10 2007
La photographie comme art illégitime
Pierre Bourdieu et la photographie
Traduit par Denis Trierweiler
Rétrospectivement, Bourdieu a placé dans une relation réciproque ses premières recherches ethnographiques menées en Algérie avec celles qu’il a faites dans le Béarn, et toutes deux sont d’une importance centrale pour son rapport à la photographie[1]. En Algérie, il a étudié l’exode de la société traditionnelle, et son intérêt – comme sans doute aussi la compréhension intuitive qu’il en a – pour ce processus venait essentiellement de là que cette transformation concernait des structures sociales qui lui étaient familières par sa région d’origine, le Béarn. En collaboration avec Abdelmalek Sayad, qu’il avait connu à l’université d’Alger, il a cherché, après son retour d’Algérie, à entreprendre quelque chose comme l’inversion du célèbre projet des Tristes tropiques de Lévi-Strauss ; une ethnographie inversée, pour « observer les effets que produirait sur moi l’objectivation du monde propre[2] ». Il a trouvé les « tristes paysans » du Béarn, dont les valeurs culturelles étaient livrées à un processus de dévalorisation en raison du comportement urbain et moderne des voisins de classe, les classes moyennes[3], se définissant de plus en plus par la consommation. En tant qu’anthropologue indigène, Bourdieu rangea son appareil photo et étudia les conséquences avec lesquelles la technique de reproduction de l’image des « Temps modernes » pénétrait dans le monde traditionnel du Béarn, alors qu’en Algérie, il avait utilisé la photographie pour documenter le passage dramatique d’un mode de production précapitaliste vers une économie capitaliste moderne et rationalisée. En un sens, Bourdieu a perdu par là la possibilité d’un commerce naïf et confiant avec la photographie, parce que son étude sur l’utilisation sociale de la photographie au seuil de la modernité lui a démontré, dans sa propre culture d’origine, que les reproductions prétendument objectives de la réalité photographiée devaient à vrai dire se soumettre bien plus fortement aux impératifs de la vie sociale que ne le fait croire leur structure technique immédiate. C’est la raison pour laquelle l’un des premiers essais de Bourdieu de l’année 1965, The Peasant and Photography[4] – d’ailleurs le seul texte qu’il ait publié avec son épouse Marie-Claire, et qui sera en partie repris la même année dans Un art moyen[5] – est très important si l’on cherche à reconstruire quels types de questionnement ont guidé Bourdieu dans son analyse de la photographie. Pourquoi est-il impossible à un paysan de se servir d’un appareil photographique alors que les classes moyennes, dans son environnement immédiat de petit bourg, utilisent l’appareil tout naturellement, en particulier pour documenter des rituels familiaux ? Ce n’est pas que la photographie n’apparaisse pas dans le monde paysan : les grandes fêtes qui sortent du quotidien doivent même être photographiées. Mais il faut pour cela que l’on engage un photographe professionnel qui donne des directives pour la mise en forme de l’image, afin de rendre possible une représentation spécifique de groupe. Il faut à tout point de vue que soit évité un snapshot (ainsi par exemple les scènes de danse ou les repas ne sont pas photographiés), car il faut un contrôle complet de la mise en forme, de sorte qu’au bout du compte, ce ne soient pas des individus avec leurs caractères particuliers qui deviennent reconnaissables (ce qui est entre autres recherché de nos jours dans la photographie d’amateurs), mais des rôles sociaux. Il est tout à fait évident – c’est l’interprétation de Bourdieu – que dans ce contexte, l’invention de la photographie est utilisée pour jouer un rôle spécifique dans l’unité familiale ; on retrace des cérémonies familiales pour consolider la solidarité de groupe. C’est là un thème classique d’Emile Durkheim : « Si l’on admet, avec Durkheim, que la fête a pour fonction de revivifier et de recréer le groupe, on comprend que la photographie s’y trouve associée, puisqu’elle fournit le moyen de solenniser ces moments culminants de la vie sociale où