09 2025
Ergothérapie, vagabondage et soins instituants
Traduit de l'anglais par Anne Querrien
François Tosquelles est né à Reus, au sud de Barcelone, en 1912. Il a connu l'expansion révolutionnaire et décentralisée des soins psychiatriques en Catalogne depuis la fin des années 1920. Les personnes ayant besoin de soutien étaient prises en charge par des cliniques ambulatoires, proches de leurs amis, familles et voisins, et n'étaient admises à l’hôpital psychiatrique qu'en cas de nécessité. À cette époque, la Catalogne disposait d'une forte organisation anarcho-syndicaliste et coopérative, qui influençait également les pratiques psychiatriques comarcales.
Pendant la Seconde République, de 1931-1936, l'Espagne a offert un refuge à de nombreux juifs persécutés par les fascistes et les nationaux-socialistes, dont des psychiatres et des psychanalystes de Vienne, de Berlin, de Budapest et de Prague. Tosquelles qualifie la ville de Barcelone de « petite Vienne ».
Les psychiatres catalans ont tenté de maintenir les soins décentralisés pendant la guerre civile espagnole de 1936-1939. Tosquelles a été chargé de maintenir la structure cormarcale au front, à Almodóvar del Campo à l'âge de 26 ans seulement. Les médecins bourgeois ayant peur de la folie, les soins décentralisés sont mieux assurés par les paysans, les pasteurs, les religieuses et les travailleurs du sexe, qui ont l’habitude de la relation à l’autre. Tosquelles est engagé politiquement dans le petit parti révolutionnaire catalan POUM, où il côtoie les combattants.[1]
Franco annonce sa victoire en juillet 1939, beaucoup fuient, Tosquelles seulement en septembre –la Seconde Guerre mondiale commence. Arrivé en France, Tosquelles est assigné à résidence au camp de réfugiés de Septfonds. En trois mois, lui et son ami Jaime Sauret, parviennent à mettre sur pied un service psychiatrique improvisé.[2] La baraque psychiatrique doit être située à la périphérie du camp et avoir deux portes, selon les conditions qu'il a données au commandant du camp. L'une des portes doit mener du camp à la baraque et l'autre de la baraque à la liberté. Car, selon Tosquelles, « il est plus facile de s'évader d'un camp de concentration en passant par un service psychiatrique que de le faire directement ».[3] La rumeur se répand dans la région jusqu'au directeur de l'hôpital psychiatrique de Saint-Alban, en Lozère, qu'un psychiatre spécial séjourne au camp de Septfonds et le préfet donne à Tosquelles l'autorisation de travailler à Saint-Alban, d’abord seulement en tant qu'infirmier. Nous sommes en janvier 1940 et en juin l'Allemagne nazie occupe la France.
Tosquelles possède déjà une profonde expérience de la psychiatrie expérimentale et d'improvisation ainsi qu'une connaissance approfondie de diverses approches psychiatriques internationales. Nombre de ses expériences se sont déroulées au milieu des « bouleversements sociaux généraux » de l'Europe depuis 1936.[4] En psychopathologie, les « expériences catastrophiques de fin du monde » sont souvent celles que racontent les personnes souffrant de schizophrénie. Lorsqu'il arrive à Saint-Alban au début de l'année 1940, il parle de renasce, renaissance qui dépasse l'expérience de la catastrophe, « où l'on pourrait devenir autre, sans cesser d'être soi-même ». Ce devenir implique la mobilité et l'errance, « la capacité à s'exiler » et le « dépassement de situations plus ou moins fermées ou supposées fermées ».
