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09 2025

Tosquelles: La folie citoyenne

Anne Querrien

Bien qu’il semble a priori étrange d’accoler l’adjectif queer à la personne de Francesc Tosquelles, mort avant que l’usage de cet adjectif se répande dans la société, on peut dire qu’il lui convient bien parce que Tosquelles présente cette particularité très étrange de ne pas avoir peur de la folie, alors que toutes les institutions qui en traitent se donnent pour mission de la contenir et d’en séparer le reste de la société. Comme il l’écrit dans plusieurs de ses ouvrages cette volonté de contention et de séparation est particulièrement sensible chez les personnes des professions médicales, raison pour laquelle il s’est efforcé de former les médecins et les infirmiers de l’armée républicaine espagnole plus encore que de soigner les blessés et les délirants, confiés par lui aux bons soins d’anciennes prostituées, lorsqu’il était psychiatre de cette armée. Plus tard il souligne dans Fonction poétique et psychothérapie que la difficulté de comprendre les paroles et les actions des malades mentaux fait peur. Soignants et malades ne savent pas quoi dire et cette incapacité leur fait peur. Quand de la violence surgit on fuit ou on oppose une violence encore plus forte au lieu de chercher les mots pour intervenir. On est persuadé que l’autre cache quelque chose, le fou pense que ceux qui l’entourent cachent quelque chose, les théoriquement non fous pensent que le fou leur cache ses intentions forcément malveillantes. Or un accès de folie en public n’est qu’un cas limite de la difficulté de communiquer entre humains d’après Tosquelles ; cela n’a rien d’exceptionnel.


Les fous doivent jouer au football comme tout le monde

Cette ouverture à la folie, cette capacité à la percevoir comme proche et faisant partie de l’ordinaire de la vie, lui a été enseignée par la fréquentation dominicale de l’hôpital de Reus lorsqu’il était enfant et qu’il y accompagnait son oncle et parrain. Il raconte que très jeune il a été intrigué par les règles bizarres d’une partie de foot entre les patients et les infirmiers dans cet hôpital : les règles avaient pour but d’empêcher tout contact physique des patients avec leurs adversaires, et tout risque d’emballement un peu « fou ». Lui était déjà d’avis que les fous devaient bénéficier des mêmes règles que tout le monde, bénéficier de la même considération, participer au même espace démocratique, et footballistique. Ce serait la condition pour qu’ils ne fassent pas les fous. Peut-être a-t-il conclu cela plus tard comme le suggérait Carles Guerra à Madrid. Toujours est-il que pour lui « les fous » sont le plus souvent des gens ordinaires, qui ont raté quelque chose dans leur trajectoire de vie, et qui pourront éventuellement la rectifier si on leur offre un espace adéquat à partager, si on leur permet de déplier la chaîne d’évènements qui les a conduits à la folie. Il existe bien sûr des fous exceptionnels, tels Antonin Artaud qu’il est allé visiter une fois à Rodez alors qu’il était déjà en fin de vie et hors d’état de communiquer. Mais ce n’est pas l’ordinaire du psychothérapeute ou du psychiatre.


L’aliénation sociale et l’aliénation mentale

L’espace que propose Tosquelles aux patients de l’hôpital de Saint-Alban n’est pas l’espace ordinaire de l’établissement psychiatrique qui enferme la folie derrière ses murs et la regroupe en quartiers définis par des psychopathologies relativement homogènes. Ce n’est pas non plus l’espace hôtelier de qualité que réservait aux malades l’hôpital de Reus où l’on espérait qu’en les traitant bien, bourgeoisement, en les faisant servir dans un beau restaurant avec des serveurs bien habillés, on allait les réadapter à la vie du dehors et supprimer les symptômes d’une folie pensée seulement comme relégation sociale, méconnue dans ses dimensions particulières. Comme Jean Oury, Tosquelles souligne qu’il y a double aliénation, l’aliénation sociale que subissent les classes dominées et les populations anciennement colonisées, mais aussi l’aliénation mentale due aux affaires de famille, mais aussi à tous types d’accidents de parcours, aliénation transversale à toutes les classes sociales. C’est à la composition entre les deux, différente pour chacun, qu’a affaire la psychiatrie.


