06 2003
La inseguridad vencerá. Activisme antiprécaritaire et Mayday Parades
Traduit par Yasemin Vaudable
"We
are the precarious, the flexible, the temporary, the
mobile. We're the people that live on a tightrope, in
a precarious balance, we're the restructured and outsourced,
those who lack a stable job, and those who are overexploited;
those who pay a mortgage or a rent that strangles us.
We're forced to buy and sell our ability to love and
care. We're just like you: contortionists of flexibility."
("Mayday,
Mayday! Les precàries i precaris es rebel.len",
Manifiesto convocatoria Barcelona EuroMayDay 004)[1]
Un touriste australien qui avait investi ses épargnes dans un tour du monde d'un an m'a raconté dans un bar à Barcelone qu'il était en Inde juste au moment où le forum social se déroulait à Mumbai et qu'il arrivait au bon moment pour assister à présent au même événement à Barcelone. Selon lui, c'était formidable que les idées de paix et de conciliation se répandent dans le monde entier.
Ainsi un des objectifs les plus importants des organisateurs du "Forum 2004" à Barcelone – lors de la phase préparatoire, ce dernier portait encore le nom plus fleuri "Universal Forum of Cultures" – était déjà atteint, avant l'ouverture même du forum: à savoir, celui de profiter, au niveau des relations publiques, de l'allusion aux forums sociaux couronnés de succès et s'inscrivant dans le cadre de la critique de la globalisation non seulement à Porto Alegre et Mumbai, mais aussi, au niveau européen, à Florence et Paris. Cette fraude sur les étiquettes fut soutenue par un programme impénétrable pendant tout l'été, une présence tout aussi impénétrable de nombreuses célébrités et une triade notionnelle qui sonne à l'oreille comme un Best-of des slogans de mouvements sociaux que le néolibéralisme s'est approprié: "diversité culturelle", "durabilité", "paix". Les petits défauts des labels conceptuels si chantants étaient les suivants: la diversité culturelle a ici principalement lieu aux niveaux représentationistes du spectacle culturel, tandis qu'en même temps, peu avant le forum, la diversité des maisons locales autonomes et occupées fût réduite; la durabilité consiste en le fait qu'un immense projet de construction soumette tout un quartier à la gentrification par le délogement de milliers de gens qui y vivent; et la paix est célébrée sous l'égide de quelques sponsors gagnant leur argent entre autre grâce à des technologies militaires. Alors que les forums sociaux sont des tentatives précaires de rendre plus que possible un autre monde, le forum de Barcelone est une tentative de transformer la réalité actuelle du capitalisme différentiel en une grande histoire de succès de la coexistence de cultures.
Cependant, surtout à Barcelone il existe aussi un contre-public, qui ne laisse pas sans opposition cette appropriation néolibérale tant de l'espace urbain que discursif.[2] Peu avant le forum, des icônes célèbres du mouvement mondial, telles qu'Antonio Negri ou Naomi Klein, qui avaient refusé de participer au forum furent invitées par des opposants de ce dernier à thématiser, en collaboration avec des activistes, des contre-stratégies tant au niveau global que local.[3] Avant, à côté et outre cela, il y eut de nombreuses petites rencontres de mise en réseau traitant de questions tactico-politiques. Cependant, ce fût surtout une manifestation établissant un lien entre les protestations locales contre le forum et le thème plus général de la précarisation du travail et de la vie, qui remporta le plus grand succès et fût le sommet des protestations: inspiré par les May Day Parades de Milan[4] couronnés de succès, la pratique radicale de manifestation du 1er mai fut de nouveau adoptée et une grande May Day Parade fut organisée contre la précarisation de la vie.
"We're the precarious – the hidden face of Forum 2004"
Le forum fut marqué des termes de "fascismo postmoderno" sur des posters et sur un immense transparent de manifestation. Tout en dépassant peut-être, d'un point de vue notionnel, son objectif de manière un peu problématique, sans aucunement être irréfléchie pour autant[5], cette formulation entend indiquer les aspects totalitaires du capitalisme différentiel. "Les précaires" fonctionnent dans ce contexte comme la créativité rendue invisible non seulement derrière le forum de Barcelone, mais aussi, en général, dans un contexte biopolitique dans lequel la mainmise insécurisante sur tous les domaines de la vie s'impose toujours plus au-delà de la sphère du travail. Alors qu'au 1er mai la socio-démocratie et les syndicats poursuivent leur rituels dans toute l'Europe tout en continuant aussi au passage d'exercer la propagande cynique du "plein emploi", tandis que d'autre part des partis écologistes essaient de créer à cela un contre-poids dichotomique avec la "journée des chômeurs" le 30 avril, l'évolution de la réalité de l'emploi et du chômage, elle, est depuis un bon moment déjà, allée plus loin; vers un monde dans lequel non seulement les notions de travail et de chômage deviennent floues sous d'innombrables formes intermédiaires et disparaissent, mais aussi dans lequel les formes et les stratégies de la résistance doivent être réinventées.
Reclaim the Walls!
