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09 2002

Redémarrage perpétuel. Sur la praxis hybride de " personne n'est illégal "

Ralf Homann

Traduit par Francisco Padilla

" personne n'est illégal " (kein mensch ist illegal) est l'une des campagnes politiques et initiatives de mise en réseau les plus importantes des années quatre-vingt dix en République Fédérale Allemande. En commençant à partir de l'espace de travail hybride à la " documenta X " (1997), elle a été désignée comme un projet hybride de pratique politique et artistique depuis le début. Divers groupes se réfèrent à " personne n'est illégal " ou se distancient consciemment du projet, de la même manière que la campagne elle-même s'est référée au mouvement des sans-papiers en France et a voulu établir des différences avec les initiatives antiracistes traditionnelles. La coopération internationale dès les débuts de la campagne est maintenant poursuivie, après plus de cinq ans, en premier lieu par le biais de l'intégration au réseau " No Border " ayant été créé entre-temps.

" personne n'est illégal" a relié une multitude d'activités antiracistes dans des alliances politiques et esthétiques (par ex., pop-culturelles) complexes. Le début de la campagne a été marquée par un appel ayant été développé à la " documenta X ". Il a été adressé aux acteurs effectifs de la société majoritaire, et par conséquent s'est abstenu de faire des demandes réformistes adressées à l'état, en laissant dehors les arguments moraux de la politique traditionnelle de " souci " et les approches paternalistes. Dans ce contexte, au commencement de " personne n'est illégal ", des infrastructures d'assistance étaient au premier plan, telles que des services de consultation pour des personnes illégalisées, des projets d'aide médicale, l'asyle d'église ambulante en Allemagne occidentale, le support aux soi-disant passagers clandestins du trafic maritime international des côtes de l'Allemagne du nord, et les premiers border camps en Allemagne de l'Est à la frontière extérieure de Schengen avec la Pologne. Ces border camps n'ont entre-temps plus seulement lieu aux frontières territoriales, mais s'adressent également aux frontières intérieures et virtuelles. Le camp de 2001, par exemple, s'est focalisé autour de l'aéroport de Frankfurt, et le camp international 2002 à Strasbourg s'est centré sur la frontière digitalement organisée du Système d'Information de Schengen (SIS), avec son quartier général en Alsace. En 1998 (une année d'élection fédérale), " personne n'est illégal " a donné son soutien à la caravane pour les droits des réfugiés et migrants, initiée par des groupes d'exilés en Allemagne.

En 2000, " personne n'est illégal " a fondé la sous-campagne " deportation.class " qui, par le biais de la pollution d'image, est censée pousser la ligne aérienne nationale Lufthansa à abandonner le business des vols d'expulsions. Avec ses méthodes, la deportation.class a aussi abandonné les idées traditionnelles issues du travail antiraciste. En salissant l'image de l'entreprise Lufthansa et en perturbant leur management symbolique, cela a constitué également un rejet d'une approche politique identitairiste. En d'autres mots, l'apparence publique de la deportation.class ne reproduit plus les codes esthétiques et imaginations culturelles de sa propre scène dans le but de mobiliser cette scène, mais est plutôt un outil symbolique direct. La mobilisation de la scène est fondée sur le contenu du but visant à prévenir les expulsions et la lutte pour le droit de résidence.

La première manifestation on line en République Fédérale Allemande a également eu lieu dans le cours de la " déportation.class ", par le biais d'un sit-in virtuel dans les serveurs de la Lufthansa. Avec plus de 10.000 participants, la manifestation on line a aussi interrogé les possibilités pour l'action politique et activiste dans l'espace virtuel par le biais de la perturbation électronique. En même temps, cela a donné une impulsion à des discussions renouvelées concernant, par exemple, la mesure dans laquelle la politique de campagnes (virtuelles) est séparée de la pratique sociale ou immanente aux médias : quelle est la signification de la contradiction entre la perturbation électronique et la liberté d'information ?

