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09 2002

Les nouvelles souffrances du jeune TC [Travailleur culturel]

Ou: La responsabilité en matière de politique culturelle à l'époque du néolibéralisme globalisé

Elisabeth Mayerhofer / Monika Mokre / Paul Stepan

Traduit par Yasemin Vaudable

Depuis des décennies, l'image de l'artiste (homme ou femme) fait l'objet d'une prophétie impressionnante. "L'auteur" a déjà traversé plusieurs morts, et plusieurs légendes de "l'artiste" ont été remplacées par des contes tout aussi pieux à propos de la fin de celui-ci. (Zobl/Schneider 2001, 28). En tant que prototype contemporain, "le travailleur culturel" se voit faire l'objet de biens des discours; il s'agit en quelque sorte de la forme prolétaire de l'aristocrate, de l'artiste "génie" appauvri, laissant parfaitement une certaine marge de manœuvre à de nouvelles évolutions, comme par exemple dans le cas de monuments représentant des ouvriers/ouvrières soviétiques.

Le travailleur culturel (ci-après nommé TC) doit sa naissance à la manifestation de bouleversements sociaux aussi désignés par des termes à la mode comme la globalisation - l'économisation de la culture - ou encore la culturalisation de l'économie. Que doit-on entendre par ces changements, dans quelle mesure sont-ils véritablement nouveaux et comment se répercutent-ils sur les artistes? Ce texte a pour objet de répondre à ces questions.

 
Globalisation

"L'empire n'établit (…) pas un centre territorial du pouvoir et il ne repose pas non plus sur des frontières ou des barrières clairement établies à l'avance. Il est décentré et déterritorialisant, il est un appareil de domination absorbant progressivement l'espace global dans son ensemble, en en faisant ainsi partie intégrante de son horizon en plein élargissement. L'empire arrange et organise des identités hybrides, des hiérarchies flexibles et une multitude de rapports d`échange à travers des réseaux adaptés du commando. Les différentes couleurs nationales de cartes géographiques impérialistes se fondent en une seule et aboutissent dans l'arc-en-ciel de l'empire rassemblant le monde entier." (Hardt/Negri 2000, 10).

Voilà en bref l'idée véhiculée par cette thèse de Hardt et Negri établie dans leur œuvre "Empire" qui se penche sur l'ordre mondial actuel et les tendances à venir et qui a bouleversé les listes de vente: le capitalisme a atteint son objectif prévu. L'état-nation qui dans une phase d'évolution donnée était nécessaire à l'essor économique mais qui lui a tout de même fait obstacle dans ses activités à tendance globale, est révolu. La sphère politique s'est dissoute dans la sphère économique une fois pour toutes; les capitaux fluctuent au delà des frontières géographiques et politiques. Tout comme dans la version Marxiste de l'analyse du capitalisme, chez Hardt et Negri aussi, le capitalisme apparaît avec, en lui, ce qui conduira à son propre échec: la classe ouvrière chez Marx, les travailleurs sociaux (hommes et femmes) chez Hardt et Negri - désignés tous deux de prolétariat de par leur fonction révolutionnaire.