Le club autogéré par les patients

En arrivant dans Saint-Alban, Tosquelles a avisé une salle peu affectée, et l’a décrétée club des patients, lieu en autogestion, à partir duquel élaborer la nouvelle citoyenneté des fous dans l’hôpital. C’est dans le cadre du club que seront décidées les activités et les ateliers divers et variés auxquels les habitants de l’hôpital pourront s’adonner. Déjà l’ancienne directrice de l’hôpital, Agnès Masson, faisait souvent danser les patients le soir pour les sortir de l’ennui et de l’apathie qui caractérisent le plus souvent la vie à l’hôpital. La vie quotidienne à l’hôpital avec Tosquelles voit les malades sortir, travailler aux champs avec les paysans, participer à des fêtes villageoises, faire du théâtre, du cinéma, et développer une vie culturelle et de loisir aussi riche, sinon plus, que celle des citoyens ordinaires. C’est aussi ce qu’ont essayé de faire Jean Oury et Félix Guattari à La Borde. L’institution d’un club dans l’établissement psychiatrique, autogéré par les patients, va devenir l’institution de base de la psychothérapie institutionnelle, et ce qu’il en reste encore aujourd’hui avec le TRUC, Terrain de rassemblement pour l’utilité des clubs, qui fédère nombre de ces clubs (cf. revue Chimères n°95, La folie en partage).


Psychanalyse à l’hôpital et hétérogénéité des langues

L’espace que propose quotidiennement Tosquelles aux patients est celui de la psychanalyse. Il est un des rares psychiatres à avoir introduit la psychanalyse dans l’établissement psychiatrique, comme forme concrète de contestation de celui-ci, proposition d’un soin personnalisé, là où ne sont rassemblées à priori que des catégories de patients rendus homogènes par les diagnostics. Il a fait connaissance avec la psychanalyse à Barcelone avec les réfugiés d’origine autrichienne poussés là par le nazisme. Et son analyse avec l’un d’entre eux s’est immédiatement déroulée entre les langues, sans la facilité des jeux de mots auxquels se livre le lacanisme, mais avec une attention particulière à la musique des langues, aux intonations, et à d’autres signes que ceux du langage rationnel. Cela l’a rendu aussi très attentif à la poésie. Dans le film-video Politique de la folie, réalisé par Jean-Claude Polack, Danielle Sivadon et François Pain, François Tosquelles décrit en riant sa méthode psychanalytique comme de la « déconniâtrie » : le patient déconne sur son divan, et lui déconne aussi, en enfilant les associations d’idées, en esquissant des associations de transferts apparemment dissociés. Il souligne cependant quelque chose qui me semble très important : dans cette déconniâtrie concomitante, il faut garder l’hétérogénéité des deux pensées, celle de l’analysant et celle de l’analyste, la possibilité de leur rencontre et du transfert. C’est ce que montre aussi Nicolas Philibert dans le film Averroes et Rosa Park. Pour être soignant il ne faut surtout pas imiter ce que dit le patient et y coller de façon mimétique comme ont tendance à le faire les visiteurs de l’établissement psychiatrique. L’hétérogénéité est au fondement de la relation soignante dans une société qui veut nous faire croire que nous sommes tous pareils, injonction à laquelle le fou a échappé à ses risques et périls.


En soignant ses relations aux autres, on construit sa propre histoire

François Tosquelles s’est réjoui plusieurs fois de son étrangeté, de son appartenance à la culture catalane et de son accent, gardés au long cours à partir de son installation à Saint-Alban, puis dans le reste de la France. L’hétérogénéité à chérir et à mettre en œuvre lui est quasi naturelle. Il recommande même de faire semblant d’être étranger, cela soigne mieux. Car ce qu’on soigne ce n’est pas tant les institutions comme le titre le livre de Joana Maso, confectionné pour accompagner la grande exposition aux abattoirs de Toulouse sur la Déconniâtrie. Ce qu’on soigne ce sont les relations aux autres, et par la transformation de ses relations aux autres, la construction de sa propre histoire. Le livre Fonction poétique et psychothérapie est le seul que Tosquelles ait écrit en catalan et qui a été traduit en français après. Il y met en parallèle la construction d’un poème en prenant l’exemple du poème In memoriam du catalan Gabriel Ferrater, de dix ans son ainé, et la construction de la parole entre analysant et analyste. « J’oserais presque dire que nous considérons les fous comme des poètes qui n’ont pas pu faire de leur vie le poème indispensable qui leur eut permis d’obtenir des résultats plus positifs que ceux qu’ils pouvaient attendre de leurs tourments. »


