Cookies disclaimer

Our site saves small pieces of text information (cookies) on your device in order to keep sessions open and for statistical purposes. These statistics aren't shared with any third-party company. You can disable the usage of cookies by changing the settings of your browser. By browsing our website without changing the browser settings you grant us permission to store that information on your device.

I agree

09 2025

La folie est une forme de vie

À propos de la rencontre entre Tosquelles et Canguilhem

Henning Schmidgen

Traduit de l'anglais par Anne Querrien

Translators
languages

Tosquelles se réfère à plusieurs reprises à la thèse de doctorat de Canguilhem sur le normal et le pathologique, dans laquelle est développée la notion d’une normativité qui vise une capacité de jugement et de choix ancrée dans la vie elle-même. A partir de l‘exemple des organismes unicellulaires Canguilhem illustre la capacité des organismes individuels à déterminer eux-mêmes les formes et les normes de leur vie, y compris leur dotation en organes.

Les discussions récentes sur la question queer se réfèrent explicitement à un concept de normativité ainsi compris. Dans Vers la normativité queer, Pierre Niedergang s’attaque à la « normalisation » de la sexualité, telle qu'elle a été critiquée dans les années 1990 par les discours queer français. Chez des activistes et des écrivains comme Didier Lestrade et Guillaume Dustan, s’est développée dans les années 80, notamment en réaction à la lutte contre le sida, une conception de la sexualité qui se voulait « sans contrainte », « anti-normative » et même « non-normative ». Niedergang argumente que cette liberté indomptable n'existe pas de facto, mais qu’il s’agit toujours, même dans le domaine des pratiques queer, d’établir des normes différentes et/ou nouvelles.

Pour cette compréhension de la normativité, qui place au centre la lutte collective pour des formes de vie alternatives, Niedergang se réfère à Canguilhem, car celui-ci aurait montré que la lutte en question est profondément inscrite dans le processus et le phénomène même du vivant. Le biologique et le social sont donc étroitement liés. L’argument de Niedergang aurait d’ailleurs été encore plus convaincant s’il avait pris en compte les connaissances dont on dispose aujourd’hui sur les réflexions de Canguilhem en matière de sexualité. Au début des années 1940 – c'est-à-dire peu avant la rédaction de sa thèse sur le normal et le pathologique – Canguilhem s’est penché sur la question de la normativité vitale, y compris la détermination du sexe.

En se référant à des cas cliniques d’hermaphrodisme, tels qu’ils ont été décrits dans les années 1930 par le médecin Louis Ombrédane, il a défendu la thèse selon laquelle le facteur décisif de la détermination du sexe n'est pas la structure des organes sexuels, mais ne réside pas non plus dans la fonction plus ou moins vitale de ces organes. Le facteur décisif serait plutôt le « choix d’un comportement », issu de l’activité axiomatique de l’individu organique.

L’usage des organes n’exprime pas certaines normes ou standards qui auraient été fixés au préalable. Au contraire, c’est lui-même qui définit les normes – et les formes de vie qui leur correspondent.

La figure de pensée en question englobe l’idée de quelque chose comme une matrice liquide, un magma, dans lequel les organes existent, d’où ils émergent, dans lequel ils peuvent croître et se développer, mais aussi disparaître. En ce qui concerne les micro-organismes, il s’agit de ce liquide épais, de ce (proto-)plasma dans lequel et par lequel les amibes et autres protozoaires existent. Pour l’homme, c’est le corps sans organes que Gilles Deleuze et Félix Guattari ont décrit en se référant à l'expérience de la psychose, notamment à la suite d'Antonin Artaud. Et pour les institutions, il s’agirait des ouvertures radicales et des flexibilités de l’institution, comme dans le travail thérapeutique de Tosquelles ou de Jean Oury, fondateur de la Clinique de La Borde.

L’intuition cruciale qui s’exprime dans cette figure peut être résumée par une constatation qui se trouve dans la conférence que Tosquelles a donnée en 1947 à l’ENS sur « Psychopathologie et matérialisme dialectique », devant un public qui comprenait un étudiant en médecine nommé Oury.

