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06 2006

Traduire la démocratie

Résistance socio-multitudinaire et démocratie radicale dans l’Empire

Dieter Lesage

Traduit par Lise Pomier

Dans Empire, leur livre théorique culte, Antonio Negri et Michael Hardt expliquent comment l’Etat-nation, dans le processus de mutation de souveraineté qu’ils désignent sous le nom d’Empire, a perdu sa souveraineté, pour assumer une autre fonction à l’intérieur de ce processus de constitutionnalisation impériale. A l’intérieur de l’Empire considéré comme le nouveau souverain du monde, les Etats-nations sont devenus de simples filtres. Les différences qu’induisent les limites territoriales des Etats-nations font l’objet de spéculations économiques et financières. Les Etats-nations sont contraints d’entrer en compétition les uns avec les autres en tant que lieux plus ou moins intéressants pour des activités économiques et financières.[i] Ces différences influencent les politiques de localisation et de délocalisation des capitalistes, mais aussi les politiques migratoires de la multitude. Chaque "politique politicienne" nationale s’articule dans le cadre impérial en vue de ces deux formes de mobilité. La fonction de filtre de l’Etat-nation, à l’intérieur de l’Empire, présuppose que la circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes est soumise à une régulation. Ou, pour dire les choses autrement: la politique devient "politique politicienne" lorsqu’elle est incapable de concevoir l’Etat-nation autrement que comme un filtre dans le contexte plus large de l’Empire.

Sous sa forme de "politique politicienne", la politique ne remet pas en question la façon dont fonctionne l’appareil impérial en tant que tel, elle aspire simplement à ce que ce filtre soit aussi performant que possible. La "politique politicienne", aussi bien celle des démocrates libéraux que celle des sociaux-démocrates, s’articule autour de la fonction de filtre de l’Etat-nation. Néanmoins, ce qui me semble important, c’est que les uns comme les autres essaient de faire passer les convictions philosophiques plus profondes qui sous-tendent leurs idéologies respectives dans les nouveaux inconvénients mondiaux de l’Empire.

Les altermondialistes devraient se présenter comme la conscience libérale des démocrates libéraux, la conscience sociale des sociaux-démocrates et – pourquoi pas – comme la conscience chrétienne des chrétiens-démocrates. Ils devraient sans cesse souligner les contradictions de leur discours respectif. Ainsi, la véritable terreur des démocrates libéraux semble être, paradoxalement, que l’on tire la seule et unique conclusion possible de la "contradiction territoriale" de la démocratie libérale capitaliste, à savoir que le monde lui-même, l’ensemble du territoire mondial occupé par le capitalisme, devrait être organisé sur le plan politique comme une démocratie libérale. Le fait que cette conclusion éminemment libérale constitue un objet de crainte pour les démocrates libéraux n’est pas tant la conséquence d’un scepticisme pragmatique quant à l’échelle de cette opération politique (le spectre d’un "Etat global" vu comme une froide méga-bureaucratie) ou sur la faisabilité d’une telle opération (la résistance que cette mondialisation de la démocratie pourrait rencontrer de la part des Etats non démocratiques), mais plutôt la conséquence de ses implications, sur le plan formel, en matière de démocratie libérale. La véritable terreur des démocrates libéraux occidentaux, c’est la mise en œuvre effective de la démocratie libérale. Chaque citoyen du monde jouirait à titre officiel de l’égalité politique et, en conséquence, les électeurs indiens, chinois et africains pèseraient lourdement sur la politique mondiale. La perspective qu’une alliance tiers-mondiste, sur une scène politique mondiale organisée de façon démocratique, puisse rompre l’hégémonie occidentale, fait dire aux démocrates libéraux que la démocratie à l’échelle du monde est à coup sûr un beau rêve, totalement irréaliste toutefois. La vérité, c’est que la démocratie mondiale est probablement réaliste, mais que c’est un cauchemar pour les libéraux occidentaux soucieux de consolider leur position de pouvoir.