Il est clair qu'il s'agit là soit d'un modèle du monde fortement réduit aux nouvelles caractéristiques de ce dernier, soit d'une extrapolation d'évolutions actuelles dans l'avenir. En effet, jusqu'à présent les couleurs nationales de la carte géographique du monde sont encore distinguées les unes des autres de manière très nette même dans l'Europe unie. Bien que les états-nations aient, surtout en Europe de l'Ouest, délégué des compétences aux organismes inter- ou supranationaux durant ces dernières décennies, des domaines-clé comme la sécurité intérieure ou extérieure surtout, et/ou la politique d'intégration au sein de l'Europe, relèvent encore également de la compétence de l'Etat. Par contre en Europe centrale et en Europe de l'Est, ainsi que dans les états de l'ancienne Union Soviétique la notion d'état-nation ne s'est entièrement développée qu'après 1989 et connaît actuellement sa période la plus glorieuse. S'il y avait des doutes quant au patriotisme Américain perpétué, ils se sont certainement évanouis depuis le 11 septembre 2001. Dans le dit "tiers-monde" également, rien ne porte à croire à l'hybridisation d'identités nationales et politiques. De plus, les rapports qui règnent entre le "premier monde" (pays industrialisés) et le "tiers-monde" sont encore parfaitement descriptibles selon des modèles de centre-périphérie nuancés en matière de politique et d'économie. Il y a donc peu de preuves empiriques montrant que les identités collectives ne se définissent plus au niveau national ou sont même plus fragiles et hybrides dans leur ensemble que des constructions psychologiques de ce genre ne le sont toujours. Au contraire, beaucoup d'indices montrent qu'il y a un retour de la conscience nationale tout à fait réussi - comme par exemple les victoires électorales de partis d'extrême droite en Autriche, en Italie, au Danemark, en France et aux Pays-Bas, qui sont, en partie, à interpréter comme le refus de l'intégration Européenne ainsi que de la globalisation pour des raisons de nationalisme, ou encore les réactions Autrichiennes aux sanctions de l'Union Européenne, la création de traditions patriotiques à travers les enfants des populations immigrées en Europe Occidentale, la recrudescence d'intégrismes musulmans et chrétiens, etc.

Les modèles comme celui de Hardt et Negri, sont indispensables à la promotion d'une discussion politico-théorique, surtout en raison de la contradiction qu'ils entendent défier. Ils deviennent problématiques lorsqu' ils sont compris comme des directives pratiques d'actions politiques ou comme une image à l'échelle de la réalité. En effet, le grand mot quelque peu vague qu'est le terme d'empire, ou encore celui qui se cache justement derrière ce dernier, à savoir le terme encore plus vague d'économie ou de marché libre qui détermine le cours des événements dans le monde, rendent anonyme les réalités sociales tout en excluant de ce système les acteurs et actrices à proprement parler ainsi que leurs intérêts. Ainsi, l'analyse du potentiel de résistance politique ne peut-elle être faite qu'à un niveau très abstrait. L'on doit ici ajouter au diagnostique de Marchart[1] dans ce contexte selon lequel l'identification d'une multitude désorganisée de prestataires de services intellectuels en tant que sujet politique potentiel entend proposer le diagnostique du problème comme solution même de celui-ci, que Hardt et Negri n'apportent pas de contrepartie à ce sujet politique, et pas d'acteurs/actrices, contre lesquels leur combat politique pourrait s'orienter. "Le marché" ou "l'empire" sont des structures de l'ordre mondial ou des parties du monde; si elles devaient être modifiées ou remplacées par d'autres structures, il faudrait identifier celles qui s'opposent à un tel changement.

Cela soulève certes des problèmes en raison des nombreuses interdépendances existant entre l'économie et la politique d'une part et entre les détenteurs/trices de pouvoir dans le monde d'autre part, et c'est là une constatation tout à fait correcte de Hardt et Negri quand bien même elle n'est pas nouvelle. Dès les années 60, Raoul Vaneigem ne trouvait à la question: "Òù sont les responsables, ceux que l'on doit lapider?" dans le "International Situationist Bulletin" que la réponse: "Un système, une forme abstraite nous domine".(Vaneigem 1963) Cette forme abstraite, à savoir le capitalisme tel que le décrit Marx, la société du spectacle selon les situationistes ou encore l'empire de Hardt et Negri, est entraînée par les exigences du "système de marché total" (Kurz 1999, passim), auxquelles tout ce qui est social doit se soumettre, pour ne déranger ni l'économie ni le bien-être général.

