07 2002
L'art de se rendre coupable est la politique de résistance. Transgression dépolitisante et hybridation émancipatrice
Traduit par Francisco Padilla
Lorsque nous discutons la question de la dite résistance hybride, nous nous montrons à nous mêmes être, tout d'abord, des vrais enfants de nos temps (postmodernes). En effet, que pouvons-nous faire d'autre, en tant qu'intellectuels de gauche, qui nous trouvons déjà dans la large région frontalière entre l'art/culture et la politique ne fut-ce que pour des raisons professionnelles ? Fonder un parti ? Développer une idéologie cohérente et suivre les instructions pour son application pratique politique ? Ou bien, simplement joindre les forces politiques et idéologiques des démocraties parlementaires réellement existantes et lutter pour le pouvoir dans les Etats-Nations respectifs ?
Quant à ce dernier choix, nous sommes trop gauchistes, et quant au reste, trop postmodernes. Cela signifie que nous ne pouvons pas simplement accepter ce qui est donné, tel quel. Nous ne pouvons même pas percevoir cette réalité existante sans vouloir la changer. C'est cela qui signifie encore être de gauche. Cependant, ce monde devant être changé pratiquement, ne peut plus être compris nulle part comme une totalité sociétale homogène. Et il est encore moins possible que notre volonté soit fondée sur une subjectivité cohérente. Encore pire : il n'y a même plus de " nous ". Il a été depuis longtemps brisé en une multitude d'identités sociales fragmentées, qu'aucun appel idéologique ou action collective ne peut transformer en un sujet unifié pour changer le monde. Même un ennemi commun n'est plus d'aucun secours. L'ère (classiquement moderniste) des logiques binaires est finie. Il n'y a pas de " nous " qui puisse être constitué de l'opposition contre un " eux ", pas de soi contre un " autre ", pas de dedans contre un dehors. En ce qui concerne les conflits sociaux et les luttes politiques d'aujourd'hui, il n'y a plus aucun antagonisme ferme dans lequel tous les autres conflits puissent être enracinés. Finalement, la scène de ces conflits est également devenue indéfinissable. Personne ne peut séparer l'espace du politique de la sphère de la culture autrefois autonome, ni prendre à part ces deux sphères et le champ de l'économie les unes de l'autre.
Tout cela signifie vivre " dans la condition post-moderne ". Et ces circonstances sont assez bien décrites par le terme hybridité. Notre expérience historique actuelle peut difficilement faire sans le concept, et n'a, d'ailleurs, pas non plus à le faire. Sa valeur descriptive est aujourd'hui incontestable. Pourrait-on seulement avoir recours à la vieille croyance d'une identité homogène et originaire et à l'essentialisme des sujets sociaux ? Cela semble tout aussi improbable qu'innécessaire.
C'est notamment la dite situation post-coloniale qui semble s'être bien arrangée avec le concept d'hybridité. Le monde des migrations post-coloniales, des diasporas séparées de leurs origines culturelles et dispersées partout dans le monde, ainsi que leurs pays d'origine, qui ont été fondamentalement changés par la colonialisation, est devenu, à l'age de la globalisation radicale, un monde de mélange et de dislocation, un monde de mimétisme et d'ambivalence, d'identités brisées, en bref, un monde d'hybridation culturelle par excellence. Nous ne sommes pourtant pas concernés par une description de ce monde, mais plutôt, par sa transformation. Notre question se rapporte en réalité à ce que l'idée d'hybridation peut accomplir à cet égard, à savoir, quels sont ses potentiels politiques et émancipateurs.
Tout d'abord, l'hybridité peut être saisie comme un facteur d'harmonisation sociale. Là, où des différences culturelles, raciales et ethniques menacent de catapulter la société vers un état chaotique de conflits sans fin, l'hybridation promet de renforcer la cohésion sociale. Avec une sorte de fusion ou de synthèse, il est espéré que ces conflits, pour ainsi dire, pourront être domestiqués, rendus plus supportables, et par conséquent, amalgamés dans le tout de la société. En un sens politique et idéologique, cette vision correspond à ce que quelques auteurs appellent " hybridisme libéral " [1].
Le concept d'hybridité est géré d'une manière assez différente dans les théories culturelles post-coloniales. Bien que le processus d'hybridation culturelle soit regardé de manière aussi positive qu'au sein de l'hybridisme libéral, cela est dû à des raisons opposées. Les théoriciens post-coloniaux [2], ne considèrent pas l'hybridité comme facteur d'harmonies sociales, mais plutôt, comme une force de subversion (émancipatrice). Au lieu de résulter en une happy fusion des différences, l'hybridation empêche la tentative identitaire de se constituer elle-même de manière essentialiste et de s'établir comme une totalité libre de contradictions. De cette manière, la signification socio-critique des différences, qui a été complètement négligée par les libéraux, est représentée dans le criticisme culturel post-colonial. Ici, l'hybridité a une connotation politique critique sans aucune ambiguïté.