S’agissant de cet organe que nous appelons le cerveau, Tosquelles y explique « que celui-ci est un organe qui se fabrique au cours de la vie, et que, dans une certaine mesure, nous nous le fabriquons nous-mêmes ». Parler de Queer Tosquelles n’a finalement de sens qu’en référence à l’usine sous la peau ainsi évoquée mais également décrite par Artaud et mentionnée par la suite aussi bien par Oury que par Deleuze et Guattari.


Les contours d’une rencontre

La première présentation du séjour que Canguilhem a effectué à la Clinique de Saint-Alban se trouve en 1986 dans le deuxième volume de l’histoire de la psychanalyse en France d’Élisabeth Roudinesco, La Bataille de cent ans[1] :

À Saint-Alban se retrouve pêle-mêle des résistants, des fous et des thérapeutes. Paul Éluard et Georges Sadoul s’y cachent et lisent des textes des aliénés. Débarquant des maquis en juillet 1944, Georges Canguilhem passe quelques jours sur les lieux et soigne des blessés dans les fermes avoisinantes.

La même année, en 1986, Tosquelles parle aussi de ce séjour, en annexe à la publication de sa thèse de médecine. Il l’avait présentée et soutenue en 1948 à l’École de Médecine de Paris. Lorsqu’il la publia près de quarante (!) ans plus tard, il décrivit en annexe les multiples activités au sein de la clinique qui concernaient le travail artistique et littéraire. Il expliquait notamment :

Il faut encore souligner à ce propos, la présence à Saint-Alban de G. Canguilhem, avec sa réélaboration des limites et du dynamisme propre au normal et au pathologique. Ce nous fut d’une grande aide. Notez au passage, en quoi les travaux de Canguilhem trouvaient une base fort solide dans la Gestaltpsychologie.

La thèse de doctorat de Canguilhem, l’Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique avait été soutenue à l'Université de Strasbourg en juin 1943. À cette époque, l’université avait été transférée de Strasbourg à Clermont-Ferrand. Par la suite, l’Université de Strasbourg est devenue un centre important d’activités de résistance en Auvergne. Canguilhem s’était engagé de manière militante dans ces activités, comme en témoigne sa participation à la bataille du Mont Mouchet entre les Résistants et les Allemands les 10 et 11 Juin 1944. La notion de normativité développée par Canguilhem ne peut être séparée de sa résistance de fond.

Canguilhem était doublement lié à Saint-Alban. D’une part, il avait connu, lors de ses études de médecine à Toulouse au milieu des années 1930, le psychiatre Lucien Bonnafé, qui travaillait à Toulouse à l’époque, mais a dirigé l’hôpital de Saint-Alban à partir de 1943. De plus, il y avait son collègue et ami, le psychologue Daniel Lagache. Basé à Clermont-Ferrand Lagache aidait à transférer certains étudiants juifs, entre autres Denise Glaser, de l’université à l’hôpital de Saint-Alban pour éviter que les Nazis ne s’en emparent.

Dans sa thèse de doctorat, Canguilhem ne se réfère pas aux psychologues de la Gestalt comme Wertheimer, Köhler et Kafka. Il est possible que Tosquelles, en parlant de Gestaltpsychologie, vise les travaux holistiques du neurobiologiste juif allemand Kurt Goldstein, en particulier son traité sur La structure de l’organisme. Cette étude constitue en effet une base importante pour le travail de Canguilhem, et elle est également revendiquée par Tosquelles ainsi que par Oury.

Dans l’annexe à la version imprimée de sa thèse de doctorat, Tosquelles mentionne également un travail commun entre Canguilhem, l’écrivain Paul Éluard, le psychiatre André Chaurand et lui-même :

Je garde encore comme une sorte de bijou, des textes concernant nos « rencontres » […] où la même malade (Melle Co…) était l’objet d’une lecture poétique par Paul Éluard, et l’objet d'une lecture phénoménologique et existentialiste par Canguilhem... complétée par l‘approche de la même malade, par Chaurand, avec le Rorschach, et hélas aussi d’une véritablement courte et malheureuse esquisse de placage des notions psychanalytiques de ma part.

Les textes dont parle Tosquelles à cet endroit ne semblent pas avoir été conservés dans son fonds. Mais la contribution de Canguilhem a survécu et été publiée à titre posthume – en 2015, dans le cadre de l'édition des Œuvres complètes.