En raison de l'occupation de la France par l'Allemagne hitlérienne, de nombreuses personnes fuient vers le sud de la France, dans la Zone libre. Paul Balvet, le directeur de Saint-Alban, ouvre l'asile pour accueillir des réfugiés, ce qui, selon Tosquelles, est « plus que de la charité » – car cette activité a « un grand impact sur l'hôpital ». Le vécu de nombreux réfugiés pénètre l'asile : « une vie grouillante, une atmosphère de catastrophe et l'omniprésence de la souffrance qui rendait la folie la plus authentique presque ridicule face à la panique générale. »[5]
L'accueil des réfugiés et la clandestinité des personnes persécutées montrent que de nombreux acteurs de Saint-Alban ne veulent pas considérer l'asile psychiatrique comme une institution fermée où l'on diagnostique une folie individualiste qui peut être enfermée à l'écart d'une supposée normalité extérieure. Pour y parvenir, l'institution elle-même doit être comprise et maintenue comme un « lieu ouvert ». « Le fait qu'un lieu soit ouvert ou fermé ne dépend pas seulement des murs. Il est ouvert à (l'environnement), à la vie réelle », écrit Tosquelles.[6]
En 1940, Saint-Alban est une institution de 600 patients qui est déjà en train de se réformer.[7] Joana Masó rappelle que certaines femmes ont fait avancer ce processus. Germaine Balvet, tout comme son mari, le directeur de l'asile, travaillait comme psychiatre à Saint-Alban, bien que de manière informelle.[8] Elle avait déjà traité des relations sociales entre patients et soignants dans sa thèse des années 1930. Les changements institutionnels et thérapeutiques à Saint-Alban dans les années 1930 sont principalement dus à Agnès Masson, qui a dirigé l'asile avant Paul Balvet et a initié le processus de réforme avec un « engagement socialiste et féministe ».[9] Masson avait dû fuir l'Italie en tant qu'opposante au fascisme, avait été naturalisée française en 1927 et était devenue la première femme à diriger un hôpital psychiatrique français en 1933. Elle fit installer l'eau courante, l'électricité et le chauffage central, construire de nouveaux pavillons et une blanchisserie, abolir le cabanon des fous[10] et les camisoles de force, organiser une bibliothèque et un cinéma avec les patients.[11]
Peu après l'arrivée de Tosquelles, en 1942, Lucien Bonnafé devint directeur de Saint-Alban : un antifasciste de gauche prenait ainsi la direction de l'institution. Surréaliste depuis les années 1930, il ouvre Saint-Alban aux intellectuels et aux artistes, comme lieu de résidence et de refuge pour les juifs et les résistants de la Résistance.[12] Saint-Alban devient un asile multiple et cesse d'être un simple hôpital. Un échange mutuel s'instaure entre les hôtes, les réfugiés et les malades ; il n'y a plus de distinction nette entre le « dedans » et le « dehors » (ce qui ne doit pas être compris comme une dissolution de l'asile ; la destruction des murs concerne la séparation entre les quartiers).
Se faire d’étranges parentés
Dans L’enseignement de la folie, Tosquelles parle de sa nourrice et de sa petite enfance. La légèreté du récit reflète certains aspects de sa réflexion sur les soins, l'échange et le sens du vagabondage.
J'ai fait une série d'essais pour me tenir debout et marcher, plutôt chez ma nourrice que chez moi. C'était une paysanne qui vivait hors de l'enceinte de Reus à moins d 'un kilomètre, et qui par ailleurs allait aussi vendre les légumes et fruits de sa ferme au marché de Reus. Je n'ai pas été nourri par ma mère. Tant pis : les choses sont comme elles sont. Chez ma nourrice, dont le fils venait de mourir et qui, de ce fait, m'a accueilli comme une véritable mère, il y avait des chats et des chiens – et même un âne ou un cheval. Vous savez que ce sont là des bêtes qui marchent à quatre pattes et qui, donc, ne pouvaient très longtemps me servir de modèle à suivre. Moi, je tenais plutôt à tenir sur mes deux pattes.[13]
La mère n'est pas la première à s'occuper de l'enfant, la nourrice devient une autre mère. Tosquelles a donc plusieurs mères. En même temps, les différences de classe sont à nouveau imbriquées dans les soins multiples, non seulement dans la fourniture de nourriture et d'attention, mais aussi dans le deuil que la nourrice fait de son fils. La seconde mère vit au-delà des limites de la ville, qui doivent être franchies pour les diverses relations d'approvisionnement lorsque l'enfant va chez la nourrice dans le village et lorsque la paysanne vend ses légumes au marché urbain.