L'approche anti-essentialiste, l'accent mis sur l'incomplétude nécessaire et sur le caractère antagoniste de chaque formation identitaire, non seulement révèlent l'enracinement théorique des Postcolonial Studies dans le post-structuralisme, mais témoignent également de leur affinité politique, de leur proximité avec les théories de la gauche post-marxiste et néo-gramscienne, qui cherchent le médium réel du changement social dans et autour du concept d'hégémonie. Dans ce contexte, l'hybridité est censée ouvrir un nouvel espace pour l'émancipation humaine générale et lui donner une nouvelle chance.
Or comment l'hybridation émancipe-t-elle réellement ? Tout d'abord, en remettant en question les identités culturelles et sociales déjà établies et en les subvertissant, pour ainsi dire, de leur intérieur. C'est précisément ce qui est exclu de la constitution d'une identité comme son dehors ou son autre et qui est alors socialement marginalisé ou oppressé, qui revient à travers l'hybridation à l'intérieur de cette identité, et par conséquent, change de manière décisive son " essence " [3]. L'effet émancipateur de ce " retour de l'exclu " ne doit pas être trouvé dans une simple inversion du dualisme hiérarchique entre blanc et noir, colonisés et colonisateurs, centre et périphérie, etc. Au lieu de cela, c'est le caractère binaire des rapports de pouvoir culturellement articulés qui est -par le biais de cette transculturation transgressive- résilié une fois pour toutes. Pour la même raison, la résistance contre les racismes, les nationalismes, les fondamentalismes, etc., ne prend pas place le long de la ligne de front entre les sujets de libération et les sujets d'oppression, mais plutôt, par le biais d'une transgression irrésistible des lignes de frontière entre des identités établies, qui sont simultanément des lignes d'exclusion et de subjugation. Au lieu d'attaquer ces lignes frontalement, à partir de leurs dehors exclus, l'hybridation sape même les identités les plus rigides dans leur noyau dur, elle fait que leurs mécanismes d'exclusion sont bloqués dans leurs propres contradictions, et active leurs potentiels d'inclusion refoulés. Les identités ne sont pas des blocks monolithiques de glace qui pourraient être cassés à l'aide d'une attaque frontale, mais elles sont plutôt comme la pâte à levure : à travers des processus d'hybridation, elles grandissent et se surpassent elles-mêmes, jusqu'à ce que leurs formes deviennent méconnaissables. [4]
Mais qu'arrive-t-il au potentiel d'émancipation et à la résistance qui est invoqué avec l'hybridité, lorsque nous le transférons du débat de l'identité (culturelle) vers le champ de l'activisme de gauche, à savoir, là où l'on essaie de résister concrètement à la pression croissante de la droite conservatrice ou des politiques racistes ? Ici aussi, le concept d'hybridité est évidemment appliqué de manière descriptive. Cependant, s'agit-t-il de plus que d'un simple nom pour l'hétérogénéité de nos initiatives activistes et de nos groupes d'intérêt sociaux ? Est-ce qu'un entrelacement mutuel des pratiques artistiques et des initiatives politiques (de gauche) mène automatiquement à une nouvelle forme d'émancipation -précisément hybride- ? Et si oui, comment ?