Lors d’un colloque organisé en 1991 par Élisabeth Roudinesco à l'occasion du trentième anniversaire de la parution de l’Histoire de la folie de Michel Foucault – thèse dont Canguilhem a été le principal rapporteur – il explique le contexte dans lequel le philosophe Jean Hyppolite a eu l’idée de le solliciter dans cette fonction. Ce qui a été décisif, c’est son intérêt pour les questions psycho-physiologiques et psychiatriques :

Si ma thèse de doctorat en médecine, en 1943, concernait principalement des problèmes de physiologie, s’interroger sur le normal et le pathologique invitait à se référer aussi à des auteurs tels que Karl Jaspers, Eugène Minkowski, Henri Ey. Dans l’été 1944, médecin du maquis d’Auvergne, j’ai caché et soigné des blessés, durant quelques semaines, à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, en Lozère, et dans les environs. J’avais connu, auparavant, à Toulouse, le directeur de l’hôpital, Lucien Bonnafé. Il avait accueilli chez lui le docteur François Tosquelles dont on sait quelle place il a tenue, depuis, dans les débats sur la psychothérapie institutionnelle. J’ai assisté à quelques-uns de leurs travaux. Nous avons beaucoup discuté. Je garde de leur cordialité un vivant souvenir.

En 1993, dans une interview menée après le colloque consacré par Elisabeth Roudinesco au cinquantième anniversaire de la parution de sa thèse de médecine sur le normal et le pathologique, Canguilhem revient sur son séjour à Saint-Alban :

Oui, j’ai passé deux mois dans le maquis, l’endroit qui est devenu le symbole de la Résistance en Auvergne, c’est-à-dire au Mont Mouchet et j’ai été amené à entrer en rapport avec l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban où j'ai retrouvé quelqu’un que je connaissais depuis Toulouse, c’est-à-dire Bonnafé, et un psychiatre espagnol transfuge de l’Espagne franquiste, devenu célèbre depuis, qui s’appelait Tosquelles. Je pourrais faire état d’un interrogatoire que j’ai fait subir à une dame de l'hôpital psychiatrique de Saint-Alban sous le contrôle de Tosquelles.[2]


Canguilhem à Saint-Alban

Un carnet de notes de Canguilhem nous renseigne sur le travail qu’il a effectué à Saint-Alban durant l’été 1944. Le carnet porte comme titre « Observation proposée et contrôlée par le Docteur Tosquelles. Séjour à St. Alban du 23 juin au 5 juillet 1944 ». Il ressort de ces notes que l’‘interrogatoire’ mené par Canguilhem reposait sur une application du test de Rorschach. Outre Chaurand, qui – comme le signale Tosquelles – a effectué ce test avec la patiente en question, cet outil-diagnostic a donc également été utilisé par Canguilhem. La description fournie par Canguilhem fait écho à la terminologie philosophique de Jean-Paul Sartre :

On présente à Mme C. les tableaux de Rorschach. Comme c’est le problème général de la ressemblance qui se pose très explicitement à elle, il a paru intéressant de relever les commentaires faits à côté des tentatives expresses – du reste peu systématiques – d’identification par ressemblance. […] D’une façon générale, devant les tableaux, Mme C. procède par distinctions, éliminations, négations : ce n’est pas une jambe ; ça ne ressemble pas à un aéroplane […]. Le monde est pour Mme C. totalement dis-qualifié. Plus de qualités sensibles. « Ce que je mange c’est nul » […] En résumé : remarquable expérience vécue de néantisation.[3]

Parler de « néantisation » dans ce contexte, se réfère évidemment à Sartre, mais pas seulement à lui. Il ne fait aucun doute que Canguilhem se réfère également à la terminologie et aux intérêts de Tosquelles, qui – comme le montre clairement la thèse de doctorat de celui-ci – étaient axés sur l’« expérience vécue » du psychotique et plus précisément sur le vécu de ‘la fin du monde’ auquel sont surtout exposés les patients schizophrènes.