Le soir du 1er
mai,
près de dix mille manifestants défilèrent depuis la
place centrale de l'université à travers la ville jusqu'à
la plage de Barceloneta: des sans-papiers et des migrants,
des autonomes, des activistes politiques de syndicats
et de partis de gauche et d'extrême gauche, des activistes
artistiques, des travailleurs précaires et cognitifs
de toutes sortes, qui sont justement en train de s'exercer
à s'appeler precari@s. Telle une variante accélérée
de la pratique dite Reclaim the Streets, un courant
de personnes traversa le centre-ville de Barcelone en
dansant, scandant et peignant. Ce courant laissa derrière
lui – c'est ce que dirait la presse à scandales – une
trace de dévastation à travers la ville. Cependant,
il ne s'agissait pas des rituels antiglobalistes habituels
de la désinhibition et de la transgression comme par
exemple dans le cas du "dévitrage" des filiales
de banques – cela se produisit aussi à Barcelone, mais
que comme phénomène marginal– ou des émeutes entre militants
et officiers de police.[6]
La réappropriation de la rue se fit ici surtout comme
un réarrangement de l'agencement complexe constitué
de corps et de signes sur un terrain où l'action et
la représentation s'entremêlent.[7]
À
une vitesse époustouflante, les parties des rues parcourues
par les manifestants se transformèrent en zones couvertes
de peintures. Sous la protection de la manifestation,
la ville fut plongée dans une mer de signes: des graffitis
au pochoir, des slogans politiques, des affiches, des
auto-collants, des adresses de sites Internet, des inscriptions
sur les passages piétons, des peintures murales contextualisantes
accompagnées de commentaires ci et là par des actions
performatives. L'expansion de la créativité, la diffusion
de l'artistique dans la société du capitalisme cognitif
riposta ainsi de nouveau: tout comme les logos et les
écrans du Corporate Capitalism, qui uniformisent de
manière différenciée les centres-villes, doivent leur
existence à la créativité d'une multitude de travailleurs
cognitifs, la créativité – exercée aux boulots – se
répandit à présent en tant que réponse à travers ces
logos et ces écrans des zones urbaines de la consommation:
par les vitrines, les lumières des villes, les rolling-boards
et les écrans LED tout comme sur les murs des maisons
et les chaussées.
Les
peintures sur les displays urbains, qui devaient d'ailleurs
marquer le paysage urbain même plusieurs jours après
la manifestation, ne rappelaient ni par leur forme ni
par leur contenu la propagande politique habituelle
de vieux style. En tant que généralisation
du street art des sprayers et taggers, ce fut un mélange
d'adbusting, de cultural jamming
et de propagande politique se montrant contemporaine
qui se manifesta. Alors que les partis traditionnels
d'extrême gauche traînaient autrefois tous uniformément
avec eux toujours les mêmes slogans, l'indication d'une
simple adresse de site Internet s'avérait ici parfois
suffisante.
"Precariousness is what we live, flexicurity is what we want"
Parallèlement
à la diversité des formes-signes, ce sont aussi la non-univocité
et le caractère contradictoire des significations de
la notion-clé de "précarité" qui frappent
l'oeil. La formulation du Mayday "capitalisme és
precariat", par exemple, est à comprendre comme
introduction analytique et ambivalente de la notion
de précarité en tant que définition de la forme de société
actuelle capitaliste. Par opposition à d'autres formulations
– plus univoques – telle que "Contra el sistema
i la precarietat", la notion ambivalente de précarité
fait en même temps référence à l'insécurisation non
auto-déterminée de tous les domaines du travail et de
la vie ainsi qu'à la découverte éventuelle de nouvelles
formes de résistance et à la possibilité de se former
à nouveau en tant que "précariat", "cognitariat",
"affectariat". Pour reprendre les termes de
l'activiste et théoricien de médias Bifo: "l'auto-organisation
du travail cognitif est le seul moyen de dépasser un
présent psychopathique."[8]
Par
conséquent, si nous vivons – tel que cela a été formulé
dans le manifeste du Mayday – la "précarité",
cette expérience comprend également en son sein l'exigence
de "flexicurité": des sécurités et des droits
en plein milieu de la flexibilité, de l'insécurité.
Et puisque la précarisation imposée de l'extérieur et
la précarisation auto-déterminée se croisent très souvent,
c'est aussi justement cette pratique de la résistance
manoeuvrant à partir d'un terrain incertain qui est
adéquate. C'est pourquoi, dans le cadre de la Mayday
Parade, l'on plaça à côté de l'entrée d'une compagnie
d'assurances la mise au point: "La inseguridad
vencerá".
[2] Cf. à ce sujet http://fotut2004.org
[3] Cf. aussi Gerald Raunig, La double critique de la parrhesia, http://eipcp.net/transversal/0504/raunig/fr
[4] La May Day Parade fut d'abord "inventée" à Milan et se déroula en 2004 en tant que Euro Mayday à Barcelone et Milan – apparemment, il y eut également des manifestations dans le Sud de l'Italie et à Dublin. Mis à part le foisonnement de l'idée, ce fut surtout la tentative d'organiser et de mobiliser ensemble au-delà des frontières géographiques et linguistiques. Malgré les conflits qui se répandirent ici aussi au sein même de la gauche, l'on aboutit quand même à la création d'un site Internet commun http://www.euromayday.org/ et – jusqu'à un certain point – à la rédaction collective du journal du Mayday, qui parût en deux versions, en italien et en espagnol/catalan.
[5] Cf. à ce sujet les réflexions du philosophe Santiago López Petit publiées dans le magazine paru à Barcelone/Madrid au sujet de la Mayday-Parade: "Forum 2004: el fascismo postmoderno"
[6] Ce n'est qu'après la fin officielle de la manifestation qu'il y eut des blessés et des arrestations suite à une tentative d'occuper un commissariat de police. Pendant la manifestation, la police était pratiquement invisible à l'exception du fait que le cortège de manifestants fût sans cesse survolé par l'hélicoptère.
[7] Cf. Maurizio Lazzarato, Lutte, événement, médias, http://eipcp.net/transversal/1003/fr/fr
[8] Franco Berardi Bifo, Que signifie l'autonomie aujourd'hui? Le capital recombinant et le cognitariat, http://eipcp.net/transversal/1203/bifo/fr