le groupe réaffirme solennellement son unité[6]. » Personne ne s’intéresse ici aux implications esthétiques et techniques de la photographie elle-même ; personne ne songerait à représenter des scènes sociales quelconques en dehors de celles qui sont socialement prédisposées pour être photographiquement reproduites. C’est là le sens de la formule des « usages sociaux de la photographie » qui, dans le monde traditionnel de la population rurale du Béarn, visent à la consolidation de l’intégration sociale. Consolider l’intégration veut dire simultanément délimiter l’appartenance sociale propre en la distinguant d’autres groupes sociaux. « La pratique de la photographie, luxe frivole, serait, pour un paysan, un barbarisme ridicule ; s’adonner à cette fantaisie ruineuse de citadin, ce serait un peu comme d’aller, aux soirs d’été, faire sa promenade, en compagnie de sa femme, à la façon des retraités du bourg. “Un paysan, faire de la photo, laissez-moi rire ! Laissons ça aux gens de la ville !” […[7]] »
La première sociologie de la photographie chez Bourdieu est donc fortement influencée par la sociologie durkheimienne classique, ce qu’il faut comprendre, tout comme l’orientation empirique, comme réaction aux « médiologistes de masse[8] », de même que Bourdieu s’érige d’une façon générale contre le concept de culture de masse qui incarne, de son point de vue, un mode de pensée antisociologique. Mais il existe aussi des innovations théoriques qui vont au-delà de cette orientation durkheimienne. Dans son autobiographie, Esquisse pour une auto-analyse, Bourdieu donne une indication sur « le style tout à fait personnel de sa recherche[9] » : un objet empirique relativement courant, la photographie, lui donne la possibilité de discuter « des problématiques essentielles, en particulier de l’esthétique kantienne », tandis qu’un objet d’examen de rang inférieur le conduit au centre de l’examen philosophique légitime. Une autre indication encore concerne le rang de L’art illégitime dans le développement des fondements de son orientation théorique : le concept central dans son œuvre de la « disposition » a été pour la première fois clarifié dans l’introduction à Un art illégitime ; caché en un lieu où de telles trouvailles devaient nécessairement agir comme des corps étrangers et ont peut-être empêché certains lecteurs(trices) de prêter davantage attention au livre. Ce dont Bourdieu se targue – et qui est en premier lieu dirigé contre les lois structurales de Lévi-Strauss et contre le libre choix existentialiste chez Sartre – est une science qui aimerait rapporter de manière autoréflexive le processus de l’intériorisation d’objectivation en tant qu’habitus et ethos de classe aux fondements de la pensée sociologique. La médiation entre objectivisme et subjectivisme dans les sciences sociales – un projet que Bourdieu a infatigablement poursuivi dans ses prises de position méthodologiques – est formulée ici, dans l’introduction à Un art illégitime, pour la première fois. Et nous pouvons maintenant analyser comme une praxis structurée par son habitus de classe la conception du paysan qui trouve déroutant de se servir d’un appareil photographique. L’élément fondamental de l’ethos paysan est la directive d’agrandir la propriété héritée. D’où l’aversion de ce groupe à investir dans des biens de consommation, alors que les moyens pour cela sont disponibles. Il ne s’agit pas du fait que la technique coûte de l’argent. La pratique de la photographie est un luxe citadin, c’est le geste du parvenu ; l’appareil est le symbole de la modernisation en marche, qui se réclame de l’innovation, et c’est précisément ce qui est suspect dans la logique de l’ethos de classe de la société paysanne. Dans cette perspective devient également compréhensible pourquoi le paysan photographe ne représente pas seulement une figure ridicule, mais à la différence du petit bourgeois citadin ou du touriste photographe, représente une menace pour l’intégration sociale : son propre groupe relationnel comprendrait nécessairement sa pratique de la photographie comme un moyen de se distancier de lui.