Depuis le début " personne n'est illégal " a fait usage d'outils électroniques comme l'Internet. Dans les auto-descriptions ayant été publiées là-bas, mais non seulement là-bas, l'on affirme que " la campagne relie une exigence politique radicale à une compréhension tactique des médias et une présence dans le discours de l'art ". Ainsi, elle est une praxis hybride, c'est-à-dire, une praxis qui relie l'art, les médias et la politique. Le caractère déclamatoire est, d'une part, un programme désigné pour atteindre l'hybridité et d'autre part, il extrapole les approches effectives. Depuis le début de la campagne, des activistes politiques, des théoriciens, des activistes de médias, des artistes des beaux-arts, des musiciens, des designers, etc., y ont collaboré. L'interaction de leurs expériences et de leurs savoir-faire respectifs constitue un facteur de force de " personne n'est illégal ". Pour empêcher les mécompréhensions : il ne s'agit pas ici d'une simple attribution de rôles, par exemple, parmi les artistes, théoriciens et activistes politiques, ou même des modèles ethnificateurs ; ce sont plutôt les expériences communes rassemblées qui caractérisent cette praxis. Mis à part ces expériences en commun, il y a également des contextes de discussion qui développent avec des accents différents des musiciens, artistes, activistes politiques, théoriciens et journalistes par exemple. Et la participation existante dans les discours politiques, culturels et sociaux, parfois contradictoires, est continuée. L'imbrication des compétences ou le travail dans des contextes hybrides prend place sur l'arrière-plan des spécialisations et des socialisations qui ne peuvent pas être complètement dissoutes et qui ne veulent pas l'être. Cela est déjà évident dans le fait que certains préfèrent les groupes de travail politique, des projets sociaux concrets et de la recherche théorique, alors que d'autres choisissent pour leur praxis l'espace d'exercice ou le studio. Ce qui sous-tend ces points focaux sont les désirs personnels, le désir pour une charge d'énergie et l'atteinte ou la récupération du pouvoir de définition.

C'est précisément dans cette contradiction ouverte, ces situations vagues et ces relations transversales que se trouve l'option productive. Cela n'est pas perçu de manière automatique, mais toujours dans l'action concrète avec des difficultés concrètes. Cela présuppose de plus, non seulement de reconnaître les options situationnelles respectives pour l'action, mais également un intérêt à ne pas prétendre qu'il n'y ait pas de contradictions. Le but n'est pas d'atteindre une sorte de pureté dans le discours - pour utiliser une autre image : une élimination des virus - mais plutôt le maniement d'une configuration sale, qui travaille à la manière d'un redémarrage dans le cas où les choses sont coincées. C'est une approche qui a conscience des difficultés auxquelles la praxis hybride est confrontée. Certes, ces difficultés peuvent être atténués dans la théorie ou à l'aide des stratégies de mobilisation et de marketing, en référence, par exemple, à ses propres objectifs supérieurs - parce que plus exigeants -, mais en pratique ces difficultés persistent comme un défi. La dichotomie de la politique et de l'art n'existe pas seulement dans le marché des galeries ou dans les opérations traditionnelles des musées, mais également dans des contextes de gauche ou autonomes. Ici, pourtant, elle est remplacée par un ensemble spécifique de hiérarchies.

L'une de ces hiérarchisations consiste dans l'idée que l'art a un rapport auxiliaire à un noyau politique. Cette idée, qui est due aux traditions tant bourgeoises que de gauche du travail politique organisationnel, ne perçoit pas la production artistique comme une expression autonome du contenu ou comme une possibilité pour gagner du discernement, mais plutôt comme une réalisation artisanale des contenus qui sont situés et décidés ailleurs.

Pour le border camp de 1998 à Rothenburg, des activistes politiques ont proposé d'installer un " Mémorial à l'Aide de fuite inconnu ". L'idée était d'installer une sorte de stèle en pierre. Des artistes actifs dans la campagne ont été demandés d'aider avec la réalisation ultérieure. Au lieu de la stèle ils ont suggéré un " Parcours de santé : en forme pour l'aide à la fuite) ". Le " Parcours de santé " a consisté en plusieurs panneaux bleus devant être installés le long de la frontière entre l'Allemagne et la Pologne. Les panneaux recommandaient certains exercices, en commençant avec du simple entraînement physique et en assignant alors des tâches concernant la traversée secrète de la frontière, y compris des techniques aussi difficiles que la préparation des documents alias. D'une part, le " Parcours de santé " est sorti d'un développement d'un travail actuel par l'une des artistes engagés dans la campagne, le soi-disant " Parcours de santé pour artistes en formation ", mais d'autre part, il est issu de la connaissance et des réflexions sur le débat, à l'époque actuel, concernant " le Mémorial de l'Holocauste " à Berlin. La position par rapport à la question de savoir qu'est-ce qu'un mémorial, qui était entièrement compréhensible dans le contexte artistique, a été transférée au contexte de l'activisme politique afin d'enrichir la culture de manifestation. Au lieu de bannières, les panneaux ont été emportés et installés. Le travail artistique était absorbé par la culture politique activiste, mais n'a changé aucune des idées existantes. La procédure est resté la même que d'habitude : les " manifestants " ont marqué leurs contenus et la police qui les accompagnait a enlevé les contreventions contre l'ordre public. Le " Parcours de santé : en forme pour l'aide à la fuite " a été documenté par une vidéo de mobilisation, qui a été copiée et distribuée. Dans l'image, elle montre les manifestants dans leur chemin pour installer le " Parcours de santé ", et la bande sonore fournit les communications par radio de l'intervention correspondante de la police qui avaient été enregistrées.