Une autre déconstruction de la famille œdipienne se produit à travers la solidarité globale des frères et sœurs. Tosquelles : « Je n'avais pas de frères et sœurs, je les ai inventés, et donc [...] je peux vous considérer comme mes frères et sœurs. Le monde entier peut être mon frère. »[14] Les liens du sang n'ont pas d'importance. De même qu'il n'y a pas qu'une seule mère, il n'y a pas qu'un seul père :
J'ai eu au moins deux ou trois pères dès le début. Ma mère ne m'a pas seulement présenté aux autres Tosquelles. Elle m'a aussi présenté mon parrain, qui était son frère.
Lors d'une réunion de psychiatres à Paris, Tosquelles parle un jour de « poly-pères » et commente cette situation : « Il y avait des collègues, pires que des catholiques consciencieux qui disaient : "Il n’y a qu'un père !" Je répondais : "Plusieurs pères ! C’est pour cela que je peux passer de l’un à l’autre sans problème."» Et plus loin : « Je crois, sans trop idéaliser ma relation avec mon père ni nier la violence de l’Œdipe, que j'ai toujours été l'ami de mon père. Mon père a toujours été mon ami... ».
Tosquelles remplace la famille œdipienne non seulement par une parenté élargie, mais aussi la relation père-fils par l'amitié. Démultiplié et à hauteur d'yeux, le patriarcat ne peut être recréé de la sorte. Tosquelles déconstruit à la fois Freud et Lacan – le patricide devient superflu, le père symbolique s'effondre. Le principe de l'UN est rejeté, et avec lui toute formation identitaire normative uniforme et homogène.
Ce cadre queer est hautement politique. L’accent mis sur la multiplicité ne brise pas seulement les ambiguïtés familiales hétéronormatives en matière de genre, car en même temps, Tosquelles fait exploser la division bourgeoise libérale entre le privé et le public, ainsi que ses classifications spécifiques en fonction du genre. Avec la multiplicité, le passage, la migration transfrontalière et le vagabondage peuvent devenir centraux.
Cette déconstruction fondamentale de la famille hétéronormative en une fratrie élargie – Donna Haraway a parlé d'oddkin [15] – est la base de la pratique politique et thérapeutique de Tosquelles.
Et même au-delà de cet entourage de pères multiples, de mères multiples, de parents multiples, on apprend à marcher non pas en s'identifiant à des adultes, ni à d'autres enfants, mais à des poules. Dans L'enseignement de la folie, Tosquelles se souvient des volailles dans la cour de sa nourrice :
Le premier animal qui m'a fortement aidé pour pouvoir tenir debout et marcher a été la poule – ou plutôt les poules. Je me suis lancé derrière elles dès que je l’ai pu ... Elles tenaient sur leurs deux pattes, elles picoraient, vagabondes, partout où il y avait des grains et, à l’occasion, de multiples petits cailloux. Si les poules battaient de l’aile, ce n 'était jamais pour voler loin, ni très haut. Je crois qu’il y a là des indices, précisément, de mon ambition modérée. Soit dit au passage, à l’époque de mes premiers ébats, je ne m’intéressais pas à la différence entre les poules et les coqs : les uns et les autres, c'étaient des “poules” . Peut-être encore, est-ce au tout petit volume des grains d'orge et de blé que je dois maintenant mon intérêt persistant pour les petits riens colportés et indispensables à la vie et à la survie de chacun.[16]
Les vagabonds
Les pauvres et les dépossédés parcourent les terres ; en allemand, ils sont appelés Landstreicher. Le verbe streichen (errer) est utilisé dès le XVIe siècle pour signifier : « errer paresseusement sans travail ». Souvent sans domicile fixe, les vagabonds sont considérés comme instables, également dans le sens d’ « agités » , et on leur attribue en même temps un caractère indiscipliné, « une indépendance et une liberté sauvages ». Ils errent dans l'environnement des sédentaires et de leur ordre capitaliste bourgeois. Ils se trouvent dans une liberté indisciplinée avant l'ordre.