En effet, la patiente étudiée par Canguilhem, « Mme C. », sera également mentionnée peu de temps après dans la thèse de doctorat de Tosquelles (toutefois sous le nom de « Melle C. »), lorsqu’il s’agit d’illustrer la solitude et l’isolement de la schizophrénie. Tosquelles reproduit le bref dialogue avec Mlle C., qui d’une part rappelle à nouveau Sartre, mais qui d’autre part semble anticiper Beckett :

Demande : « Que voulez-vous faire ? »
Réponse : « On attend… »
Demande : « Qui suis-je ? »
Réponse : « Personne »

Il convient maintenant d’examiner les références à Canguilhem que l’on trouve chez Tosquelles et dans le contexte plus large du discours de la psychothérapie institutionnelle : Oury, Guattari, Deleuze et Guattari…

Camille Robcis mentionne le séjour de Canguilhem à Saint-Alban mais passe à côté du fait que Canguilhem a été activement engagé dans le travail de l’hôpital. Elle mentionne cependant un article publié en 1947, dans lequel Bonnafé, Chaurand et Tosquelles s’interrogent sur la structure et le sens de l’« événement morbide », où l’on peut lire :

En clinique psychiatrique, le malade se donne d’emblée comme une « forme de vie » différente, mais les travaux de méthodologie médicale s’orientent dans la même voie. Canguilhem a souligné récemment, dans une étude sur le normal et le pathologique, sans faire appel aux notions de la clinique psychiatrique, que l’événement morbide n’est pas un simple prolongement quantitativement varié de l’état physiologique, il est une autre « forme de vie ».[4]

Il s’agit là de l’une des toutes premières références publiées à la thèse de Canguilhem. Il est à noter que « forme de vie » est mis entre guillemets, comme s’il s’agissait d’une citation. Canguilhem lui-même dit plus souvent genre de vie, mais ce concept est quelque peu différent. Se référant au sociologue Maurice Halbwachs, Canguilhem désigne ainsi la réalité de vie à la fois sociale et biologique des différentes classes d’une société.

Ce que l’on entend par forme de vie est le fait que l’expérience de la maladie est l’expression d’une normativité vitale. Dans l’idée que la maladie n'est pas simplement un écart quantitatif par rapport à une moyenne de santé, mais un état qualitativement différent, il faut peut-être voir la raison de fond pour laquelle Tosquelles déclare en 1986 que l’étude de Canguilhem sur le normal et le pathologique a été d’une ‘grande aide’ pour le travail à Saint-Alban.

Dans sa thèse, Oury se réfère également à l'essai de Canguilhem sur le normal et le pathologique. Ainsi, en 1950, on peut lire dans son Essai sur la conation esthétique que les notions de « normalité » et de « nomalité » ont été « bien explicitées par Canguilhem ». Selon Oury, cette explication est également productive pour son étude des créations esthétiques :

Il y a indépendance entre anormalité et anomalité. Un individu normal peut faire une œuvre anomale (exemple : toute peinture de nouvelle orientation est considérée comme anomale) ; un individu anormal peut faire une œuvre « normale ».

C`est d’ailleurs cette terminologie que Deleuze et Guattari reprennent lorsqu’ils expliquent dans Mille Plateaux les processus du « devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible ». Dans ce contexte, ils se réfèrent aussi explicitement à l’Essai de Canguilhem et livrent ensuite une définition de l’anomalité qui, dans le champ des Queer Studies, peut toujours revendiquer son actualité. :

On a pu remarquer que le mot « anomal », adjectif tombé en désuétude, avait une origine très différente de « anormal » : a-normal, adjectif latin sans substantif, qualifie ce qui n'a pas de règle ou ce qui contredit la règle, tandis que « anomalie », substantif grec qui a perdu son adjectif, désigne l'inégal, le rugueux, l'aspérité, la pointe de déterritorialisation.[5]

Par l’intermédiaire d’Oury et de Tosquelles, il y a donc une référence continue à la capacité des individus organiques, telle que profilée par Canguilhem, de déterminer eux-mêmes les formes et les normes de leur vie – et ce même et surtout lorsque ces normes ne correspondent pas à la « normalité », à la moyenne et à l’ordinaire. Comme le souligne Canguilhem dans son Essai : « [D]iversité n’est pas maladie. L’anomal ce n’est pas le pathologique ».[6]


Le Corps sans organes

Dans la conférence que Tosquelles donnée en 1947 à l’Ecole Normale Supérieure, Tosquelles se réfère également à plusieurs reprises au physiologiste Claude Bernard. L’Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, publiée en 1865, fonctionne comme une sorte de code pour une science de la vie profondément matérialiste. Dans sa thèse, Oury se réfère également à Claude Bernard dans ce sens.