Juste au moment où le mécanisme de représentation démocrate libéral, s’il était adopté à l’échelle du globe, pourrait exercer un contrôle sur un certain nombre de développements capitalistes désastreux, il semble aussi qu’il ait perdu toute crédibilité auprès des démocrates progressistes occidentaux. Il existe de nombreuses raisons, c’est certain, pour expliquer que la démocratie représentative ait perdu sa dimension progressiste. Mais il semble que ce soit une erreur de stratégie que d’abandonner complètement cette idée de démocratie représentative, au moment même où elle se présente comme une chance de faire échec à l’hégémonie américaine au sein de l’Empire. L’importance des Etats-Unis dans la constitution impériale est en parfaite contradiction avec les principes de base de la démocratie représentative. De manière scandaleuse, un Etat-nation de quelque 288 millions d’habitants détermine une politique mondiale qui affecte la vie de plus de 7 milliards de personnes. Un mouvement progressiste en faveur de la démocratie mondiale pourrait se construire à partir de ce simple constat, et militer pour la démocratisation des institutions politiques du globe.

Compte tenu de l’alliance hégémonique conclue entre démocrates libéraux et sociaux-démocrates, la mondialisation de la démocratie serait une pilule bien amère à avaler, même pour les sociaux-démocrates de la “troisième voie”: tous les "peuples" de cette planète seraient dès lors officiellement sur un pied d’égalité et, en conséquence, le politicien qui souhaite être "proche du peuple", ou qui parle de "ce que veut le peuple", perdrait tous ses repères. La véritable terreur des sociaux-démocrates, c’est l’égalité de tous les gens de la planète. Les sociaux-démocrates de la troisième voie seront tentés de contester l’idée de la démocratie mondiale, par souci de loyauté envers "le peuple", avec lequel ils ont établi, soit sur le terrain, soit par le biais des médias, une relation d’osmose.

Pourquoi faut-il que chacun estime que "le monde" est l’échelle d’action la plus évidente lorsqu’il s’agit d’économie, et que cette "action à échelle mondiale" nous effraie tant dès lors qu’il s’agit de politique? Est-ce le succès du principe populiste affirmant que la politique doit être proche du peuple qui nous empêche d’y voir clair? L’idée que la politique doit être proche du peuple n’est-elle pas plutôt le moyen le plus efficace d’éviter que la politique ne soit effectivement proche de ceux qui en ont le plus urgent besoin?

On peut résumer ces contradictions de la manière suivante. D’une part, la contradiction des démocrates libéraux occidentaux consiste dans le fait qu’ils favorisent une liberté partielle. La liberté qu’ils souhaitent pour les capitaux et les biens n’est pas accordée aux personnes. D’autre part, la contradiction des sociaux-démocrates consiste dans le fait qu’ils favorisent une égalité locale. Les sociaux-démocrates occidentaux ne se préoccupent pas de savoir si l’égalité qu’ils pourraient réussir à établir localement ne fait rien contre les inégalités dans le monde ou même, en certaines occasions, si elle les aggrave. On peut aussi se demander de quelle espèce peut bien être le "christianisme" censé être la source d’inspiration des chrétiens-démocrates en Europe. Il serait bon que les altermondialistes explicitent toutes les contradictions idéologiques dont est émaillé le discours des partis politiques traditionnels dans le monde occidental.

La démocratie crée le désir d’être reconnu comme un être humain. Ce n’est que dans le cadre de la démocratie que le fait d’être une personne signifie quelque chose, et que le désir d’être reconnu comme tel prend tout son sens. En même temps, la démocratie ouvre aussi le débat sur ce que signifie l’être humain. La démocratie ne sera pas capable de satisfaire le désir de reconnaissance de l’homme de manière précise et absolue, parce que la réponse à cette question (qu’est-ce qu’un être humain?) ne peut être donnée de manière précise et absolue. Le malaise ressenti à l’égard de la démocratie libérale a peut-être quelque chose à voir avec l’incapacité de la démocratie à répondre à certaines façons de concevoir la signification de l’être humain.