Au XVIe siècle, surtout en Allemagne, les fous sont chassés des villes.[17] Au XVIIème siècle, les fous commencent à être « internés » avec les pauvres et les indisciplinés : les fous sont mêlés à une population « avec laquelle on leur concédait une parenté », une parenté de vagabondage. Les vagabonds apparentés – les pauvres et les fous –– sont criminalisés, persécutés et emprisonnés. Au début du capitalisme industriel, ils sont tous considérés comme peu enclins au travail et improductifs. En Angleterre et en Allemagne au XVIIIème siècle, la répression des vagabonds est légitimée par le fait de les rendre « utiles » : l’exclusion devient une inclusion exploitante. En outre, l'enfermement est destiné à protéger contre « l'agitation et les soulèvements » en période de chômage.
Au XVIIIème siècle, on découvre la « nécessité d'accorder une attention particulière aux malades mentaux ». Cela ne fonctionne pas avec les maisons d'internement pour tous les vagabonds. Au début du XIXème siècle, elles disparaissent définitivement car elles sont considérées comme des « prisons de la misère ». Les bâtiments et le personnel de beaucoup de ces maisons sont ensuite utilisés comme hôpitaux psychiatriques.
Foucault cite un certain Frederick Morton Eden, qui se plaint à la fin du XVIIIème siècle que les vagabonds « vivent comme des sauvages, sans être mariés, enterrés, baptisés ; et c'est à cause de cette liberté exubérante », dit Eden, « que tant de gens trouvent du plaisir dans le vagabondage ». Évidemment, le vagabondage est aussi associé à l’indompté, à l’indiscipliné, à ce qui est « sauvage » dans ce sens, bizarre, étrange, à des formes de vie non identitaires. C'est une pratique qui précède l'ordre.
Lorsque Tosquelles inscrit le « droit au vagabondage » dans sa pratique thérapeutique, il part du vagabondage sans vouloir l’apprivoiser. Au contraire, il travaille consciemment avec le pouvoir vagabond de l’invention avant l'ordre. C'est pourquoi je parle de psychiatrie vagabonde, comme d'une psychiatrie qui prend en compte de manière égale le vagabondage des pauvres et des fous et les situe ontologiquement, temporellement et spatialement avant l'ordre.
Hermann Simon
Lorsque Tosquelles s’enfuit à travers les Pyrénées en 1939, il n'a pas seulement la thèse de Lacan avec lui, mais aussi le livre Aktivere Krankenbehandlung in der Irrenanstalt de Hermann Simon, publié dix ans auparavant, en 1929, qui décrit l’utilisation de l'ergothérapie en psychiatrie.
Le psychiatre allemand Simon, né en 1867, sait que le « traitement professionnel » est pratiqué « depuis des siècles ».[18] Il critique le fait que le travail en tant que thérapie a été relégué à l'arrière-plan par le traitement au lit et les bains qui ont dominé depuis la fin du XIXème siècle. Pour lui cette prise en charge centrée sur le lit et le bain est en partie responsable du développement des maladies chroniques. Le « confinement prolongé au lit » conduit à « l'isolement mental », écrit-il, à « la perte de l'activité mentale, à la stupeur, à la désolation mentale ». Il parle de la nécessité de trouver une thérapie pour l'institution elle-même : il l'appelle la « thérapie du milieu ». Il conçoit la thérapie comme un « aménagement du milieu », car l'environnement immédiat a un impact sur le malade, d'où la nécessité d'un environnement spatial « aimable et gai ». C'est un peu par hasard et par nécessité qu'il peut commencer à le faire en 1905, lorsqu'il prend en charge l'asile westphalien de Warstein, qui a été construit selon ses souhaits, mais qui n'est pas encore terminé lorsqu'il en prend la direction. En raison du manque de main-d'œuvre, Simon utilise les patients de manière plus improvisée que ciblée pour achever l'asile (principalement pour les travaux de terrassement et les jardins). Peu de temps après, il apparaît clairement que le recours accru à la main d'œuvre des patients améliore considérablement l'atmosphère de l'institution. L’atmosphère devient « beaucoup plus calme et plus ordonnée », les patients sont moins violents. Lorsque Simon quitte l'asile Warstein peu avant la Première Guerre mondiale, 90 % des patients sont régulièrement occupés. Ce n’est que dans les années 1920 que Simon commence à intégrer ses découvertes dans des explications philosophiques, pédagogiques et biologiques.[19]
