration. Certains textes se démarquent de l'ensemble du matériel par le fait qu'ils fassent l'objet de multiples liens. Malgré cela, le tout est tellement compliqué que par exemple une équipe de chercheurs avait pu confondre deux villes l'une avec l'autre lors d'une recherche approfondie sur cinq études de cas CMI[21].
Conclusion provisoire
Ce que les Centres de média indépendants ont de particulier réside dans la fonction qu'ils ont pour l'espace de communication des mouvements mondiaux. C'est lorsqu'il se passe quelque chose dans la rue que les sites CMI sont le plus animés, mais les reportages sur les grandes manifestations souvent précis à la minute près perdent rapidement leur actualité. C'est alors également que la fusion de l'espace physique et virtuel ainsi que des pratiques culturelles y afférentes est la plus intense. Peut-être cela constitue-t-il la contribution la plus innovatrice d'Indymedia à une alternative de public mondial: "établir des canaux permettant aux mots de voyager à travers tous les chemins de la résistance".
Des canaux constitués de logiciel ainsi que de l'utilisation compétente du vieux matériel informatique bon marché, de largeur de bande et de serveurs provenant de dons, de sites internet régulièrement mis à jour. La combinaison de protestations, une idéologie de l'ouverture et des logiciels libres font apparaître un espace public qui ne se laisse pas limiter ni au hype internet ni au primat inconditionnel de la rue, et dans lequel l'événement n'est plus dissociable de sa représentation: "Les signes, les images, les énoncés jouent un rôle stratégique dans ce double devenir: ils contribuent à faire surgir les possibles et ils contribuent à leur réalisation."[22]
Cela
est rendu possible à travers la manière naturelle et
engagée dont des média-activistes, des programmateurs
de logiciels, des manifestants s'approprient de nouvelles
technologies en tant que partie intégrante de leur environnement
matériel quotidien tout comme en tant que moyen de communication
à travers et au-delà de la moitié du globe, sans trop
se préoccuper de la séparation que cela implique la
plupart du temps entre "virtuel" et "réel".[23]
Cette omniprésence dans laquelle des faits et activités
locaux se transforment en thèmes globaux, correspond
à une affirmation d'Antonio Negri et de Michael Hardt,
que souligne Gerald Raunig: "Partout
l'Empire peut être attaqué, à
n'importe quel endroit. C'est une des affirmations
les plus fortes dans Empire: qu'il ne doit pas y avoir d'enchaînement horizontal des luttes
pour attaquer l'Empire. Au contraire: lorsque les mécanismes
du pouvoir fonctionnent sans centre et sans contrôle
central, il devrait aussi être possible de l'attaquer
depuis n'importe quel endroit et partant de n'importe
quel contexte local ".[24]
[1] Cité dans: Ruggiero, Greg. Microradio and Democracy: (Low) Power to the People. New York: Seven Stories Press, 1999, p. 43.
[3] Cf. dans Katharine Viner: "Hand-to-brand-combat" dans: The Guardian, 23.9.2000.
[4] Autonome a.f.r.i.k.a Gruppe: Stolpersteine auf der Datenautobahn. Politischer Aktivismus im Internet. Pré-impression dans: ak n° 490 / 17.12.2004.
[5] Cf. Chris Shumway: Participatory Media Networks: A New Model for Producing and Disseminating Progressive News and Information, 2001. Online: http://chris.shumway.tripod.com/pmn.htm
[7] Pour la définition de Free Software, cf. en ligne: http://www.gnu.org/philosophy/free-sw.de.html
[8] Plus d'informations sur les liens entre Indymedia et le mouvement de Free Software chez Biella Coleman: Indymedia's Independence: From Activist Media to Free Software. En ligne: http://journal.planetwork.net/article.php?lab=coleman0704&page=1
[9] Matthew Arnison: Open Publishing is Free Software. Rédigé en mars 2001. En ligne: http://www.cat.org.au/maffew/cat/openpub.html
[10] Maurizio Lazzarato: Lutte, événement, médias, www.eipcp.net/transversal/1003/fr/fr
[12] Cf. Marion Hamm: A r/c tivisme dans des espaces physiques et virtuels, www.eipcp.net/transversal/1203/hamm/fr
[13] Hito Steyerl: L'articulation de la contestation, www.eipcp.net/transversal/0303/steyerl/fr
[14] Steyerl traduit "the voice of the people" comme "Stimme des Volkes" (voix du peuple). Dans cette expression l'on peut cependant également entendre "la voix des gens simples ou ordinaires".
[15]Cf. à ce sujet Sara Platon, Mark Deuze: Indymedia journalism. A radical way of making, selecting and sharing news? Dans: Journalism 4 (2003), p. 336-355, ici p. 345.
[16] Les différences et similitudes entre la production d'information chez Indymedia et celle du journalisme traditionnel furent exposées en détail par Platon et Deuze, cf. ibid., p. 350
[17] Cf. From Indymedia UK to the United Kollektives, Dans: Media Development 4 (2003), pp. 27 et suivante. En ligne: http://www.indymedia.org.uk/en/2004/12/302894.html
[18] Cf. Ahimsa Gone and Returned: Responses to the Seizure of Indymedia Harddrives, 09.11.04, En ligne: http://www.indymedia.org.uk/en/2004/11/300886.html
[20]Cf. concernant l'orientation sur l'internet: Stolpersteine auf der Datenautobahn, op. cit.
[21]Jankowski et Jansen considèrent IMC Oxford et IMC UK comme des sites internet séparés bien que tous deux utilisent la même banque de données, et fixent la date d'ouverture d'IMC Oxford à quelques mois après celle d'IMC UK. Comme IMC Oxford n'a été mis en ligne qu'en juin 2003 après la migration de tout le site IMC UK Webseite vers un logiciel plus récent, il est probable qu'il se soit agit d'une confusion avec Indymedia Bristol, qui avait effectivement été fondé séparément de IMC UK en septembre 2001 déjà. Cf. Nicholas W. Jankowski , Marieke Jansen: Indymedia: Exploration of an Alternative Internet-based Source of Movement News. Document de conférence. 2003.
[22] Cf. Maurizio Lazzarato: Lutte, événement, médias, op. cit.
[23] Cf. Marion Hamm, Michael Zaiser: com.une.farce und indymedia.uk - zwei Modi oppositioneller Netznutzung. Dans: Argument 238, p. 755-764.
[24]Cf. Gerald Raunig: Here, There AND Anywhere. Online: http://www.eipcp.net/transversal/0303/raunig2/en