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07 2014

Une lutte pour la culture particulièrement riche d’enseignements en France

Robrecht Vanderbeeken

L'été culturel promet d’être particulièrement passionnant.  Pas tant  à cause  des activités  artistiques annoncées, que par la combativité avec laquelle les Français se mobilisent pour des conditions de travail équitables dans le secteur culturel, et en particulier pour tous ceux dont le travail est intermittent. De nombreux festivals d'été français se retrouvent avec un programme «modifié».  De nombreuses actions attirent notre attention sur la situation précaire des travailleurs culturels, résultat de la politique de restrictions et de privatisations que le gouvernement français veut mettre en œuvre.

Ces derniers jours plusieurs spectacles ont été annulés à Avignon, Tours, Arles, Aix-en-Provence, Paris, Marseille, Dijon, Strasbourg, Montpellier, Rennes et autres villes. Comme on peut l’attendre d'une guerre culturelle, on y expérimente de manière créative différents moyens d'action: des flash mobs, spectacles gratuits, manifestations avec des géants, manifestations nues, les universités ouvertes,  occupations festives de l'espace public. Ou des protestations ciblées dans lesquelles les acteurs prient poliment les ministres et d'autres responsables politiques de quitter la salle.  Appelez ça un pilori public courtois.

Beaucoup d'artistes, comme les icônes du théâtre que sont Peter Brook et Thomas Ostermeier, adressent des messages de solidarité.  Le metteur en scène Franck Halimi a mené il n’y a pas si longtemps une de grève de la faim de 52 jours. La chaîne ARTE canal (Strasbourg) était en grève. La FNAC d'Avignon est occupée. Partout en France on se concerte lors de réunions publiques sur ​​les nouvelles actions à venir. Les militants espèrent que la bataille devienne européenne.

Nos médias, par contre, se fixent sur les désagréments des grèves pour les voyageurs et les perturbations potentielles pour nos artistes flamands Alain Platel et Josse De Pauw. Le Standaard (03/07) n’évoque que les «nuages ​​sombres» au-dessus des festivals et sur les coûts financiers de ces actions.  De Morgen (03/07) en rajoute avec une histoire antisyndicale imaginaire : le plan des syndicats pour paralyser le festival de théâtre d'Avignon aurait échoué grâce à des artistes et des techniciens qui aurait  quand même voulu rester au travail et donc choisi d’autres types d’actions plus ponctuelles. Cobra (04/07) corrige : il y avait un préavis de grève, comme on l'appelle, et une grève avait été décidée, lors d’un vote des artistes et des techniciens dans la Cour d'Honneur, pour l'ouverture du 4 juillet.  Sur la forme des actions, des votes seront organisés en continu dans les jours suivants. Jeudi a été déclarée une journée d'actions coordonnées. Le samedi 12 Juillet, lui aussi sera un jour de grève nationale.


Tailler dans la culture

La cause ? François Hollande et le premier ministre Manuel Valls ont récemment décidé de réduire le budget de la culture française de 2,3%.  Cela rentre dans le cadre du grand «Pacte de  Responsabilité et de Solidarité », avec lequel le président social-démocrate veut économiser 50 milliards d’euro afin de donner plus d’ »oxygène » aux entreprises françaises. En outre, le travailleur de la culture est également touché par assainissement de 2 milliards dans l'assurance-chômage, dont ceux qu’on appelle les intermittents du spectacle ont à cracher 400 millions.

https://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=ftwXvWShZMg

Ces « intermittents » sont des employés dans le secteur culturel - télévision, arts du spectacle, musique, médias audiovisuels, cirque, spectacle, festivals ... - avec un statut particulier. Ce statut s'applique au travail de nature irrégulière, interrompu ou discontinu, donc presté de jour en jour, d'un emploi à un autre. Il est unique parce que tant les artistes que les techniciens ne sont donc ainsi pas obligés de travailler comme un indépendant ou en noir et peuvent donc profiter dans une certaine mesure du droit du travail et de l'assurance chômage.