Après la fin de la guerre, Simon reprend en 1919 le sanatorium provincial de Gütersloh, nouvellement construit, et peut pour la première fois mettre en pratique son concept thérapeutique « dans des conditions proches de celles d'un laboratoire ». Tout est orienté vers Simon, le directeur, qui n'a aucun intérêt à démanteler les hiérarchies, mais qui veut surtout instaurer « la paix et l'ordre » en activant les patients à des fins thérapeutiques. La folie vagabonde et délirante est calmée par le travail. Chaque personne est classée individuellement en fonction de sa limite supérieure de performance/efficacité dans un schéma d'activités individuelles en cinq étapes. Grâce à la « pleine utilisation des forces », les performances de chaque individu sont progressivement augmentées. Simon aligne l'ensemble de l'institution et de la pensée médicale non pas sur la maladie, mais sur les capacités restantes de la personne dite « en bonne santé ». Les patients sont généralement censés avoir les mêmes devoirs et responsabilités que les personnes en bonne santé.
En 1924, l’approche de Simon est connue grâce à une conférence donnée lors du congrès annuel de l’Association allemande de psychiatrie à Innsbruck ; de nombreux collègues se rendent alors à Gütersloh. À partir du milieu des années 1920, dans l’État-providence de la République de Weimar, la pratique de Simon, de plus en plus orientée vers la sortie, s’inscrit dans un modèle de soins psychiatriques différenciés avec des « soins ouverts », c’est-à-dire des centres de soins ambulatoires, et des soins familiaux : l'objectif – du moins pour les patients masculins – est la réinsertion sur le marché du travail.[20] Le modèle de Simon est un succès et, à la demande de ses collègues, il publie son livre Aktivere Krankenbehandlung in der Irrenanstalt en 1920.[21] Simon considère désormais la psychiatrie comme de la « biologie appliquée et de la logique appliquée » et relie l'action psychiatrique au « développement général de la culture et de la civilisation humaines ».[22] Il affirme clairement : « La racine de tous les maux[ ...] réside dans l'oisiveté. L’oisiveté n'est pas seulement le début de tous les vices [c'est-à-dire de toutes les « caractéristiques antisociales »] mais aussi de la stupidité. La vie, c'est l’activité ! » Simon met l'accent sur la « lutte pour l'existence », la reproduction des « plus forts (biologiquement) ». Dans la seconde moitié des années 1920, l'attitude de Simon devient de plus en plus « völkisch » et nationaliste. En période de crise économique mondiale et d'intensification des politiques d'austérité, Simon a d'abord appelé à la réduction des prestations de l’État-providence pour les personnes qualifiées de « pathologiques ». En 1929, afin de contrer « le grand danger » pour le peuple, le « Volk », il considère que « la stérilisation à l'échelle la plus large possible » est appropriée, bien que sur une base volontaire ».[23] Au début des années 1930, Simon se rapproche des idées eugénistes. Son slogan est désormais le suivant : « People [Volk], get tough! »,[24] il assimile le soin des faibles à la « chute de la culture », la survie du « Volk » étant considérée comme plus importante que les besoins de l'individu. Il se réjouit de la « prise de pouvoir » des nazis en tant que « contre-révolution » contre le marxisme et le « parti-État » de Weimar.[25] Il prend sa retraite en 1934.[26]
La référence de Tosquelles à Simon
Dans son livre Le Travail thérapeutique en psychiatrie de 1967, Tosquelles commente longuement le traitement plus actif des patients par Simon. Tosquelles s’inspire surtout du fait que Simon étend la thérapie plus active à l'ensemble de l'hôpital et à toutes les attitudes du personnel médical et infirmier ; qu'il inclut les activités de toute l'institution, prend en compte l’« activité propre »[27] des patients et ne les considère pas comme irresponsables, comme c'est généralement le cas.