 
Economisation de la culture

"L'évolution et les changements continus dans la production, le bouleversement continu de toutes les conditions sociales, l'insécurité et l'agitation permanentes distinguent l'époque de la Bourgeoisie de toute autre époque. Tous les rapports figés accompagnés des conceptions et des vues d'antan vénérables sur le monde se voient disparaître, tous les nouveaux rapports deviennent obsolètes avant même de pouvoir s'encroûter. Tout ce qui est corporatif ou solidement établi s'évapore, tout ce qui est saint est dénué de sa sainteté et les hommes sont enfin contraints d'adopter une approche terre-à-terre envers leurs conditions de vie, leurs rapports réciproques." (Marx/Engels 1848/1995, 5)

Cette description d'une économisation globale de la culture ne provient pas du nouveau livre-succès politique de Hardt et Negri, mais bien du "Manifeste communiste", dont la première publication remonte à 1848 comme on le sait. L'économisation de toute la vie sociale constitue une partie fondamentale de la conception du capitalisme de Marx - il critique l'aliénation qui lui est inhérente de l'homme au travail vivant, à la main d'œuvre, et la conçoit en même temps comme fondement principal de la rationalisation de la vie humaine, et par là-même du progrès social, de la condition non seulement du capitalisme mais aussi du communisme.

Marx ne ressentait guère de regret quant à la disparition des résistances culturelles; ceux qui assaillaient les machines ainsi que d'autres qui essayaient de maintenir leur style de vie face au capitalisme étaient pour lui des romantiques qu'il méprisait. Sa fascination ambivalente avait pour objet le nouveau système économique global ainsi que son pouvoir de définition, et l'on peut constater que150 ans après, Hardt et Negri sont encore sous l'emprise de cette fascination. Horkheimer et Adorno considérèrent la commercialisation de la culture d'un point de vue personnel fondamentalement différent dans la ”Dialektik der Aufklärung” (Dialectique de la raison 1994/1944) qu'ils consacrèrent à l'industrie de la culture. Les deux intellectuels de gauche qui se retrouvèrent à Los Angeles en plein milieu du centre des usines de rêves capitalistes alors qu'ils fuyaient le national-socialisme, furent épouvantés à la vue de l'uniformisation et de l'emprise qu'avait gagné le capitalisme sur la plupart des domaines de ce qu'ils entendaient par culture, tels que la vie privée, les rapports humains, le plaisir et la pensée. Ils furent étonnés par le fait que sentiments et autres besoins profondément éprouvés par l'homme pouvaient être suscités puis satisfaits voire assouvis, mais aussi surpris par la dégénérescence du loisir en tant que monde parallèle à celui du travail aliéné.

”L'amusement est le prolongement du travail dans le capitalisme tardif” (ibid., 145) y dit-on, ”l'industrie de la culture trompe constamment ses consommateurs sur ce qu'elle n'arrête pas de leur promettre” (ibid, 148). En effet, dans la société de consommation, la liberté signifie ”la liberté du pareil au même”. (ibid., 176.) La rencontre de l'économie et de la culture tant acclamée actuellement par des adeptes des "Cultural Studies" jusqu'à Franz Morak, et se présentant sous forme ”d'industries culturelles” (cultural industries) avait donc déjà été constatée il y a à peine 60 ans certes, mais elle fut jugée de manière tout à fait différente.

La colère et la déception, qui paraissent à travers l'idée centrale de ce texte sont dues à l'espoir perçu par les auteurs dans la capacité de résistance de la culture.

Toutefois, il n'en allait pas pour eux de la culture du peuple, qui devait échapper à la reprise par le monde de production industrielle - leur nostalgie avait pour objet l'art de l'élite autonome, dont il attendait une résistance potentielle faisant qu'elle agisse indépendamment du carcan de l'efficacité de la société bourgeoise.