L’artiste Kobe Matthys, qui soutient avec enthousiasme la résistance des intermittents a souligné dans une récente interview que notre «statut d’artistes» belge, qui a vu le jour en 2003 à l'initiative de la NICC (Nieuw Internationaal Cultureel Centrum) , est inspirée en partie du statut des intermittents. Une législation préexistante belge de 1969, à laquelle pouvaient recourir principalement les artistes de la scène a alors été étendue à tous les artistes. Aujourd'hui Kobe Matthys et le collectif State of the arts s'efforcent à travers des pétitions d’ouvrir ce "statut de l'artiste" à tous les salariés ayant un emploi discontinu.  Mais après sa réforme au début de 2014, ce statut est maintenant au contraire redevenu une affaire strictement  pour artistes, bétonnée avec un « visa d’artistes», pour veiller à ce qu’il reste « une exception pour les arts» Mesure d'économie, c'est évident.  C’est ainsi qu’une faiblesse de notre statut belge d’artiste reste que ses effets pratiques sont sous-exploités, pour par exemple, les artistes plastiques et les journalistes.

Les patrons français veulent réduire le nombre d’ayant-droit au minimum avec sans cesse nouvelles règles.

Ne vous faites pas trop d’idées sur l'exception que constitue le statut français des intermittents. C’est ainsi que ce contrat spécial, qui date de 1936 et a été adapté à plusieurs reprises, donne par exemple droit à un certain nombre de "jours chômés » indemnisés, mais alors calculées sur un 'temps de travail' limité, dans lequel le temps pour les répétitions et autres préparations n’est pas pris en compte. Pourtant, en ces temps néolibéraux où les emplois permanents deviennent de plus en plus rares, il offre une bouée à toujours en plus de travailleurs culturels.  Leur nombre est passé de 100 000 en 2000 à 254 394 en 2011. Du moins, ce pourrait l’être  pour tous ces gens si ce n’était que le nombre de personnes ayant droit aux indemnités n’était limité à 100 000 depuis déjà plus de dix ans. Pour des raisons budgétaires, ce sont des critères toujours plus sévères qui jouent.

C’est ainsi qu’environ 350 000 personnes travaillent actuellement dans le secteur du spectacle français. 100 000 d'entre eux ont un contrat normal de durée indéterminée ou déterminée. Les 250000 autres sont intermittents.  Grâce à ce statut spécial, ils peuvent prétendre maintenant aux droits sociaux et confier aux syndicats la défense de leurs intérêts.


Lutte des classes

Le MEDEF est la fédération patronale française, le pendant de la FEB, de l’UWE ou du VOKA chez nous, et en France aussi les organisations d'employeurs utilisent des stratégies offensives dures dans leur lutte contre les syndicats et la société civile, à la fois dans les médias et à la table de négociation. En raison de la «réussite» du statut des intermittents, les employeurs français veulent réduire le nombre de bénéficiaires à un minimum, avec toujours de nouvelles règles d’économie. Ils prennent donc de vitesse le seul système qui protège les travailleurs avec emploi discontinu contre la précarité. Qu’aujourd’hui seuls 100.000 des 250.000 intermittents reçoivent des indemnités pour leurs périodes de «chômage», c'est parce que la classe dirigeante trouve trop dangereux d'étendre cette «exception» et la protection sociale qui l’accompagne, dans un marché du travail où la main-d'œuvre flexible et mini-jobs sont la norme.

Le MEDEF s'oppose farouchement, depuis 1990, à  cette couverture sociale, mais reçoit maintenant le soutien de cette politique, qui le 26 juin a fait approuver un protocole du 22 mars 2014 selon lequel, en plus de nombreuses autres restrictions au droit aux prestations de chômage, les cotisations sociales de l'intermittents augmentent de 2% et la période d'attente pour les prestations de chômage de la moitié de la intermittents passent de 7 jours à près d'un mois. Pour beaucoup cela signifie dans la pratique jusqu’à deux mois de perte de revenus sur une base annuelle.