Cependant, en aucune façon les choses ne se passent comme si Bourdieu avait renoncé à réduire les diverses appropriations sociales de la photographie aux raisons déterminantes des habituelles attentes de classe. C’est tout particulièrement un élément formel des objets photographiés qui est déjà mis en avant par Pierre et Marie-Claire Bourdieu : à savoir le principe de la frontalité[10]. Dans la photographie de portrait ou dans les laborieuses mises en scène des photos de mariage « L’honneur veut que l’on se tienne pour la photographie comme devant un homme que l’on respecte et dont on attend le respect, de face, le front haut et la tête droite[11] ». Dans une remarque, il renvoie à « l’homme d’honneur » chez les Kabyles comme étant celui qui montre son visage, qui regarde le visage de celui qui lui fait face tandis qu’il découvre le sien[12]. Dans une société basée primairement sur l’honneur et la dignité, « dans ce monde clos où l’on se sent à tous les instants et sans issue sous le regard des autres[13] », il faut à tout prix que soit produite une représentation corporelle contrôlée et renvoyant au statut ; d’où la pose rigide, soldatesque qui doit donner là une image clairement lisible à tous égards, comme s’il fallait redouter une mécompréhension ou une confusion si l’on s’écartait de cette conventionalité extrême. Bourdieu parle du « respect réciproque » que doivent engendrer ces photos qui misent à ce point sur la frontalité. Le thème de la frontalité est une variation supplémentaire de la thématique de la tradition et de la modernité, telle qu’elle est typique des premiers écrits de Bourdieu. La frontalité en tant que moyen formel dans la photographie cherche à miner la spécificité du médium – le snapshot, l’image fugitive – par temporalisation ; tout doit être fait pour l’éternité, et c’est ainsi que Pierre et Marie-Claire Bourdieu en viennent finalement à comparer les paysans inanimés qui posent sur les photos de mariage avec les arrangements et les poses que l’on trouve sur les mosaïques byzantines[14].
Une deuxième innovation théorique que l’on peut lier au projet photographique de Bourdieu tourne autour du concept de la légitimité culturelle ; par où est également thématisée la question de savoir pourquoi la photographie doit, selon Bourdieu, être considérée comme un art illégitime. Ce qui est engendré avec l’invention de la photographie est l’idée qu’il s’agirait d’un modèle neutre de la représentation, qui garantirait objectivité et véracité. En ce sens, la perspective linéaire et la modalité du voir qui y est liée ont reçu un fondement mécanique avec la photographie. La mise en question de cet objectivisme, qui fait aujourd’hui partie des paradigmes évidents des visual studies, et qui a été initiée dans les années 1920 en histoire de l’art par l’influent essai d’Erwin Panofsky sur La perspective comme forme symbolique, est reprise par Bourdieu à travers les travaux de Pierre Francastel. « C’est la vision du cyclope, non de l’homme, que donne la caméra », peut-on y lire ; dans le sens de la doctrine des signes, Bourdieu comprend la photographie comme « un système conventionnel qui représente l’espace selon les lois de la perspective[15] ». Mais si la photographie ne représente pas une définition définitive, objective de la réalité visuelle, mais seulement une « forme symbolique » (pour paraphraser Panofsky), qui s’est développée au cours de la Renaissance italienne jusqu’à devenir un mode de voir ancré dans les habitudes, il en résulte une interprétation sociologique du processus : alors la relation apparente entre réalisme, reproduction objective et photographie est une spécificité socialement voulue des images, et elle ne peut être reconduite à la nature technique de la photographie. Selon cette perspective théorique, la photographie a du succès en tant que médium parce qu’elle rejoint un mode de voir culturel spécifique[16].