Horkheimer et Adorno traçaient donc une limite bien claire, à peine défendable d'un point de vue heuristique, entre la culture, "qui avait depuis toujours contribué à la maîtrise des instincts révolutionnaires comme à celle des instincts barbares” et l'art autonome. Ce point de vue normatif doit vraisemblablement être interprété plutôt comme reflet de leur propre situation et histoire que comme une déduction strictement scientifique. En effet, la culture conçue comme l'ensemble des normes et des valeurs des communautés, peut tout à fait ne pas nécessairement servir à "la maîtrise des instincts révolutionnaires” mais plutôt répondre aux situations spécifiques des exigences économiques du système politique en place par une résistance. A la description non-dialectique et statique du rapport entre la structure économico-technologique et la superstructure socio-politico-culturel de Marx, renforcée de plus belle chez Lénin (socialisme=étatisation+éléctrisation), Antonio Gramsci opposait une analyse différenciée du rapport entre l'économie et la culture. Ni le maintien du pouvoir ni le changement de pouvoir, ne sont, selon lui, possible sans l'hégémonie culturelle. Les révolutions ne sont pas forcément suscitées par le progrès technologique et économique, mais nécessitent au contraire une "idéologie" appropriée, qui, elle, n'est pas - comme cela est le cas dans certains écrits de Marx - un résultat automatique de la position de classe du sujet, mais nécessite une médiation (Gramsci 1980, passim, p.ex. 219). En effet, les impressions culturelles sont durables et dépendent de facteurs variés. C'est pourquoi leur changement ne peut pas simplement s'opérer à travers le remplacement d'une structure idéologique par une autre, mais grâce à de nouvelles pondérations, de nouvelles formes de récit, ainsi qu'à l'apport de nouvelles idées pouvant se rattacher aux anciennes.

Les réflexions de Gramsci étaient et sont toujours d'une importance majeure quant à l'approfondissement de la conception marxiste de la société et ont été reprises avec intérêt par la "nouvelle droite"; des hommes et femmes politiques dans le courant principal du capitalisme n'avaient par contre jamais éprouvé le besoin de faire de telles considérations théoriques, car depuis l'époque du début du capitalisme, ce système économique était parvenu à s'imposer à tous les niveaux de l'existence humaine. Structure et superstructure, économie et culture, marché et idéologie n'avaient jamais été aussi clairement délimités auparavant que dans la vision marxiste. Depuis Adam Smith, les images appropriées et les formes de discours suivent l'évolution économique[2]. L'économisation de la culture est donc apparue au même moment que la culturalisation de l'économie au 18ème siècle - il s'agissait alors d'adapter les formes culturelles traditionnelles aux nouvelles exigences économiques, alors que ces dernières devaient simultanément pénétrer le monde sensé de l'homme et donc être culturalisées. En même temps, cette culturalisation de l'économie a connu une brusque évolution qualitative par la substitution successive de la production de sens/symboles à la production de marchandises.

 
Culturalisation de l'économie

"Having from the workshop to the laboratory emptied productive activity of all meaning for itself, capitalism strives to place the meaning of life in leisure activities and to reorient productive activity on that basis. Since production is hell in the prevailing moral schema, real life must be found in consumption, in the use of goods. (...) The world of consumption is in reality the world of mutual spectacularization of everyone, the world of everyone's separation, estrangement and nonparticipation." (Debord 1994/ 1960, 698)

Tout comme Gramsci, l'Internationale situationiste développa davantage dans sa critique de la société le rapport décrit par Marx entre l'économie et l'idéologie. Plus essentialiste que l'approche de Gramsci, cette dernière se réfère principalement à la notion de "fausse conscience", à laquelle sont soumis non seulement les perdant(e)s mais aussi les gagnant(e)s du système à travers la pénétration de tous les domaines sociaux et de toutes les classes par le capitalisme. Toutes les formes de vie sociale, toutes les expressions culturelles, toutes les formes d'organisation politique sont considérées comme une partie du spectacle, servant à détourner l'attention de l'homme de ses intérêts réels, existant dans l'immédiat et le présent.