Remarquable est la manière dont le gouvernement et les élites patronales ont joué de concert ce printemps : à l'ouverture des concertations sur ces mesures, le MEDEF lançait cette proposition provocatrice  de tout simplement abolir le régime des intermittents. Cette thérapie de choc a conduit à des manifestations et des grèves en février et mars. L'Opéra de Paris a été occupé. Ce n’est pas le MEDEF, mais le secteur qui a pris les critiques de la part des médias et du public. Le 22 mars, on est alors arrivé à un accord entre plusieurs partenaires sociaux, en particulier les représentants des employeurs et les syndicats de la minorité menée par la CFDT, le syndicat social-démocrate de droite en France. Mais la CGT, le plus grand syndicat français qui est aussi le plus actif dans le secteur culturel, et les comités de la CIP, l'auto-organisation des intermittents, ont catégoriquement rejeté le nouveau protocole.

Malgré les nombreuses actions du secteur culturel, la ministre française de la Culture Aurélie Filippetti a salué le 22 mars ce fort problématique protocole d’UNEDIC, la caisse de chômage française, avec une bonne dose de théâtralité médiatique à la française, comme « le sauvetage des intermittents "comme si c'était son mérite personnel. Pour que ce soit clair : ce n’est pas que les travailleurs se présentent pour des privilèges supplémentaires. Ils résistent aux dégâts d’une politique de démantèlement, d’une «contre-révolution» pour ainsi dire.

Ce nouveau mouvement peut inspirer les secteurs culturels dans d'autres pays européens. Nota bene, le contrat d'emploi spécial des intermittents de 2003 avait été déjà bien malmené.  Cette réforme avait réduit l'accès aux prestations sociales et soumis les intermittents à un contrôle administratif condescendant et incompétent. Elle a conduit à un important mouvement de protestation à l'été 2003, avec notamment l'annulation du Festival d'Avignon. La protestation a été largement soutenue, même par le puissant Parti Socialiste français (PS), qui était alors dans l'opposition. Cependant, la contestation n'a pas abouti cette année-là, la réforme est restée en vigueur. Sarkozy a gagné. Mais la lutte est restée à l'ordre du jour, d'autant plus que le CIP, la Coordination des Intermittents et Précaires, a depuis lors su s’organiser fortement grâce à de nombreux relais régionaux.


Les ‘barricades’ françaises

Le «CIP» est un réseau organisé, au-delà des frontières des disciplines artistiques et de leurs institutions respectives, qui représente les intérêts de la partie de la «classe laborieuse » avec un contrat précaire ou à la recherche d'un emploi. La profondeur et l'efficacité avec lesquelles ce nouveau mouvement se développe, est quelque chose qui peut inspirer les secteurs culturels dans d'autres pays européens.   Trois choses sont importantes à mentionner ici.

Tout d'abord, le CIP est principalement une organisation syndicale qui a su convaincre travailleurs culturels de défendre ensemble leurs intérêts sans perdre de vue la diversité de leurs secteurs. Particularité de cette forme d’organisation, indépendamment de sa structure démocratique de base flexible, est qu’elle mobilise directement autour d'un thème spécifique. Ainsi, chacun est impliqué dans ce qui le concerne.  Ce n’est donc pas que tous les artistes et les organisations culturelles doivent d'abord se rassembler dans un groupe d’intérêt pour, à partir de là,  discuter concrètement.  Ou que les enjeux dépendent de l'agenda de certains syndicats dont le sommet est maintenant encore lié à la politique des partis.

La crise bancaire en 2008 a maintenant 5 ans, la pire crise depuis la Grande Dépression de 1930.  Une occasion historique manquée : à la place d’un vaste soulèvement populaire contre le néolibéralisme international, la communauté paie la note via une politique d'austérité permanente dont même de nombreux idéologues libéraux crient qu’elle aggrave la récession. L'opposition défensive de partis de gauche et les syndicats est clairement insuffisantes. De nouveaux mouvements, offensifs, sont nécessaires, eux qui, lentement, étape par étape, travaillent sur le long terme et surtout ont l’idéologie claire. Le CIP en est un bel exemple.

Cela nous amène à un deuxième point. Le CIP choisit une lutte solidaire des travailleurs culturels français, avec des personnes se retrouvant en dehors de leur secteur dans le même lieu de travail. Ce n'est pas seulement éthique mais aussi stratégiquement logique, parce que la critique du corporatisme l’action pour sa propre boutique (élitiste) – tombe à plat. Le modèle de l'intermittent est contre la logique de l'individualisation des salaires et des droits sociaux. [1] La liberté que défend le CIP, elle est pour tout le monde. L'un des slogans de 2003 était, par conséquent, «Ce que nous défendons, nous le défendons pour tous."