Plusieurs formes de résistance intra-systémique sont motivées par des conceptions de l’humanité qui ne sont pas encore reconnues. Cette résistance peut se manifester à l’intérieur du système parce que (et dans la mesure où) un tel débat est possible dans le cadre de la démocratie. La loyauté envers la démocratie libérale comme article fondamental de foi contestataire ne peut être résolument défendue qu’à la condition que la démocratie soit comprise comme un débat, par essence sans fin, sur la signification de l’être humain. La résistance doit pouvoir s’exercer sans relâche contre toutes les tendances qui amèneraient à clore définitivement le débat, convaincue qu’elle doit être que la fin du débat sur la nature de l’humanité ne pourrait que produire ses hégémonies et ses marginalités.

Pour que la démocratie soit crédible, on ne doit permettre à aucune hégémonie, non plus qu’à aucune forme de marginalité, d’être constitutive du fonctionnement du système démocratique. La démocratie doit être l’espace dans lequel, par principe, toute hégémonie peut être contestée avec les moyens que la démocratie autorise à cette fin. La démocratie doit donc se définir comme un espace de résistance. En conséquence, tout système politique qui n’autorise pas la résistance perd le droit de se qualifier de "démocratique". Cela implique que la démocratie ne doit pas être considérée comme l’idée libérale-individualiste selon laquelle chaque individu devrait être doté d’un pouvoir égal mais, au contraire, suivant en cela une conception que l’on pourrait qualifier de "socio-multitudinaire", qu’elle doit être comprise comme un espace autorisant la formation et l’alternance d’alliances hégémoniques. La démocratie est alors vue non pas comme la somme des préférences individuelles, mais comme le jeu mouvant de forces multitudinaires qui luttent pour l’hégémonie.

Depuis 1989, nous n’assistons pas à la fin de l’histoire mais, en certaines occasions (à Seattle en décembre 1999, à Genève en juillet 2001, à Londres et dans des centaines de villes à travers le monde en février 2003), aux prémices d’une crise organique au niveau mondial, qui pourrait déboucher sur la formation d’une hégémonie alternative. Depuis plusieurs années maintenant, des centaines et des centaines de mouvements et d’organisations altermondialistes travaillent sur le discours néo-libéral dominant. Le moment est peut-être venu pour un test démocratique de la mesure selon laquelle les altermondialistes sont parvenus à convaincre la multitude de penser autrement qu’en termes post-idéologiques. Les altermondialistes, par conséquent, doivent accepter de jouer le jeu démocratique et de participer aux élections, à tous les niveaux, sous l’étiquette altermondialiste. S’ils ne le font pas, les sociaux-démocrates et même les démocrates libéraux se présenteront aux élections en qualité d’altermondialistes. De fait, un consensus altermondialiste est en train de voir le jour, avant même que quiconque ait été capable de présenter un programme altermondialiste par le biais de la lutte politique démocratique.

On ne peut faire de Nietzsche un démocrate, mais rien n’empêche de penser la démocratie de manière nietzschéenne (ce qui, par voie de conséquence, fait de Nietzsche, bon gré mal gré, un démocrate avant la lettre). Nietzsche ne voyait pas la démocratie comme un lieu de conflit, sinon il aurait lui-même découvert la compatibilité de la démocratie avec sa philosophie de la volonté. Ce ralliement imaginaire de Nietzsche à la cause de la démocratie entend répondre à la tristesse provoquée par une tentative demeurée célèbre de lire Nietzsche comme un défenseur du capitalisme. De fait, à la fin de The end of history and the last man, Francis Fukuyama est trop heureux de se réfugier derrière Nietzsche pour annoncer les insuffisances éventuelles de la démocratie libérale, nonobstant sa perfection philosophique. Cela lui permet de légitimer in extremis le capitalisme, en tant que supplément systémique de la démocratie libérale, un supplément capable de répondre au désir de certains d’être reconnus comme meilleurs. Cependant, si l’on définit la démocratie comme un espace discursif de résistance, la nécessité systémique du capitalisme comme supplément de la démocratie est beaucoup moins évidente. La démocratie, elle aussi, peut répondre au désir d’être reconnu comme meilleur: en démocratie considérée comme espace de résistance, la politique devient une lutte pour la reconnaissance d’idées meilleures pour l’avenir du monde.