Bourdieu argumente que cet effet de réalisme de la photographie serait particulièrement attractif pour les classes inférieures de la société, parce qu’il irait au-devant des ambitions esthétiques d’une esthétique fonctionnaliste. Et de son point de vue, c’est là le lieu où se trouve la ligne de séparation entre légitime et illégitime : aussi longtemps que « la photographie trouve sa justification dans l’objet photographié[17] » – dans la sélection de ce qui est photographiable – nous nous trouvons par-delà le champ de l’esthétique, puisqu’il s’agit là de photographie pour la photographie. En d’autres termes, ce n’est pas la photographie comme technique qui a besoin d’une reconnaissance dans le monde légitime de la haute culture, mais son utilisation sociale en tant que médium démocratique de l’objectivisme : accessible à chacun, utilisable sans préparation élaborée – ce qui fait échouer la reconnaissance dans une société stratifiée reposant sur la distinction. A l’encontre de la capacité de la photographie à brouiller l’ordre traditionnel du visible par son caractère fugitif, en tant que médium populaire, elle sert à confirmer le visible. Elle manque ainsi les impératifs de l’esthétique kantienne sur « le plaisir désintéressé ». Et par conséquent, elle est livrée au « goût barbare » kantien, parce qu’elle peut de manière idéale endosser des tâches qui sont en-dehors d’elle-même, ou qui doivent être imposées par l’éthos de l’utilisateur(trice).
Bourdieu ne fait pas du tout sienne cette construction kantienne du « plaisir désintéressé », comme on le lui impute de-ci delà dans la littérature. Elle représente pour lui une expression typique de l’ethos et de l’habitus bourgeois ; « le désintéressement » repose sur la sécurité matérielle et sur une supériorité intellectuelle et morale, et donc fonctionne comme un instrument central de la distinction. Il est intéressant de relever comment Bourdieu parvient à représenter cette logique de la distinction sur la base de ses découvertes empiriques en rapport avec la photographie. Car la pratique de la photographie est effectivement repérable dans toutes les couches sociales (hormis chez les paysans ; mais même dans ce groupe, les paysannes finissent par avoir le droit de photographier leurs enfants), et c’est justement cette impression superficielle qui a été reprise de manière typique par les théoriciens de la culture de masse, afin d’y associer une dégénérescence culturelle générale. De fait, Bourdieu découvre que les pratiques de la photographie sont exactement aussi fonctionnalistes dans la classe supérieure que dans la petite bourgeoisie ou chez les ouvriers. Il n’en reste pas moins que les différences fines apparaissent lorsque les questionnés expriment leur disposition envers les qualités esthétiques de la photographie, ou bien dans l’art et la manière dont ils organisent la photographie dans la praxis. C’est ainsi que Bourdieu distingue entre les « conformistes saisonniers », qui sont dominants dans toutes les couches, et qui reproduisent essentiellement ce qui sort du quotidien en vue de l’intégration du monde familial, et les « dévôts », qui sont disposés de manière anomique au sens de Durkheim ; à savoir, jeunes, non mariés et appartenant à des familles sans enfants. Ils développent des ambitions esthétiques dans lesquelles ils échouent pourtant régulièrement. La logique de la distinction entre en jeux au moment précis où est tentée une rupture avec la photographie des conformistes saisonniers, qui gagne en importance sociale par la tentative de produire de la différence. Certaines franges de la classe moyenne montante renoncent consciemment à des finalités familiales, tandis que la classe supérieure développe cet engagement de manière moindre, parce que la photographie est marquée du sceau « infamant de l’ordinaire ». Les travailleurs(euses) qui refusent majoritairement de considérer la photographie comme un art sont simultanément prêts à placer la photographie au-dessus de la peinture ; pour eux, la question de la valeur esthétique de la photographie est à vrai dire un non sens, parce que leur ethos de classe ne prévoit pas d’obéir à la sentence d’Adorno sur la fonction de l’art : « Pour autant que l’on puisse prédiquer une fonction sociale des œuvres