Assumer sa singularité dans un espace d’émancipation

Pour François Tosquelles chaque être, comme chaque poète est complètement singulier, et c’est le rôle du psychothérapeute de faire prendre conscience de cette singularité, de permettre de l’assumer, que ce soit au sein de l’établissement psychiatrique ouvert ou en dehors, avec évidemment des institutions supports que les réformes de la psychiatrie n’ont pas suffisamment mis en place tout en fermant les lits d’hospitalisation. Le problème du patient c’est que c’est d’abord les voix des autres, celles des parents, celles des maîtres, celles des moqueurs, qui lui parviennent aux oreilles, et le désorientent tout en le convainquant de se conformer avant qu’il puisse parler pour son propre compte, qu’il trouve l’espace pour cela, ce qui ne peut être exclusivement dans la famille comme trop souvent dans le milieu social dit normal. Un espace d’émancipation est nécessaire ; il se trouve à l’école, dans la ville, dans un nouveau travail, et peut-être à l’hôpital. Comme l’a dit un patient de Saint-Alban l’hôpital peut être l’école de la liberté. J’ai connu aussi l’hôpital comme école de la démocratie, de l’égalité vécue entre patientes d’un service de l’hôpital Sainte-Anne grâce à des ateliers mis en place par les patientes elles-mêmes et grâce aux conversations entre femmes aux conditions de vie très hétérogènes. Mais plus encore que des circonstances aléatoires « la psychothérapie est le lieu où le malade ou le bien portant peut continuer à tisser de façon exigeante les paroles qui portent la question de qui il est et comment il s’est constitué en tant qu’être humain singulier parmi les autres êtres humains ». L’inconscient, la folie, insiste dans le langage, ou à travers des comportements particuliers, mais il n’y a pas de coupure irrémédiable entre le fou et le non fou. La guérison commencera par la capacité de ne pas jouer sa folie en public, de la garder en son for intérieur, de réussir à en jouer, ce que Tosquelles s’est efforcé d’enseigner à ses patients.


Penser la société comme collectivement soignante

Si la folie est étrangeté quand elle s’empare des conduites et des paroles du patient, quand elle le fait halluciner, elle est aussi signature de sa singularité, de son inscription spécifique dans la variété infinie des êtres humains. Une variété le long de laquelle chacun peut tracer son chemin avec le concours de psychothérapeutes, de clubs, d’espaces à vivres variés dans lesquels chacun peut apporter son concours au soin des autres, peut intervenir dans les vacuoles encore préservées de l’espace public. Avec l’expérience de la guerre d’Espagne Tosquelles pense la société comme collectivement soignante ; elle a semblé paradoxalement le devenir dans ce conflit armé, où on ne trouvait guère de patients à hospitaliser, mais des individus solidaires dans une même combativité, quoique presque dépourvus d’armes, comme le note George Orwell qui s’est battu à leurs côtés. Penser la société collectivement soignante, fait mobiliser ceux qui font profession de s’intéresser aux autres comme les avocats ou les prostituées, tandis que les professionnels du soin se réfugient derrière leur supposé savoir pour maquiller leur peur et excuser leur inaction.


Remettre la folie à sa place dans une communauté multidimensionnelle

L’espace habituel de l’hôpital psychiatrique, entouré de hauts murs, doté d’une entrée bien gardée, enferme les fous et leurs gardiens, pour contenir leurs exactions potentielles. Ces exactions ne sont que la seule possibilité de marquer l’espace collectif de son originalité. Paradoxalement plus la contention est forte, et plus sa transgression est à l’ordre du jour.

Dans l’espace psychiatrique proposé par Tosquelles, ou mis en œuvre à la clinique de La Borde, il s’agit de déplier la folie au lieu de la contenir, de l’entrelacer avec les paroles de la vie quotidienne, de lui retirer pratiquement son caractère envahissant en la mettant peu à peu à sa place. Cela se fait à travers la multiplication des ateliers, la participation à des activités artistiques, théâtrales, une saisie différente de chacun par l’étrangeté locale. Les murs peuvent tomber, la communauté locale est ponctuée de bien d’autres centres d’intérêt que le dehors éventuellement accessible. Cette communauté locale est quadrillée, striée pour reprendre un terme utilisé dans Mille plateaux de Deleuze et Guattari, c’est à dire travaillée par une multiplicité de coordonnées différentes. Ce travail se réalise dans un quotidien répétitif, que Deligny a appelé « coutumier », et qui joue pour chacun une fonction d’ancrage, d’autant plus prégnante que les difficultés mentales sont plus fortes. Et à partir de ce coutumier vont s’esquisser des trajectoires différentes, ce que Deligny a appelé « lignes d’erre » sur les aires de séjour. Alors que le coutumier est fonctionnel et répète les principaux moments de la journée, liés aux repas, à la vaisselle, à la toilette, la ligne d’erre est imprévisible et propre à chacun, signe de sa singularité.