De l’avis de Fukuyama, un pays est démocratique dès lors qu’il offre aux citoyens le droit de choisir son gouvernement par le biais d’élections périodiques à bulletins secrets entre différents partis, sur la base du droit de vote accordé universellement et également à tous les adultes. Néanmoins, dans la plupart des pays qui répondent à ces critères, on assiste à des situations décrites par beaucoup comme "non démocratiques". En général, on peut même risquer l’hypothèse selon laquelle les choses ne sont jamais aussi clairement non démocratiques que dans les pays répondant à la définition de la démocratie que propose Fukuyama. Cela n’est pas sans rapport avec ce que Chantal Mouffe définit comme le caractère paradoxal de la démocratie libérale. La démocratie libérale est le produit d’une articulation contingente de deux traditions différentes. D’un côté, on trouve la tradition libérale, fondée sur l’état de droit, la défense des droits de l’homme et le respect de la liberté individuelle; de l’autre, la tradition démocratique, fondée sur le concept d’égalité, d’identité entre gouvernants et gouvernés, et de souveraineté du peuple. Il est important de comprendre que la démocratie libérale est la somme de deux logiques fondamentalement incompatibles et, en dernière analyse, inconciliables. La tension qui persiste entre ces deux composantes ne peut être que temporairement stabilisée par des négociations pragmatiques entre les forces politiques en présence, négociations qui aboutissent à l’hégémonie de l’une ou de l’autre. Pour Chantal Mouffe, ce qu’on appelle la "troisième voie" n’est pas autre chose que la capitulation de la social-démocratie devant une hégémonie néo-libérale. Cette capitulation pose problème, en ce sens qu’elle mine la légitimité de toute forme de résistance.

C’est là une clarification importante de la question qui se pose fréquemment quant à l’opportunité, aujourd’hui, de la résistance. La fin de la résistance n’est pas le résultat d’une perfection systémique présupposée de la démocratie libérale capitaliste, comme le suggère Fukuyama, mais le résultat de rapports contingents de pouvoir dans un système qui, par définition, ne sera jamais parfait, mais tout juste capable de stabiliser temporairement ses contradictions internes. En même temps, ces rapports de pouvoir hégémoniques à l’intérieur du système donnent l’impression que si quelqu’un veut encore résister, il devra le faire à l’extérieur, et donc contre le système. L’hégémonie telle qu’elle se conçoit de nos jours au sein de la démocratie libérale sape la crédibilité de la démocratie libérale comme espace de résistance. Les sociaux-démocrates de la troisième voie portent à cet égard une très lourde responsabilité.[ii]

Il n’est pas possible de réconcilier le concept de "démocratie agonistique" cher à Chantal Mouffe – le côté positif de sa critique de la politique consensuelle de la troisième voie – avec l’antagonisme profond que dressent Negri et Hardt entre l’Empire et la Multitude. Cela a quelque chose à voir avec le fait que Negri et Hardt n’ont pas la moindre intention d’entrer dans l’arène politique pour s’attaquer aux problèmes qu’ils analysent. La résistance anti-impériale, selon Negri et Hardt, doit être comprise aussi radicalement que possible. Au contraire de Chantal Mouffe, Negri et Hardt entendent par radicalité le refus de participer à l’affrontement parlementaire. Même si le concept de démocratie agonistique de Mouffe semble préférable à la démocratie radicale de Negri et Hardt, très spécieuse sur le plan anthropologique, la confrontation avec la radicalité excessive et contagieuse de Negri et Hardt est très significative. Pour Negri et Hardt, le contexte mondial dans lequel devra intervenir le conflit démocratique que Chantal Mouffe appelle de ses vœux est très clair. La démocratie radicale doit s’articuler sur le processus de constitutionnalisation de l’Empire.