d’art, c’est leur absence de fonction[18]. » Dans le monde des employés, cette « relation heureuse avec la photographie » n’existe plus ; l’ombre du grand art s’étend sur eux ; leurs commentaires sont ambivalents : d’une part, « une photo est en dernier ressort comme un tableau », d’autre part leurs propres efforts pour photographier reçoivent régulièrement une sanction négative, « Ça manque de style[19] ». La logique de la distinction frôle son apogée lorsque l’on rencontre, dans les cercles de la classe supérieure cultivée parisienne, où l’on photographie étonnamment peu, « toute une sociologie spontanée, faite d’anecdotes satiriques et de semi-réflexions critiques sur les ridicules de certains dévots de la photographie[20] », comme le dit Bourdieu. En commençant par la proposition ironique d’Emile Zola qu’une chose ne saurait valoir pour vue qu’une fois photographiée, il se développe tout un arsenal de distanciations qui cherchent, du point de vue de Bourdieu, à exprimer un sentiment de supériorité ancré dans les habitudes ; dans ses textes ultérieurs, Bourdieu subsumera ces modes de comportement sous le concept de « racisme de classe ». La photographie permet donc tout à fait d’actualiser l’attitude esthétique sur la base d’une disposition précise déjà existante, quand bien même celle-ci n’est pas réinvestie dans la pratique photographique propre. Mais simultanément, la photographie populaire offre aussi aux classes supérieures la chance de consolider leur statut par une diffamation d’un tel « art populaire » vulgaire. Dans l’ensemble, le regard de Bourdieu sur les processus de différenciation dans l’appropriation de la photographie projette une contre position aux théoriciens de la culture de masse, qui ont tout particulièrement déploré l’effet homogénéisant de ce médium.
L’objection la plus souvent évoquée contre L’art illégitime pourrait être que, à tout le moins certains segments de la photographie sont devenus au cours des quatre dernières décennies une pratique culturelle légitime. Jean-Claude Chamboredon avait pris en charge, dans L’art illégitime, l’analyse de la soi-disant « photographie artistique », c’est à dire ce champ qui lutte pour une reconnaissance artistique[21]. Il s’intéresse aux « photographes esthètes » et à leurs stratégies légitimantes ; la parole est donnée en particulier à Brassai, Henri Cartier-Bresson et Man Ray. Toute tentative pour fonder un discours esthétique propre débouche sur une confusion de statements qui ont seulement en commun d’exprimer une ambition culturelle, laquelle n’est pourtant pas fondée par l’appareillage lui-même. Selon Chamboredon, la légitimité est construite par l’emprunt vain de concepts du grand art. En ce sens, la photographie se trouve, au début des années 60, dans une situation analogue à celle dans laquelle se trouvaient par exemple le jazz ou la critique cinématographique, avec cette difficulté supplémentaire de devoir formuler, contre la vaste diffusion de la pratique photographique comme art moyen, une autre appropriation du médium. Et néanmoins, Chamboredon prend pour point de départ que les photographes esthètes auraient, par exemple « [en s’accordant] au moins pour réclamer un musée de la photographie[22] », préparé la voie à un espace de jeu légitime pour la photographie. Il est intéressant de noter que c’est précisément au moment de la parution d’Un art illégitime que la photographie obtient une considérable avancée dans ses lettres de noblesse. Tandis qu’au Museum of Modern Art, à New York, John Szarkowski est appelé à la succession du populiste Edward Steichen en tant que directeur du département photographique, et tente de transposer sur la photographie la théorie du modernisme de Clement Greenberg à l’aide d’un vocabulaire formaliste – afin de placer de la sorte ses photographes d’exposition dans un contexte culturel (par exemple Gary Winogrand, Diane Arbus, Lee Friedlander et William Eggleston) –, le médium photographique apparaît également de plus en plus chez des artistes contemporains (par exemple John Baldessari, Ed Rucha, Dan Graham). Mais la photographie valorisée développe une forme de praxis qui doit avant tout accomplir la rupture avec la photographie professionnelle techniquement définie, qui doit la nier, afin, paradoxalement, de