Ce que Tosquelles refuse fermement, c'est de considérer la responsabilité comme une « exigence biologique ». Lorsque l'activité et le travail sont considérés comme biologiques, on sait que cela « conduit directement ou indirectement au meurtre, et ceci fut le cas des malades d’Allemagne. [... ] Ces malades n'était que des êtres "biologiques", donc animaux. Ils étaient soumis à la loi biologique du milieu. L'histoire est trop récente pour que nous puissions l'oublier ».
Ce qui inspire Tosquelles, c'est que Simon constate que l'institution peut rendre malade, que les symptômes des malades peuvent provenir de l'entourage hospitalier. Pour soigner les malades, il faut d'abord analyser et soigner l'institution. Il faut inclure le « milieu interhumain qui les [malades] entoure et dont ils dépendent ». L'entourage, les environs et les quartiers de l’hôpital, sont donc constitués de relations sociales et écologiques, d'échanges et d'affections. La maladie est située, a un lieu et se déploie au milieu de ce lieu. Elle est imprégnée de conditions humaines et non humaines. Le milieu est productif, constitutif : il peut vous rendre malade et il peut vous soutenir, vous guérir, vous soigner, vous responsabiliser.
Pour Tosquelles, l'ergothérapie ne consiste donc pas à « "faire travailler les malades" pour diminuer tel symptôme ou tel autre. II s'agit de faire travailler les malades et le personnel soignant, pour soigner l'institution: pour que l'institution et les soignants saisissent sur le vif que les malades sont des êtres humains, toujours responsables de ce qu'ils font, ce qui ne peut être mis en évidence qu'à condition de faire quelque chose»
L’institution ne doit pas être un lieu où les activités se déroulent dans une répétition ennuyeuse, ni un lieu qui lie, qui est strictement réglementé, bureaucratique. L'institution n'est pas non plus un objet ou une structure dont on s'occupe. Dans la conception de Tosquelles l'institution est faite de mouvements, elle est dynamique. C'est pourquoi « soigner l'institution » ne rend pas exactement compte de ce qui est en jeu ici : c'est l'ensemble des relations de soins que chacun institue individuellement et collectivement, qui donne naissance, qui crée ce que l'on appelle « l'institution ». C'est le soin qui institue, qui produit. C'est pourquoi je parle de soin instituant, d'un soin inventif, qui institue sans cesse et toujours différemment, dans des répétitions et des événements, dans des renaissances dis/continues.
Le point de départ du soin instituant est la circulation ininterrompue des affections, l'échange avec l'environnement social et écologique et le mouvement à travers celui-ci. La circulation des affections est un mouvement indiscipliné, c'est comme un vagabondage avant l'ordre. Elle n'échappe pas au milieu, mais renvoie à sa dynamique.
Dans le vagabondage avant l'ordre et les affections en circulation, l'indiscipline est préservée, promue et traitée : le soin thérapeutique-instituant est une pratique qui se diffuse géographiquement, elle est elle-même une psychiatrie vagabonde qui se développe différemment selon les phases, appelée « psychiatrie comarcale » dans la Catalogne révolutionnaire, « géo-psychiatrie » à Saint-Alban et plus tard « psychiatrie de secteur » en France. Avant de « commencer toute cure individuelle », on traite « le milieu », écrit Guattari en 1976 à propos de la pratique à Saint-Alban. Le but est l'échange social et la circulation des affections, qui se caractérisent par l'autogestion et les coopératives, comme dans le club Balvet organisé par Tosquelles avec les patients, autour duquel se sont déroulées de nombreuses activités culturelles à Saint-Alban. Tosquelles dans Une politique de la folie :
Les hommes sont du genre à se déplacer d'un endroit à l'autre. Ils ne peuvent pas rester toujours au même endroit. En d'autres termes, les hommes sont toujours des pèlerins, des types qui vont ailleurs. Le plus important, c'est le voyage.