La démocratie radicale, comme l’affirment Negri et Hardt, ne signifie pas que l’on doive rejeter, au niveau mondial, toutes les formes de processus de constitutionnalisation. Elle signifie que l’on doit démocratiser radicalement ce processus, et l’affranchir de son caractère impérial. Quant aux détails de ce processus, c’est une autre histoire, mais on pourrait penser à l’abolition du G8, à la formation et à l’élaboration de fédérations politiques régionales, à une plus grande autonomie des grandes villes à l’intérieur de ces fédérations, à une représentation équitable de ces fédérations régionales au Conseil de Sécurité des Nations unies, à l’élection directe des représentants à l’Assemblée générale des Nations unies et à une composition plus représentative de cette même Assemblée, prenant en compte le nombre d’habitants des Etats membres. En bref, l’Empire devrait devenir une Fédération.

L’idée d’un fédéralisme mondial implique en principe la dévolution du pouvoir législatif à un parlement mondial. On connaît le scepticisme que soulève la faisabilité d’une telle instance. L’idée même de fédération européenne rencontre une forte résistance parmi ceux qui, tels les conservateurs britanniques ou les "souverainistes" français, considèrent encore, malgré toutes les preuves du contraire, que l’Etat-nation est le siège exclusif de la souveraineté politique. S’ils ne sont pas adversaires de l’Europe tout court, ils sont partisans d’une confédération européenne, au sein de laquelle les Etats-nations indépendants auraient à tout moment la possibilité de dire "non" ou "nej". Il est très révélateur que, dans les milieux politiques britanniques, le fédéralisme soit pudiquement qualifié de "mot en F".[iii]

Une fédération mondiale, par conséquent, restera pour un temps (assez long) un produit de science-fiction. Pour beaucoup, le fédéralisme mondial est une utopie irréalisable. Mais on peut voir, là encore, une tâche toute trouvée pour les altermondialistes. Jusqu’à présent, ils ne semblent pas avoir mis au point un discours institutionnel élaboré, mis à part les souverainistes dans leurs rangs, qui ont déjà montré à quel point ils s’engageaient sur la mauvaise piste. Il serait tout à fait dans la ligne de la critique altermondialiste touchant l’illégitimité de nombre d’organisations transnationales de défendre le fédéralisme comme étant le modèle politico-institutionnel alternatif le plus approprié. Cet "autre monde" que prônent avec tant de ferveur les altermondialistes ne pourra pas voir le jour tant que persistera le processus de constitutionnalisation impériale du monde. Les altermondialistes doivent résister à cette déconstruction impériale de la démocratie. Le fédéralisme mondial est donc un moyen de reconstruire la démocratie sur toute la surface du globe.

La résistance contre la machine capitaliste doit se situer résolument au niveau de l’Empire lui-même. L’Empire, Negri et Hardt le disent franchement, vaut mieux que l’Etat-nation, de même que, pour Marx, le capitalisme était préférable à la féodalité.[iv] Ce n’est pas "le peuple", estiment Negri et Hardt, qui doit être l’agent de la résistance, mais "la multitude" des gens exploités et opprimés à travers le monde. Aussi longtemps que l’on considèrera "le peuple" comme le principal agent de résistance, cette résistance ne pourra aboutir, tout au plus, qu’à un glissement de pouvoir à l’intérieur d’un Etat-nation en particulier, ou vraisemblablement la création d’un nouveau Etat-nation, alors même que selon Negri et Hardt, on ne peut rien attendre de bon de l’Etat-nation. Le rejet du "peuple" comme agent de résistance revient à dénier à toute forme de nationalisme une crédibilité sans équivoque en matière d’émancipation. Le nationalisme dit "subalterne", comme par exemple le nationalisme noir aux Etats-Unis, comporte une dimension à la fois progressiste et réactionnaire. Ceux qui, en tant que "peuple", résistent à une majorité dominante ou à une oppression externe, s’imposent le plus souvent comme une majorité dominante opprimant d’autres minorités internes.[v]