Cela ne fait pas de doute que le spectacle joue un rôle toujours plus important, à mesure que les besoins vitaux de base de la population (du "premier monde") détentrice d'un pouvoir d'achat sont satisfaits et que les mouvements de capitaux financiers s'éloignent de la production de biens réels. Non pas la satisfaction de la demande existante par l'offre mais la création de demande se situe au centre de l'économie. Comme l'exposent Hardt et Negri - certainement pas les premiers - mais de manière d'autant plus concise, la production de plus-value, qui était due au travail de masse dans les usines du temps du capitalisme précoce, incombe aujourd'hui au travail immatériel et communicatif. En même temps, de par leurs domaines d'application élargis et approfondis, les forums et les possibilités de communication jouent un rôle primordial dans l'évolution d'une société disciplinaire vers une société de contrôle, dans laquelle les contraintes extérieures sont remplacées par des mécanismes disciplinaires intériorisés. Les hommes revêtent donc une fonction d'auto-dompteurs dans l'effort constant d'optimisation.

En résumé: depuis ses débuts le système économique du capitalisme a successivement pénétré tous les domaines de la vie et toutes les régions géographiques du monde engendrant ainsi une uniformisation relative de ces derniers. Selon différentes époques, il y est plus ou moins parvenu; les changements récents dans le domaine de l'économie et de la politique ont eu dans ce cadre un effet accélérateur, qui ne pousse pas seulement Hardt et Negri à supposer que nous sommes à l'époque d'un ordre mondial fondamentalement nouveau. Les discours portant sur la politique et la théorie de l'art et de la culture partent pour la plupart du principe que ce nouvel ordre mondial engendre également un positionnement fondamentalement nouveau des créateurs d'art. Mots-clés: cultural workers et cultural industries (industries culturelles, IC).

Cependant la subsomption de tous ceux qui travaillent dans le secteur de la culture et des médias ou dans les domaines d'autres secteurs de l'économie ayant trait à la production de symboles, rassemblés sous le terme de "cultural industries" ne semble pas seulement être dénué de tout caractère contraignant mais s'avère aussi inutile d'un point de vue heuristique. Il n'est pas évident d'un point de vue empirique, que ceux qui jusqu'à présent travaillaient dans le secteur de la culture au sens restreint du terme peuplent à présent les IC, et il ne va pas non plus de soi que tous les groupes professionnels cités sous les définitions internationales des IC aient suffisamment de caractéristiques communes qui puissent rendre légitime une telle classification. De plus, il semble peu sensé d'entreprendre un tel rassemblement de toutes ces catégories, dont le dénominateur commun réside dans le fait qu'ils ne sont plus adaptés aux schémas habituels d'une part et qu'ils n'ont que vaguement à faire à ce qui est "symbolique".

Il semble évident, à la lumière de ce qui a été dit jusqu'à présent, qu'il y a des évolutions sociales pouvant être résumées par des slogans comme la globalisation, l'économisation de la culture et la culturalisation de l'économie. Il semble cependant d'autant plus évident que ni la situation dans le temps (toute nouvelle? ayant existée depuis toujours? avec autre chose entre temps?) ni le caractère radical de ces dernières ne sont vraiment clairs. Par opposition à cette constatation, l'on peut néanmoins supposer assez clairement que le discours sur la société en général et la position des créateurs d'art au sein de cette dernière en particulier est essentiellement influencé par ces slogans.