Le club était un lieu où les personnes venant des différents quartiers de l'hôpital pouvaient se rencontrer et nouer des relations avec l'inconnu, l'inhabituel et parfois le surprenant. Dès lors, leurs discours et leurs actions ne sont plus figés sur la vie des quartiers […].
C'est pourquoi il est nécessaire – comme on dit à La Borde – qu'il y ait une liberté de vagabondage, que l'on puisse aller d'un endroit à l'autre. Sans ce vagabondage, ce « droit au vagabondage » […] on ne peut pas parler de droits de l'homme. Le premier droit de l'homme est le droit au vagabondage.[28]
Paradoxalement, l’institution proliférante de Saint-Alban a été favorisée par l'occupation allemande, et les événements de la guerre au début des années 1940, car les relations qui se sont développées avec les paysans, les villageois, mais aussi avec les gendarmes, ont permis d'étendre les réseaux et les infrastructures de la Résistance.
Saint-Alban diffusait pratiques thérapeutiques de codétermination et de participation démocratiques. En déconniatrie, comme suggéré dans le film Une politique de la folie, les patients doivent pouvoir influencer les conditions de leur séjour et de leurs soins. Chaque patient doit pouvoir avoir une « idée claire de son travail comme élément de l'ensemble du travail, qui représente en soi le "plus actif" dans cette véritable "thérapie institutionnelle" », écrit Tosquelles. Les moyens matériels et sociaux de la psychothérapie institutionnelle doivent être constamment créés. L'ergothérapie n'est donc jamais simplement l'ergon, le travail, l'occupation, mais la « récupération et la transformation de quelque chose en quelque chose d'utile ». Lorsque Tosquelles reprend à Simon la composante utilité, il la subvertit et la retourne en faveur d'une psychiatrie vagabonde : la pratique de la réparation, du recyclage des déchets et des matériaux de rebut. Ce sont surtout les jeunes qui s'y adonnent, écrit-il : « Nous n'attendons pas que l'administration achète tous les outils, nous les fabriquons nous-mêmes. »
Pour Tosquelles la vie n'est pas la capacité à travailler, c’est la multiplicité, de nombreux pères, de nombreuses mères, la création de parentés étranges, d'amitiés coopératives. Les soins coopératifs et instituants permettent des processus dans lesquels la liberté est reformulée, réinventée en tant que liberté vagabonde.[29] Le vagabondage est premier, avant l'ordre, avant les formes de vie normales. Il est non identitaire, en ce sens queer. La puissance d'invention du vagabondage nourrit le soin instituant qui le multiplie dans l'indiscipline.
Publié initialement dans : Chimères No 107, Septembre 2025
[1] Le POUM, en particulier, est une épine dans le pied de Staline car il s'oppose clairement au parti communiste espagnol, fidèle à Moscou.
[2] Jacques Tosquellas, « La guerre d'Espagne vue par une personne dite de la deuxième génération », Exils et migrations ibériques aux XXème et XXI ème siècles, n° 9-10, 2018.
[3] Giovanna Gallio, Maurizio Costantino, « L'école de la liberté », entretien avec François Tosquelles, Per la Salute Mentale / Pour la santé mentale. Pratiche, ricerche, culture dell'innovatione / Pratiques, recherches, cultures dans le processus d'innovation, n° 4, 1987.
[4] François Tosquelles, Le vécu de la fin du monde dans la folie. Le témoignage de Gérard de Nerval, première publication aux Éditions de l'Arefppi, 1986 ; nouvelle édition Grenoble: Jérôme Million, 2012.
[5] François Tosquelles, « La Résistance : Saint-Alban », entretien avec Lucien Bonnafé et Georges Daumézon, Recherches, n° 17, 1975, p. 80-95, ici p. 83.
[6] Tosquelles, « La Résistance : Saint-Alban », p. 86.
[7] « Ainsi, lorsque je suis arrivé à Saint-Alban, les circonstances étaient favorables. Et puis les médicaments sont arrivés ; et je ne parle pas de camisoles de force parce qu'à Saint-Alban personne n'était en état d'agitation » (Gallio, Costantino, « L’école de la liberté »).
[8] Tosquelles, « La Résistance : Saint-Alban ».