L’intellectuel organique contemporain ne se considère plus comme le représentant de son "peuple", mais se présente comme le porte-parole de la "multitude" des réfugiés politiques et économiques, du "digitariat*" illégal, des adolescents allochtones rebelles, des ouvriers au sort incertain dans les industries "du nord" ou "de l’ouest" qui délocalisent, des ouvriers honteusement exploités dans les industries qui relocalisent "au sud" ou "à l’est". Où l’on voit que la transformation contemporaine de l’hégémonie affecte aussi la représentation de l’intellectuel. Aujourd’hui, l’intellectuel nationaliste-subalterne, qui, dans le passé, se serait réclamé de Gramsci, doit laisser la place, au nom de la réactualisation de la pensée gramscienne, à l’intellectuel multitudinaire-mondial. Aujourd’hui, l’intellectuel multitudinaire-mondial défend, non pas une identité spécifique opprimée, mais la multiplicité productive de la multitude, dont la productivité est trop souvent niée ou détournée.

Si la multitude veut résister efficacement contre la façon dont sa productivité intrinsèque, dans toutes ses sections, est niée, ces différentes sections ne doivent pas seulement proclamer leur singularité, mais surtout exprimer ce qu’elles ont en commun. L’expression de ce qui est commun aux chômeurs, aux réfugiés, aux étrangers, au digitariat, aux travailleurs qui vivent dans l’angoisse permanente de perdre leur emploi, est une étape nécessaire de la politisation de la résistance. La résistance doit atteindre la phase où elle devient discours, un discours qui reflète les points communs de la multitude. La multitude n’est pas une unité spontanée, telle que Negri et Hardt la présentent et la souhaitent. Un gros travail de contre-pensée reste à faire pour réaliser une alliance entre toutes les sections et toutes les fractions de la multitude. Aujourd’hui encore, certaines fractions de la multitude sont prisonnières du "bloc historique" qu’elles forment avec des sections de l’Empire. Aussi longtemps que ces fractions préféreront se considérer mutuellement comme "le problème" plutôt que comme un allié éventuel, il ne sera pas possible de briser l’hégémonie de l’élite transnationale.

A travers la mise en œuvre de toutes les variantes possibles du concept de "workfare state", les sociaux-démocrates occidentaux ont en fait choisi de ne représenter qu’une partie de la multitude en détresse. Ils ont choisi de creuser un sillon entre les différentes parties de la multitude. De cette façon, ils consolident l’hégémonie de l’élite transnationale. Le type d’intellectuel qui se fait l’avocat d’une large alliance entre tous ceux qui sont opprimés, que ce soit les étrangers ou les réfugiés, les travailleurs en situation précaire ou un digitariat hédoniste qui pare sa précarité de tous les charmes avec une certaine naïveté et qui, du même coup, tend à dépolitiser sa situation précaire, eh bien, cet intellectuel multitudinaire-mondial vient fâcheusement contrecarrer ces tentatives de consolidation. Cela pourrait bien expliquer pourquoi les relations sont très tendues, depuis quelque temps, entre la social-démocratie institutionnelle et une grande partie de l’intelligentsia de gauche.



[i] Voir David Harvey, The Limits to Capital, London/New York, Verso, (1982), 1999, pp. 398-405.

[ii] Voir Chantal Mouffe, The Democratic Paradox, London/New York, 2000, pp. 5-6.

[iii] Voir Vers une constitution européenne. Texte commenté du projet de traité constitutionnel établi par la Convention européenne, (Présentation et commentaires par Etienne de Poncins), Paris, Editions 10/18, 2003, p. 81.

[iv] Voir Michael Hardt & Antonio Negri, Empire, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2000, p. 43.

[v] Voir Ibid., p. 106.

 

*NDT: Comme ils le faisaient du prolétariat, les patrons exploitent le “digitariat” extérieur à l’entreprise, dont le tort est de posséder un ordinateur et des compétences en informatique, et cela sans avoir à payer les charges ou à respecter les contraintes inhérentes à un emploi salarié.