Cette intégration des méthodes de travail artistique dans une action politique peut être d'abord lu comme une réalisation hybride exceptionnelle. C'est seulement lors d'un deuxième coup d'œil que le dilemme devient apparent : dans le cours de l'intégration, l'enjeu esthétique est disparu. Même dans le documentaire vidéo, préparée directement après, il n'y a plus d'indication du " Mémorial à l'Aide de fuite inconnu ". Au lieu de cela, le documentaire se rapporte à la confrontation avec la police qui est populairement utilisée pour établir l'identité dans l'activisme politique. La disparition de l'énoncé esthétique a été accélérée et facilitée en rendant le " Parcours de santé " un projet collectif au camp et en se dispensant de la notion d'auteur dans le sens du mouvement copyleft. De cette manière, le lieu auquel on aurait pu adresser de la critique et du feed-back a également disparu. La manifestation a été enrichie par le biais d'une idée pour l'action, mais la discussion esthétique a piétiné. Cela signifie qu'elle nécessite un redémarrage la prochaine fois. Dans la mesure où le lien " mémorial " est manquant, il ne sera plus possible de se référer à ces expériences. Dans le cours des préparations pour le deuxième border camp de " personne n'est illégal ", quelques musiciens ont déclaré que pour des raisons pratiques, ils ne seraient pas capables de jouer sous leur nom de bande bien connu, mais seulement sous un nom créé spécialement pour cette occasion. Il devint brièvement transparent, quels rôles les artistes occupent dans le contexte de l'action politique : lors du plénum de préparation, la déception a été formulé, une performance sous un nom différent était considérée comme inutile dans la mesure où elle n'avait plus de fonction de mobilisation.

Dans les modèles traditionnels d'organisation, le phénomène pourrait ne pas être intéressant au-delà de ceci. Bien entendu, un parti politique, un syndicat, une entreprise ou une autre corporation est heureuse de s'orner des artistes - et les artistes peuvent également profiter de ceci en termes de transfert d'images. Dans le contexte de la pratique hybride, pourtant, ceci demeure théoriquement surprenant et pratiquement énervant, parce qu'il perpétue précisément la séparation dont il proclame le dépassement. La forme du concert au bénéfice, par exemple, fonctionne sans autant de frictions. Elle permet à tous les participants - comme un contexte politique pour les organisateurs, un contexte artistique pour les bandes, et une infrastructure quelques fois commerciale pour les exploitants de la salle - d'agir de manière largement non perturbée, l'une à côté de l'autre, en s'énergisant mutuellement. Des expositions de posters et de flyers travaillent de la même manière. Elles peuvent servir à accompagner le soi-disant événement orienté vers le contenu ou même le constituer.

Une deuxième hiérarchie devient apparente dans l'économie de l'attention, qui est attribuée aux différents médias et pratiques utilisées dans la campagne. Pour décrire le problème de manière fort outrée : la préparation et le traitement subséquent liés au développement théorique basé sur des textes provoquent d'habitude des discussions substantielles, des débats et des tentatives de positionnement. La sélection de vidéos pour une soirée de films est basée sur des raisons immanentement politiques. Pour les posters et flyers, chaque plénum prétend à la compétence, tandis que la sélection des contributions musicales est confiée à des groupes de travail spéciaux, et la production issue du large champ de l'art dramatique ou des beaux-arts est triée pour le programme d'accompagnement et d'amusement. La distribution de l'attention orientée vers le contenu dans le processus décisionnel hybride suit, dès lors, largement celle de la société majoritaire. La plus grande importance politique est attribuée aux médias textuel et d'image, ce qui corrèle à nos habitudes de consommation. Cette préférence de consommation correspond au contrôle de celles-ci dans la production. La rédaction de textes est un processus hautement frictionnel et obligé d'établir un consensus, et la sélection des images est soumise à des règles du contenu politique, et non du contenu esthétique.