Depuis 2003, le CIP - et la CGT culture – travaille ainsi en toute cohérence pour un modèle alternatif de législation du travail et d’indemnisation du chômage, à partir d'un autre choix politique, une vision différente de la société même.  Ce modèle alternatif conforte les droits sociaux dans le contexte du marché du travail d'aujourd'hui, dans lequel  85% des contrats sont ponctuels, précaires ou à durée déterminée. Les contrats de travail de la « génération à 1000 euro» comme on l'appelle en Italie, ou celle de la « génération à 700 euros », comme ils disent en Espagne, au Portugal et en Grèce. Que le CIP s'attache à la solidarité, contre la culture contemporaine de diviser pour régner, apparaît bien quand on voit le modèle d'organisation à la base: au lieu d’agir au cas par cas, lors des permanences CIP, on y traite toujours deux plaintes similaires simultanément, de sorte que les intéressés apprennent à écouter les problèmes des uns et des autres et donc, aussi, peuvent se créer un contact social, en plus de la prise de conscience et d’un soutien moral, Dans la pratique, beaucoup de femmes enceintes qui sont particulièrement visées par la réforme se sont retrouvé en mesure de s’organiser de manière coopérative: les matermittentes.

 
Par-dessus les murs

La richesse de ce mouvement: il casse le consensus selon lequel la culture serait une «exception».

Troisièmement, la forme d'organisation solidaire de la CIP témoigne de la rigueur et d’un engagement soutenu. Alors que les mouvements de contestation, dans de nombreux secteurs de la culture, ne sont souvent guère plus des feux de paille, en général en réaction fugace à l’actualité médiatisée du moment, nous avons ici affaire à un contre-pouvoir coordonné collectif, qui par exemple proteste systématiquement contre les renforcements ré-exigés chaque année des réformes de 2003.  Donc, cela fait 11 ans que l’on revient chaque année au point où les politiques culturelles ont pris un mauvais tour. Elle montre aussi que la plupart des intermittents à la base sont bien au courant d'un dossier technique et complexe, ce qui rend très peu opérantes les tactiques de désinformation pour démoraliser ou semer la discorde.   Et ça parce que le CIP à 35 bureaux sociaux, qui offrent un contact local.

Dans le numéro d'été du magazine du CIP « Interluttants », nous lisons comment les différentes cellules réussissent à se structurer dans le CAP (Conséquences de L'application du Protocole): une permanence, un peu comme le Huurderbond chez nous, informe, conseille et accompagne dans les difficultés. Cette permanence fournit également les délégués qui assistent en soutien aux réunions publiques locales. Il y a aussi le CIP d'Ile-de-France, à Paris même qui, en collaboration avec des universitaires et gens de la culture, coordonne le réseau comme le ferait un bureau d’étude.

Bref, le CIP a déplacé la question de la protection sociale des intermittents vers celle de la protection sociale pour tous les salariés ayant un emploi discontinu, avec un salaire variable et des clients divers. Il s’est engagé pas seulement dans le domaine où tout le monde l'y attendait, le strict domaine de la culture. C'est aussi la richesse de ce mouvement : il rompt le consensus selon lequel la culture serait une «exception», une position  particulière dans lequel la politique aurait voulu parquer le mouvement pour ainsi mieux le contrôler. Le CIP exige au contraire de nouveaux droits sociaux, de sorte que cette exception devienne la «règle» pour tous ceux qui en ont besoin. Démarche qui est déjà comprise dans le nom CIP.  Le mouvement a ainsi ouvert un combat politique sur le front de la précarité et de l'appauvrissement dont une part croissante de travailleurs est victime, souvent dans le silence de la honte: artistes et tant d'autres.

rekto :verso   Nr. 62 juni - juli 2014
http://transversal.at/transversal/0607/corsani/fr
http://transversal.at/transversal/0707/lazzarato/fr
http://transversal.at/transversal/0207/lazzarato/fr