L’égalité entre participants de la communauté psychiatrique

Bien que la communauté comporte des personnes avec des compétences très différenciées, celles-ci ne sont pas rangées dans une hiérarchie. La gestion de la société locale tend, comme dans les milices du POUM pendant la guerre d’Espagne, ou dans les coopératives agricoles et artisanales catalanes, à instituer une égalité complète faite de mobilisation la plus efficace possible des compétences de chacun. Cela implique sans doute qu’il y ait un ou plusieurs maîtres du jeu, mais pris dans un collectif d’animation, comme l’était Tosquelles à Saint-Alban avec Bonnafé, Chaurand, les sœurs, et les résistants-visiteurs, Oury et Guattari à La Borde avec les autres soignants et leurs nombreux invités. Avec l’institution de la grille à La Borde, Oury et Guattari ont institué des roulements destinés à empêcher que les membres du personnel, et les patients, s’incrustent dans des rôles définis, et réinstituent une hiérarchie de fait, un retour à la spécialisation des fonctions. La juridicisation progressive des conditions de travail découle de leur description dans des conventions collectives régissant les rapports entre supposés patrons des établissements psychiatriques et syndicats supposés représentant du personnel. Cela a rendu progressivement de plus en plus difficile de jouer avec les relations de travail et de les modifier, et surtout de prendre en compte les compétences culturelles non énumérées par le droit du travail, et pourtant essentielles à la vie collective. Il faut pour pratiquer encore la psychothérapie institutionnelle des ruses aussi décidées que celle d’Ulysse quand il introduisit dans Troie le cheval qui fit gagner la guerre aux Grecs. La grille a récemment été abandonnée à La Borde, vu la difficulté croissante de sa mise en œuvre.


Les difficultés de l’intersectionnalité

Les critères pour organiser une coopération efficace entre tous les membres d’un établissement psychiatrique sont multiples et parfois contradictoires. Un exemple nous en est donné par un petit différend qui eut lieu entre Tosquelles, Fanon et une des religieuses qui assuraient les fonctions d’infirmières à Saint-Alban. Une patiente dont l’état s’était beaucoup amélioré grâce à des cures d’insulinothérapie avait été placée à la Terrasse, bâtiment très vitré, et destiné à préparer à une sortie de l’hôpital.  Or un jour on annonce à Fanon qui était chargé du suivi des patients dans ce bâtiment qu’elle a cassé tous les carreaux. Mais ce qui le met en colère c’est que la sœur responsable de ce service ouvert refuse de rétrograder la malade dans le bâtiment où elle était avant. Pour Fanon la malade avait fait une rechute et devait reprendre les cures d’insuline. Pour la sœur, il s’agissait d’une manifestation spectaculaire de son angoisse devant la perspective de sortie, et il fallait donc continuer à préparer celle-ci en la faisant dessiner. Tosquelles arbitra en faveur de la sœur, plus expérimentée que Fanon par un contact avec les patients nettement plus ancien. Et au bout d’un mois de travail intensif et de dessin avec l’infirmière, la patiente pu sortir et ne rechuta jamais plus. Fanon estimait que Tosquelles aurait dû davantage respecter son savoir médical et son statut, et que s’il ne le faisait pas c’était parce qu’il était noir. Tosquelles estimait surtout que devant une micro-catastrophe dans la cure, l’expérience est plus importante que les diplômes. Problème récurrent dans les rapports entre soignants.


Introduire le désir dans la place, rendre la folie citoyenne

Comme le souligne François Tosquelles dans un texte écrit pour le congrès international de psychodrame en 1968 son propos n’était pas d’imposer à l’établissement psychiatrique de nouvelles normes mais d’y introduire le désir, le désir de tout un chacun, des soignants comme des patients, et des patients comme des soignants. Suivre le fil du désir dans la vie collective quotidienne peut se faire par la parole en psychothérapie, par des activités théâtrales et poétiques, mais exige d’abord d’ouvrir dans l’hôpital, ou dans le quartier, des espaces vides dans lesquels ce désir puisse se dire et se manifester. « Délimiter avec les autres des champs de parole, c’est peut-être l’essentiel de la psychothérapie institutionnelle…Cela ne peut pas être l’œuvre du seul thérapeute, à qui il appartient de préparer le terrain, de disposer des voies non contraignantes par lesquelles la psychothérapie pourra cheminer » (Joana Masó, Soigner les institutions, p. 264). Et la psychothérapie entrainera avec elle l’appartenance à la société, produira la citoyenneté, celle qui unit des êtres différents et dissemblables.  En réalisant sa partition singulière dans la société, l’analysant rendra à la folie sa citoyenneté.

 

Publié initialement dans : Chimères No 107, Septembre 2025