Pour ce qui est de la position des créateurs/créatrices d'art, l'implication de ce discours réside surtout dans l'idée que les artistes peuvent également survivre sans financements publics, et que, plus encore, leurs activités apportent une contribution essentielle à l'essor économique. Le discours qui nous intéresse ici est donc, en premier lieu, un discours de politique culturelle qui, paradoxalement, se caractérise par le fait que, compte tenu du marché libre dont les activités sont illimitées et incontrôlables, les possibilités et les nécessités d'actions de la politique culturelle sont niées. Pour les créateurs de culture mêmes, la libération de la tutelle de l'Etat et le passage à l'auto-responsabilité au sein de l'économie de marché offrirait, dit-on, la possibilité de conjuguer leurs intérêts créatifs particuliers avec l'activité de subsistance - p.ex: passage direct de la sous-culture juvénile à la carrière d'entrepreneur, sans connaître aucune aliénation à travers les conditions imposées par le monde professionnel. Cependant les cultural workers "indépendants" ("self-employed") n'échappent pas à l'aliénation au sens marxiste classique du terme, l'expropriation de la plus-value du propre travail; bien au contraire, en raison de l'absence totale de formes traditionnelles d'organisation politique et économique, ils sont beaucoup plus exposés à l'exploitation de leur main d'œuvre que ne le sont leurs congénères vivant dans des conditions professionnelles régulières.

Dans l'ensemble, ces facteurs débouchent sur l'image souvent mentionnée du "travailleur culturel" jeune, dynamique et flexible qui accomplit plusieurs travaux plus ou moins créatifs en l'espace d'une semaine de 80 heures, et se sent bien en plus de cela. Bien sur, ceux qui ont particulièrement besoin de la protection offerte par les conventions de droit du travail et les mesures syndicales comme par exemple les mères ayant des enfants ou les personnes dont les possibilités d'insertion dans le monde professionnel ne sont pas illimitées en raison de leur âge ou de leur état de santé restent sur le carreau. Les IC deviennent ainsi le secteur prototype de "l'aliénation autonome" (Hardt/Negri) de la société de consommation.

Des réponses politiques à la situation concrète des TC sont (encore?) inexistantes. Des organisations traditionnelles de travailleurs hommes et femmes comme les syndicats avant tout semblent ni capables ni désireuses de se pencher sur des problèmes de rapports atypiques régnant entre le patronat et les salariés. De plus ce genre de structure d'organisation traditionnelle rencontre un enthousiasme plutôt limité auprès des parties concernées. L'on assiste bien plus à l'espoir de chacun/e d'accéder malgré toute évidence statique à une carrière exceptionnelle, qui lui ouvrira du jour au lendemain les portes d'une gloire rapportant bien et célébrée de tous. L'ancienne légende du rêve américain faisant du plongeur un millionnaire, connaît ici un retour triomphal. Sur le fond des formes de discours décrites dans cet article, une telle attitude ne semble guère surprenante. Qui oserait sérieusement contrer l'empire en faisant la grève ou rompre l'omnipotence du marché par des contrats collectifs?