Or, dans d’autres de ses publications, le physiologiste que fut Bernard s’est intéressé à la structure et à la fonction des « organismes élémentaires », des êtres unicellulaires. Il est remarquable qu’il les ait décrits dès la fin du 19ème siècle d’une manière qui, à certains égards, anticipe la description qu’Artaud fera du « corps sans organes » : 

Qu’importe qu’un être vivant ait des organes ou des appareils plus ou moins variés et complexes, des poumons, un cœur, un cerveau, des glandes, etc., etc. ! Tout cela n’est pas nécessaire à la vie d’une manière absolue. Les êtres inférieurs vivent sans ces appareils, qui ne sont que l’apanage des organisations de luxe. L'étude des êtres inférieurs est surtout utile à la physiologie générale, parce que chez eux la vie existe à l'état de nudité, pour ainsi dire.

Une centaine d’années plus tard, Deleuze et Guattari écrivent avec Artaud :

Pas de bouche. Pas de langue. Pas de dents. Pas de larynx. Pas d’œsophage. Pas d'estomac. Pas de ventre. Pas d’anus. [...] Le corps est le corps / il est seul / et n’a pas besoin d’organe.[7]

Ce n’est donc pas seulement l’expérience psychotique en soi, ni l’exemple de l’œuf souvent cité, mais la branche de recherche physiologique qui s’occupe des protozoaires (d’après Bernard la « physiologie générale ») qu’il faut avoir en tête si l’on veut comprendre plus précisément le phénomène du corps sans organes.

Dans son exposé, Tosquelles traduit ce phénomène par l’exigence que la matière en tant que telle soit conçue comme complexe et dynamique :

La dialectique nous apprend surtout à concevoir toute chose dans son développement. Dès lors, « esprit », « énergie » et « matière » ne peuvent plus apparaître comme des antinomies irréductibles : il s’agit des stades correspondants à l’évolution d’un tout dont ils sont partis.

Cette idée de développement apparaît d'abord comme très générale. Or, par la suite, Tosquelles applique cette vision dynamisée, presque ‘animiste’, de la matière à l’organisme vivant. Il explique ainsi que l’organe du cerveau ne peut pas être séparé non seulement de son environnement, mais aussi de son développement. Il s’agirait plutôt de « saisir l’action biologique d’un organe déterminé comme constitutive de la structure unitaire de cet organe déterminé, de sa matérialité ».         

Plus loin, Tosquelles se réfère aux « Manuscrits de 1844 » de Marx pour expliquer le fait que l’homme, par sa propre vie active, produit l’homme – soi-même et l’autre homme – et ce, jusque dans les rapports du corps et de ses organes.

Canguilhem, de son côté, lorsqu’il explique sa conception de la normativité de la vie, se réfère précisément aux micro-organismes. De plus, dans les passages correspondants de l’Essai, la question de la sexualité est directement abordée : « Vivre c’est, même chez une amibe, préférer et exclure. Un tube digestif, des organes sexuels ce sont des normes du comportement d’un organisme. »

Les organes sont les normes du comportement. Ce n’est pas la structure, ni la fonction, mais l’usage qui est le facteur déterminant. La normativité est donc une pratique. L’exemple de l’amibe cité par Canguilhem montre que le comportement lui-même produit les organes. C’est ce que décrit l’un des autres microbiologistes de l'époque, Alfred Binet, lorsqu’il indique que chez ces êtres, la nourriture est absorbée « soit à l’aide d'une bouche permanente », soit « à l'aide d'une bouche adventice, qui s’improvise au moment du besoin ». Les organes apparaissent avec leur usage et disparaissent après, dans la matrice liquide qui constitue le corps de ces organismes élémentaires.

Canguilhem est conscient du fait que la psychanalyse dispose d’une conception similaire de la normativité de la vie. Freud, en particulier, avec son recours aux formes les plus simples des organismes vivants, constitués d’une « vésicule » à peine différenciée du protoplasme, a développé une conception comparable, entre autres dans Au-delà du principe de plaisir. Dans sa remarquable étude sur la « Négation », Freud s’en sert pour rattacher l’émergence de la fonction de jugement à l’ingestion et à l’expulsion de nourriture comme elles peuvent être observées chez les organismes élémentaires.