Une troisième hiérarchie concerne le corps. Plus le corps, et peut-être le danger auquel il est exposé, est manifestement mis en relation avec le contenu, plus on estime pertinente sa politicité. Dans le contexte hybride, cela peut générer un ordre qui imagine la pratique politique comme étant basée sur le cliché du streetfighter plutôt que de percevoir la pratique réelle qui est aussi une pratique sociale. Dans l'organisation des camps aux frontières, par exemple, cette hiérarchie génère des structures soi-disant protectrices marquées d'un habitus militaire et chargées, par conséquent, des significations dépassées, jusqu'à la distribution de rôles spécifiés pour chaque genre. La hiérarchie basée sur le corps est également évidente dans la censure portée à la production symbolique mécanique et digitale, dans le contexte de l'activisme politique. La prohibition de photographies ou d'enregistrements vidéo et audio est fondée sur une considération hiérarchique qui soutient que le corps est particulièrement mis en péril par des enregistrements. L'interdiction d'enregistrer du matériel visuel et sonore au Border Camp 2002 à Strasbourg, par exemple, ne fit que produire de l'absurdité : pour la seule raison des faits urbanistiques, les agents de l'Etat étaient libres d'établir une documentation concernant tous les corps du Camp de Strasbourg, alors que cela avait été refusé aux participants au camp. En même temps, l'interdiction révéla une valorisation inférieure des méthodes artistiques de la production symbolique par rapport aux actions corporelles. Dans la logique de la hiérarchisation basée sur le corps, ces méthodes deviennent inauthentiques et sont saisis et utilisées, au mieux, comme ornement.

La signification de l'art dans le contexte de l'activisme politique est le plus facilement acceptée avec l'argument que l'on peut y trouver un appui ou - si l'argument devient tout à fait banal - que c'est une manière de recevoir des fonds. La simplicité de l'argument est ancrée dans la position que l'art peut être utile ici uniquement pour ses applications financières. En même temps, cet argument néglige de considérer les contenus de la production esthétique et les conditions du champ de l'art. Dans le cas d'autres alliances jugées politiques, ce serait considéré comme bien normal. Cela montre, d'une part, que le soi-disant " appui " suppose une séparation de l'art et de la politique. D'autre part, cependant, la coopération visant à " l'appui " mène aussi à adopter le modèle du curateur du champ de l'art dans la pratique hybride, mais sans adopter les réflexions de critique institutionnelle sur ce modèle, qui sont pourtant possibles en art. Pour le dire crûment, cela aboutit à des " curateurs de la scène " qui prétendent et réalisent de la représentation à l'intersection de l'art et de la pratique hybride, mais de telle manière que leurs stratégies esthétiques, politiques ou personnelles ne peuvent être remises en cause. L'émergence de ce curating est aussi encouragée par le fait que les traditions liées au fonctionnement du musée corrèlent avec la série des hiérarchies esquissées ici.

Ceci marque aussi les lignes de conflit dans la pratique hybride qui peuvent être identifiées à travers des mots-clé tels que la représentation, la compréhension stratégique ou tactique de la pratique respective, mais surtout au niveau des approches politiques identitaires. La politique d'identité, entendue ici comme acquérant un agencement politique à travers la construction d'une identité par des méthodes d'inclusion/exclusion, pourrait être politiquement nécessaire en tant que plate-forme temporaire ; mais, comme stratégie à long terme, elle seconde la reproduction de rapports de domination.

C'est pour cette raison que l'objectif de la pratique hybride de " personne n'est illégal " a toujours été celui de ne pas fixer d'identités, mais plutôt le contraire : rechercher des intersections, des transitions, des dissolutions, des intérêts tactiques communs, ou au moins des malentendus productifs. Cela signifie que la pratique liant art et politique apparaît parfois faisable comme plug and play, même si son hybridité nécessite un redémarrage.