Cela met le doigt sur le danger politique intrinsèque à des théories comme celles de Hardt ou de Negri. Trop de détails sont sacrifiés à la généralisation, qui dans son abstraction prépare le terrain à la transformation de ce qui est déjà existant en démon. Même s'il faut donner raison aux théoriciens/ennes allant de Marx à Negri lorsqu'ils disent que les conditions économiques constituent le fondement par excellence de tous les autres domaines sociaux dans le capitalisme, l'on a quand même toujours trouvé durant ces deux derniers siècles des cibles d'attaque politiques, pour, certes, ne pas renverser l'ensemble de la structure sociale mais la déranger ou du moins la remettre à sa place. Le point d'attache essentiel d'une critique politique tout à fait fondamentale résidait dans les promesses de la démocratie libérale, qui n'ont jamais été réalisées étant donné qu'elles se sont toujours heurtées aux exigences du système économique, tout en manifestant néanmoins un effet politique. Bien des mouvements politiques se sont référés aux trois grandes valeurs revendiquées par la Révolution française remportant ainsi des victoires politiques successives. En avançant la thèse de la fin de l'Ere de la démocratie de l'état-nation et du réseau intangible de l'empire qui s'y substitue, Hardt et Negri retirent à la critique politique son contrepoids - du moins de manière anticipée comme cela est précisé dans la première partie de ce texte, car le pouvoir de l'état-nation est encore loin de sa désintégration. Beaucoup de choses portent à croire que les acteurs/trices de l'ordre mondial ont à peine changé durant ces dernières décennies: ce sont comme toujours des entreprises économiques agissant au niveau inter- et transnational et au niveau des gouvernements nationaux - même si ces derniers apparaissent désormais avec des rôles doubles ou triples, dans lesquelles ils décident aussi d'agenda transnationaux à travers l'ONU par exemple ou le Conseil des Ministres de l'Union Européenne ou sont eux-mêmes représentants d'entreprises. Si ce diagnostic devait s'avérer juste, alors rien n'empêcherait de continuer à adresser la critique ou la protestation à et contre ceux dont la légitimité dans ce système dépendait et dépend toujours de leur reconnaissance dans le cadre national, à savoir les gouvernements nationaux. L'on exigera de ces derniers qu'ils endossent également leurs fonctions inter- et transnationales dans l'esprit de leur mandat démocratique. Cela signifie dans beaucoup de cas qu'ils commencent par introduire des structures démocratiques. L'on exigera de ces derniers également qu'ils empêchent l'économie de maîtriser la politique et qu'ils fassent des propositions, discutent et travaillent sur la mise en œuvre des programmes de politiques culturelles, au lieu de voiler l'absence de concepts par des mots chics et peu révélateurs comme "creative industries" (industries créatives). Etant donné que bien de ces exigences ne vont être qu'un coup d'épée dans l'eau, c'est la légitimité de ces hommes et femmes politiques nationaux qu'il faut contester - au lieu de les exempter de toute responsabilité en tant que pions de l'empire pour ainsi se joindre finalement au discours hégémonique de la primauté de l'économie de marché. Il n'est pas possible de déterminer à l'avance sous quelle forme et sur quelles plate-formes ce genre de discours pourrait avoir lieu, p.ex. à travers une évaluation artificielle du local au profit du nomadisme. Au contraire, cela doit dépendre de conditions concrètes par lesquelles les créateurs d'art et de culture sont concernés.


Bibliographie

Debord, Guy (1994/1960), Preliminaries Towards Defining a Unitary Revolutionary Program. In: Harrison C./Wood P. (1994), Art in Theory 1900-1990. An anthology of Changing Ideas. Oxford , UK and Cambridge, USA.

Gramsci, Antonio (1980), Zu Politik, Geschichte und Kultur. Reclam- Verlag Leipzig.

Hardt, Michael/Negri, Antonio (2000), Empire. Die neue Weltordnung. Frankfurt/ New York.

Horkheimer,Max/Adorno, Theodor (1994/1944), Dialektik der Aufklärung. Philosophische Fragmente. Frankfurt.

Kurz, Robert (1999), Schwarzbuch Kapitalismus. Ein Abgesang auf die Marktwirtschaft. Frankfurt.

Marx, Karl/Engels, Friedrich (1848/1995), Das Kommunistische Manifest (Manifest der Kommunistischen Partei). Trier.

Smith, Adam (1976/1776), An Inquiry into the Nature and Cause of the Wealth of Nations. General Editors: R. H. Campbell and A. S. Skinner. Textual Editor: W. B. Todd. Oxford University Press.

Vaneigem Raoul (1963), Basic Banalities 2. In: International Situationist Bulletin 8/ 1963, http://library.nothingness.org/articles/SI/en/display/11, zuletzt kontrolliert: 2002-08-02.

Zobl Beatrix/Schneider Wolfgang (2001), Die Legende von der Autorenschaft und die Legende vom Ende der Autorenschaft. In: kulturrisse 01/01, S. 28.


[1] Cf. Oliver Marchart, "Der durchkreuzte Ort der Partei", dans: G. Raunig (éd.), Transversal. Kunst und Globalisierungskritik, Wien: Turia + Kant 2003, pp. 204-210.

[2] Cf . par exemple la "invisible hand" (main invisible) qui selon Adam Smith (1976/1776, 456) structure le monde d’une telle façon que l’égoïsme de l’homme engendre le bien-être général.