En 1943, après la publication de l’Essai et après son séjour à Saint-Alban, Canguilhem, pour expliquer l’ancrage de la fonction de jugement et donc des valeurs dans la vie elle-même, s’appuie au début des années 1950 sur le physiologiste catalan Ramón Turró, qui était professeur au laboratoire municipal de Barcelone au tournant du siècle. Dès 1914, donc avant Freud, Turro a publié un traité sur Les origines de la connaissance, dans lequel il accordait à l’alimentation une place prépondérante dans le développement des jugements.

Turro parle de « l’existence d’une sorte d’intelligence inférieure », dont résultent les tendances qui guident l’animal dans le choix de sa nourriture, pour ainsi dire inconsciemment. En même temps, il accentue le rôle littéralement décisif de l'individu organique : « C’est le sujet qui, de lui-même, s’est fixé ces rations et il en a toujours été ainsi. »


Pour conclure

L'élément qui relie Canguilhem et Tosquelles est un marxisme vitaliste qui a étroitement lié la question de la vie au métabolisme entre l’homme et la nature. Marx a décrit ce métabolisme comme « travail » et a fait comprendre que celui-ci n'est en aucun cas une simple activité cognitive consciente, mais qu’il s’étend jusqu’au niveau du corps et de ses organes.

Dans la théorie psychiatrique de Tosquelles, ce marxisme vitaliste se traduit d’une part par l’adhésion matérialiste au « plan de la biologie médicale classique, d’où la psychiatrie ne peut ni ne doit s’évader ». La psychiatrie n’est donc pas une simple science humaine (une Geisteswissenschaft dans le sens allemand), mais pas non plus une pure science sociale. Elle fait d’abord et avant tout partie des sciences de la vie, et son point de départ est le corps et ses organes. Dans la folie, « la présence humaine » se révèle, en même temps que l’existence d’un champ infini « où toute forme, tout événement est possible ».

Solidement ancrée dans une considération du corps et de ses organes, la psychiatrie de Tosquelles s’oppose à l'hypothèse d’une « non-valeur » incarnée par les expériences vécues de la négation, de la néantisation et de la catastrophe, comme c’est le cas dans la psychanalyse, mais finalement aussi dans toute analyse du Dasein inspirée de Heidegger. Dans ces conceptions opposées « La liberté, la responsabilité, le sens et l’énergie propre de l’aliéné disparaissaient. »

Tosquelles s’inscrit dans le prolongement de l’exposé que le premier Marx a consacré à la production de l'homme en tant que Gattungswesen (être générique), et de l’exposé de Canguilhem sur le rapport entre le normal et le pathologique. En toute logique, Tosquelles déclare, avec une formule qui n’a rien perdu de son actualité : « L’homme normal et le fou sont des êtres qui se font eux-mêmes en prenant conscience de leur être. Dans le drame de l’existence on naît de ses propres manifestations. » Il ajoute : « La folie est une création, non une passivité ».

Les hommes sont des êtres vivants, des sujets qui se font eux-mêmes. Ce sont eux qui déterminent activement les normes selon lesquelles ils veulent vivre. Sous le titre Queer Tosquelles, c’est précisément là l’énoncé premier et décisif.


Publié initialement dans : Chimères No 107, Septembre 2025

 

[1] E. Roudinesco, La Bataille de cent ans, Histoire de la psychanalyse en France, 1925-1985, tome 2, Paris: Seuil, 1986, p. 204-205.

[2]Actualité de Georges Canguilhem : « Le normal et le pathologique », actes du Xème Colloque de la Société internationale d'histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse [4 décembre 1993]», organisé par F. Bing, J.-F. Braunstein, E. Roudinesco.

[3] G.Canguilhem, « Observation à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban (Lozère). (Juillet 1944, Maquis). Mme C…, », in : Georges Canguilhem, Œuvres complètes, tome IV : Résistance, philosophie biologique et histoire des sciences (1940-1965), Paris: Vrin, 2015, p. 184-185 et 188-189, souligné par Georges Canguilhem.

[4] C. Robcis, Désaliénation, Paris: Seuil, 2024, p. 93.

[5] G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris: Minuit, 1980, p. 298.

[6]  G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF 1966, p.118-119 ; Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, Clermont-Ferrand, 1943, Fasc. 100, Faculté des Lettres de Strasbourg.

[7] G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris: Minuit, 1972, p. 14.