[9] Joana Masó rappelle aussi explicitement l'engagement politique et soignant des religieuses de l'ordre de Saint-Régis (Joana Masó, « Du collectif avec des femmes. Soin et politique autour de l'hôpital psychiatrique de Saint-Alban, 1930-1960 », Cahiers du Genre, n° 73, 2022).
[10] Un cabanon est un cachot sombre dans les asiles pour les patients particulièrement agités. Un cabanon est également un cachot sombre dans les prisons.
[11] Voir aussi Joana Masó (dir.) Tosquelles. Soigner les institutions, Paris: L’Arachnéen, 2022.
[12] En 1933, Bonnafé (1912-2003) est membre du groupe surréaliste « Trapèze volant » à Toulouse, avec Gaston Massat, Elise Lazes, Jacques Matarasso, Gaspard Gomis et Jean Marcenac.
[13] François Tosquelles, L'Enseignement de la folie. Entretiens, Paris: Dunod, 2014
[14] François Tosquelles dans la version longue de l'entretien avec Jean-Claude Polack, François Pain etc. en français. Cité dans la traduction anglaise d'Angela Melitopoulos, Ways of Meaning. Machinic animism and the revolutionary practice of geo-psychiatry, Londres, 2016 (manuscrit de thèse non publié).
[15] Donna Haraway, Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin: Les éditions des mondes à faire, 2020. Les « oddkins » sont des parents dés-apparentés inter-espèces, des dépareillé.es/dé-parenté.e.s/trans-espèces.
[16] Tosquelles, L'Enseignement de la folie; je souligne.
[17] Cf. Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris: Gallimard, 1961
[18] Hermann Simon, « Beschäftigungsbehandlung », in Oswald Blumke, Gustav Kolb, Hans Roemer, Eugen Kahn (dir.), Handwörterbuch der psychischen Hygiene und der psychiatrischen Fürsorge, Leipzig: DeGruyter, 1931.
[19] Cf. Bernd Walter, « Hermann Simon. Psychiatriereformer, Sozialdarwinist, Nationalsozialist? », Der Nervenarzt 73, 2002.
[20] Urs Germann, « Arbeit als Medizin: Die “aktivere Krankenbehandlung” 1930-1960 », Marietta Meier, Brigitte Bernet, Roswitha Dubach, Urs Germann (dir.), Zwang zur Ordnung. Psychiatrie im Kanton Zürich, 1870-1970, Zurich: Chronos, 2007, p. 195-233.
[21] Walter, « Hermann Simon », p. 1050.
[22] Hermann Simon, Aktivere Krankennbehandlung in der Irrenanstalt, Berlin: De Gruyter, 1929, "Introduction".
[23] Cité dans Bernd Walter, « Hermann Simon »: Archiv LWL, Bestand C10/11 Nr. 271, Procès-verbal de la conférence des chefs d'institutions des 24 et 25 juin 1929 à Kiel et Neustadt in Holstein.
[24] Archiv LWL, Bestand 661/Nachlass Simon, Korrespondenz Deutscher Verband für psychische Hygiene, lettre de Simon au conseil d'administration datée du 10 mai 1931 ; cité dans Walter, "Hermann Simon", p. 1051, note 6.
[25] Cf. Archiv LWL, Bestand 661/Nachlass Simon, Persönliches, "Deutsche Politik", du 02.02.1933 ; Archiv LWL, Bestand 661/Nachlass Simon, Persönliches, "Revolution", du 24.06.1933 ; cité dans Walter, "Hermann Simon", p. 1052, note 8 et 9. Prise de pouvoir par les nazis, etc : Walter, "Hermann Simon", p. 1053 : Référence et citation de (3) F.W. Kersting, Anstaltsärzte Zwischen Kaiserreich und Bundesrepublik, Paderborn: Schöningh, 1996.
[26] Pour les circonstances, voir Walter, « Hermann Simon ».
[27] François Tosquelles, Le travail thérapeutique en psychiatrie [1967], Toulouse: érès 2022.
[28] Tosquelles, « Une politique de la folie », Chimères 13, 1991.