Aujourd'hui l'on ne peut pas parler d'un effet subversif du franchissement de la frontière entre les champs de l'art et de la politique. Comme il a été mentionné ci-dessus, les lignes frontalières entre les sphères de la culture, la politique et l'économie, considérés autrefois comme étant autonomes, sont de toute façon en processus permanent de glissement dans nos temps postmodernes. En d'autres mots, ce mouvement dépasse des frontières qui ont déjà été mises en marche. La création des dites Zones Autonomes Temporaires -également une forme hybride et carnavalesque de l'espace social- en tant que sphère de transgression désinhibée, où la volonté de liberté est débridée de manière plaisante et où les expérimentations sociales peuvent être mises en pratique sans responsabilité ou risque, promet tout aussi peu. Le système existant peut mieux que jamais tolérer des suspensions temporaires. Il n'est en effet plus fondé sur des hiérarchies stables et sur une autorité répressive qui pourrait se sentir défiée de cette manière. Le pouvoir ou plutôt, les formes actuelles de domination sont tout aussi fragmentées, plurielles, hybrides, en un mot, tout aussi flexibles que les forces qui les attaquent. [5]
L'hybridation toute seule, telle qu'elle prend place de manière indubitable à l'intersection entre l'art et l'activisme politique de gauche, ne résulte pas en la libération. Pour cette raison, elle ne devrait pas non plus être stylisée comme une fin émancipatrice pour elle-même. De l'autre côté, il semble pourtant inévitable que la résistance soit devenue hybride. Pourquoi ? Parce que les intérêts de l'émancipation ne peuvent plus être articulés sous la forme des politiques démocratiques d'aujourd'hui ; parce qu'il n'y a plus aucun usage pour la liberté de l'art dans l'art lui-même, de manière qu'elle puisse vagabonder dans l'ensemble de l'espace social ; et finalement parce que l'émancipation est à nouveau plus urgente que la politique et plus belle que l'art. Aussi longtemps que les deux s'entremêlent à cause d'elle, l'hybridation a une signification. Mais de nouveau : non pas comme moyen de l'harmonisation ni pire encore, comme garantie comfortable d'être inattaquable ; par exemple dans le sens de Patti Smith : " I am an artist and I am not guilty ". La résistance hybride ne doit pas devenir une zone de repli sécurisée pour ceux qui sont en révolte, un espace illusoire d'une innocence originelle. Doit-on rester éternellement innocent à la face de son propre Etat-Nation et son système parlementaire tournant à vide, à la face des valeurs libérales-démocratiques canonisées, bref : à la face de la démocratie telle qu'elle existe ? Ceux qui doivent déjà expier maintenant, ont bien le droit de se rendre aussi coupables. N'est-ce pas ?
[1] Voir Ien Ang,
On not speaking Chinese. Living betweeen Asia and
the West, Londres/New-York, Routledge, 2001. Ang
explique l'idée de " l'hybridisme libéral
" avec un cas concret, spécifiquement la
conviction d'une part du public australien que les dits
mariages interculturels et l'hybridation résultante
de la nation australienne constituent la meilleure protection
à l'encontre d'un pays transformé en un
champ de bataille de " tribus en guerre ".
L'auteur elle-même ne croit pas à l'effet
d'harmonisation de l'hybridation. Même si celle-ci
apparaît comme une alternative progressiste au
nationalisme blanc, " la vision rose d'un
melting-pot de l'hybridisme libéral "
simplifie à l'excès la situation réelle,
obscurcit les relations de pouvoir, et mène ainsi
à l'impasse de la dépolitisation. ",
p. 195. et p. 197.
[2] Des auteurs tels que Stuart Hall, Paul Gilroy, Homi Bhabha, etc.
[3] Cela est le cas,
par exemple, avec ce que Hall et Gilroy appellent le
" Black British ". A travers l'articulation
d'une position de blackness à l'intérieur
de l'identité nationale, la définition
blanche essentialiste et exclusiviste de cette identité
est subvertie. L'identité britannique se révèle
comme une formation nécessairement impure et
plurielle, qui ne peut plus dénier sa propre
blackness.
[4] Ce n'est pas
tout le monde qui peut s'identifier avec les promesses
émancipatrices de l'hybridation. Pour Jonathan
Friedman, par exemple, la différence entre une
compréhension hybride et une compréhension
essentialiste des identités est primairement
une différence de positions sociales. Il soutient
que ce seraient tout d'abord les pauvres et les masses
privées des droits qui se cramponnent le plus
à leurs identités essentialistes -spécialement
ethniques-, tandis que l'identification hybride serait
typique de l'élite culturelle, politique et intellectuelle
qui, grâce à ses privilèges de classe,
est capable de s'offrir un cosmopolitisme hybride. (cf.
Jonathan Friedman, " Global Crisis, the Struggle
for Cutural Identity and Intellectual Porkbarreling
: Cosmopolitan versus Locals, Ethnics and Nationals,
in an Era of De-Hegemonisation ", in : Pnina
Werbner et Tariq Modood (Ed.), Debating Cultural
Hybridity, Londres/New Jersey : Zed Books 1997.)
[5] Le criticisme de Hardt/Negri concernant les théories postmodernes et post-coloniales -et par-là, aussi leur criticisme vis-à-vis du concept d'hybridité-, met l'accent sur ce point : " Le pouvoir à évacué le bastion qu'ils sont occupés à assiéger et les a encerclés par l'arrière pour les rejoindre lors de l'assaut au nom de la différence. " (Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Cambridge/Massachusetts/Londres, Harvard University Press, p. 138.)