s’approcher ainsi de la photographie d’amateur. Dans une publication récente sur la relation entre art et photographie se trouve le constat suivant : l’art est devenu photographique, mais non pas : la photographie est devenue un art, car serait suggérée par là une unité qui n’existe pas factuellement[23]. Cette différenciation interne dans l’usage de la photographie, en particulier dans le champ de la production artistique, n’est qu’insuffisamment reconnue par Chamboredon au début des années 60. Or la formule d’un « champ photographique » aurait justement pu permettre de dégager ces luttes pour la légitimité culturelle selon la perspective des producteurs(trices). On sait que ce n’est qu’au début des années 1970 que Bourdieu s’est consacré au développement d’une théorie des champs, et ainsi, dans L’art illégitime, sont plutôt entrepris des « démasquages » en termes de critique de l’idéologie dans le discours des acteurs. Dans les années 1960, John Szarkowsky réussit, par son activité au MoMa à attribuer aux héritiers de la tradition documentaire américaine une « voix d’auteur esthétisée », et à présenter la photographie comme art ; et si plus tard l’influent théoricien de l’art Benjamin Buchloh qualifie ces photographes de « pseudo artistes », afin de les distinguer d’artistes qui utilisent la photographie pour leur art, cela ne fait que montrer que nous avons affaire à un champ où quelque chose est en jeu ; il s’agit d’un combat pour la reconnaissance, d’inclusion et d’exclusion, mais qui est désormais au centre de la culture légitime[24]. De cette manière, nous pouvons désigner deux sous-champs « légitimes » de la production photographique qui deviennent partie intégrante du champ artistique au cours des années 1960 : la photographie documentaire de musée, et celle des artistes qui utilisent le médium photographique pour démontrer par là une nouvelle position culturelle.
Pourtant, la véritable percée de la photographie n’est pas liée à ces pénibles luttes pour la reconnaissance, mais à une sorte d’implosion de la différence esthétique dans le monde de la peinture et de la sculpture à travers la mise en question de l’originalité, de l’expressivité subjective et de la singularité formelle sous l’influence de la photographie[25]. Ce changement de paradigme dans la théorie de l’art, que Rosalind Krauss a analysé dans ses travaux, se base entre autres sur une lecture précise de L’art illégitime. Krauss écrit : « Pour certains artistes et critiques, la photographie a ouvert les catégories closes de l’ancien discours esthétique, comme la menace la plus sérieuse possible, et l’a totalement inversé. Au vu de leur capacité à provoquer cela – c’est à dire à mettre en question tout le concept de l’unicité de l’objet artistique, de l’originalité de son auteur, de la cohérence de l’œuvre au sein duquel elle est née, de même que l’individualité de la soi-disant expression de soi –, il devient clair qu’il existe, avec tout le respect dû à Bourdieu, un discours qui est propre à la photographie [Ce que Bourdieu a toujours tenu pour impossible, CB]. Certes, il nous faut compléter : il ne s’agit pas d’un discours esthétique. Il s’agit d’un projet de déconstruction au cours duquel l’art s’éloigne de soi-même et devient séparé[26]. » Cette contribution de Rosalind Krauss date de l’année 1983, elle est donc rédigée près de deux décennies après la parution d’Un art illégitime. Elle montre que l’analyse sociologique bourdivine de la photographie a joué un rôle important dans une phase précise de la détermination de ce qu’un art légitime pouvait seulement encore être, lorsqu’il avait en un certain sens été démasqué par l’outil de la photographie. L’ironie de l’histoire est en ceci que Krauss utilise l’analyse précise et démystificatrice de la photographie par Bourdieu pour l’introduire dans le champ en tant qu’instrument de déconstruction contre l’art légitime, tandis que Bourdieu était parti tout naturellement, au début des années 1960, d’un champ esthétique intact et hautement légitime, qui excluait la photographie parce qu’elle n’était capable de développer ni originalité, ni authenticité, ni vocabulaire formel. C’est précisément ce manque qui la rend intéressante pour un champ avancé précis de l’art des années 1960 et 1970.
[1] Pierre Bourdieu, In Algerien. Zeugnisse der Entwurzelung [En Algérie. Témoignages du déracinement], éd. par Franz Schultheis & Christine Frisinghelli, Graz, 2003, p. 48.
[2] P. Bourdieu, Réponses. Pour une anthropologie réflexive (avec Loïc J. D. Wacquant), coll. « libre examen », 1992.
[3] On désignait par classes moyennes la classe moyenne montante – essentiellement la petite bourgeoisie – en particulier en association avec de nouveaux métiers de services. En référence à ce concept alors âprement discuté dans la sociologie de l’époque, le titre français de L’art illégitime est Un art moyen. [N.d.T. : on gardera le plus souvent la formule de l’art illégitime pour la bonne compréhension du texte.]
[4] Pierre et Marie-Claire Bourdieu, « The Peasant and Photography », in : Ethnography, Vol. 5(4), 2004, p. 601-616. L’article a paru la première fois en 1965 dans la Revue française de sociologie, vol. 6, n° 2, p. 164-174.
[5] Pierre Bourdieu, Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie (avec Luc Boltanski, Robert Castel et Jean-Claude Chamboredon), Minuit, 1965.
[6] Ibid., p. 603. Bourdieu a plus tard utilisé ce passage dans Un art moyen. Cf. P ; Bourdieu, « Culte de l’unité et différences cultivées », in : Bourdieu et al., op. cit, p. 41.
[7] Ibid., p. 608. Cette citation également se retrouve plus tard dans Bourdieu, op. cit., p. 76.
[8] Dans un texte de Bourdieu & Passeron de 1963, ils s’érigent contre les auteurs qui attribuent un effet homogénéisant à la culture de masse et les appellent « massmediologists ». Pierre Bourdieu / Jean-Claude Passeron, « Sociologues des Mythologies et Mythologies de Sociologues », in : Les temps modernes, n° 211, décembre 1963, p. 998-1021.
[9] Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Collection Cours et Travaux, Raisons d’Agir Éditions, 2004.
[10] Pierre et Marie-Claire Bourdieu, art. cit., p. 610 sq.
[11] Bourdieu et al., op. cit., p.119.
[12] Ibid., note 14.
[13] Ibid., p. 119.
[14] Voir Pierre et Marie-Claire Bourdieu, op. cit., p. 612.
[15] La citation exacte – que nous restituons – est de Pierre Francastel, Peinture et Société, Lyon, 1951, Paris 1977, éd. Denoël / Gonthier, p. 47 : « Le but de la perspective était de représenter les choses “non telles que l’œil les voit ou croit les voir, mais telles que les lois de la perspective les imposent à notre raison” ». Repris in : Bourdieu et al., op. cit., p. 109.
[16] Voir sur ce point W. M. Ivens, Prints and Visual Communication, Cambridge, 1953.
[17] Bourdieu et al., op. cit., p. 108.
[18] Theodor W. Adorno, Théorie esthétique [notre traduction].
[19] Bourdieu et al., op. cit., p. 99.
[20] Ibid., p. 99.
[21] Jean-Claude Chamboredon, « Mechanische, unkultivierte Kunst », « Art mécanique, art sauvage », p. 219*244, in : Bourdieu et al., op. cit.
[22] Ibid., op. cit., p. 243.
[23] David Campany, éd., Kunst und Fotografie ; Art and Photography. Voir l’introduction : « Survey » de David Campany, dans l’édition anglaise, p. 11-45.
[24] Benjamin Buchloh, « Allan Sekula : Photography between Discourse and Document », in : Allan Sekula, Fish Story, Düsseldorf, 1995, p. 192
[25] Cet argument a été développé par Rosalind Krauss. Voir Rosalind Krauss, « Eine Bemerkung über die Photographie und das Simulakrale », in : la même, Das Photographische. Eine Theorie der Abstände, Munich, 1998, p. 210-223.
[26] Ibid., p. 221.