05 2002
Une machine de guerre contre l'Empire. Sur le nomadisme précaire de la VolxTheaterKarawane
Traduit par Francisco Padilla
Au sein des protestations en Autriche contre le gouvernement réactionnaire [1] au tournant des années 1999 /2000, un large assemblage de plates-formes artistiques de résistance s'est développé [2]. Entre la guérilla de communication et la contre-information [3], des nombreuses actions ont été réalisées. Quelques mois plus tard, il restait peu de choses de cette multitude hyperactive, ce qui n'a pas nécessairement à être vu de manière négative. Le mot magique est ici la transformation. Tout comme le mouvement de résistance de l'an 2000 n'était pas sorti de nulle part, mais s'était rapporté à plusieurs égards à la scène interventionniste des années quatre-vingt [4] dix, l'expérience des individus et les pratiques du début de l'an 2000 ont été réimportée dans une variété de contextes différents. Lorsque l'attaque des politiques populistes de l'aile droite radicale à un niveau national ne faisait plus de sens, les artistes activistes se sont développés et ont réfléchi autour de nouveaux foyers au sein des protestations globales, à l'encontre du régime des frontières ou dans la lutte pour les droits des migrants [5].
Dans le contexte du mouvement global de protestation, les pratiques artistiques-politiques semblent avoir finalement laissé derrière la dichotomie entre l'art et l'activisme. Les activistes ne cherchent guère à réussir dans le champ artistique, ils ne travaillent pas stratégiquement vers des effets de distinction quelconques. Toutefois, les méthodes et les stratégies de l'histoire de l'art et les pratiques artistiques actuelles sont en train d'être employés. Ces actions créent des nouveaux terrains de transversalité ne faisant partie ni du champ artistique, ni du champ politique dans leurs sens étroits.
L'analyse et la critique de ces nouvelles pratiques appartenant à ce nouveau terrain ne sauraient pas faire usage de vieilles catégories telles que la spécificité du site, la critique d'institutions, l'interaction/participation ou même de très vieilles catégories telles qu'auteur, aura et œuvre d'art. Au lieu de cela, de nouvelles catégories doivent être développées en commençant par les pratiques en question, cela afin d'obtenir une connaissance adéquate à partir d'elles. Dans ce qui suit, il s'agira de faire une telle tentative basée en un exemple spécifique actuel et en trois concepts. Ces concepts, en correspondance avec les pratiques examinées, seront empruntés plutôt de la théorie politique que de la théorie esthétique.
L'exemple en question est la VolxTheaterKarawane (CaravaneTheatrePublix) : préparée pendant le printemps 2001 à partir d'une longue série de discussions virtuelles et réelles et ayant été mise en route à Vienne en juin, avec des actions à la frontière austrioslovaque à Nickelsdorf ; en plein milieu des protestations contre le sommet du FEM à Salzbourg ; au border camp à Lendava (Croatie/Hongrie) ; devant un centre de détention à Ljubljana ; et finalement autour du sommet du G8 à Gênes l'été dernier, à la fin duquel les membres de la Caravane ont été gardés en détention provisoire durant quatre semaines par la police italienne [6].
Les trois concepts employés dans cet article ont été pris de l'arsenal de l'œuvre de Gilles Deleuze et Félix Guattari, à savoir, nomadisme, machine de guerre, et micro-politique des frontières.
Aujourd'hui la figure du nomade est devenue une figure à caractère vague. Durant les années quatre-vingt, le nomade tel qu'il apparaît dans le travail de Deleuze/Guattari a été mal compris par plusieurs groupes, tels que des surfeurs, des musiciens techno et des artistes du net, comme une métaphore fleurie bienvenue avec laquelle ils pouvaient aisément s'identifier eux-mêmes et leurs activités. Contre des tels hymnes à la liberté et au flux ou à l'ultime démocratisation par le biais du net, ce concept doit être défendu dans son sens deleuzien : tout d'abord, le nomadisme est précaire, deuxièmement, il est offensif et troisièmement, il est situé à la frontière. Le nomadique est donc une précarité, quelque chose qui n'existe que jusqu'à nouvel ordre et qui présuppose l'échec permanent ou bien, en des termes plus particuliers : la différence entre le but et les effets. Précarité, l'action dans des contextes précaires constituent la condition du nomadique.
La qualité précaire du nomadisme peut être décrite sur base de la lutte de la VolxTheaterKarawane pour une forme adéquate ou plutôt, avec la seule forme possible d'organisation : le collectif. A plusieurs reprises, les expériences avec des planifications collectives dans des assemblées interminables et avec des actions collectives ont prouvé que l'implosion du collectif y est inhérente. Une difficulté additionnelle évoquait l'idée que les participants de la Caravane ne devraient pas être exclusivement originaires de Vienne ou de l'Autriche, mais devraient également procéder d'autant d'arrière-plans différents que possible, et par conséquent, employait un mélange troublant de nombreux idiomes. Le troisième, et plus important aspect dans le contexte du thème de la précarité, cependant, était la nature même de la Caravane : le mouvement nomade en lui-même crée du précaire, parce que le collectif -en contraste d'ailleurs avec les idées traditionnelles de nomadisme- voyage à travers des sentiers inconnus. En arrivant à des lieux inconnus, le collectif est forcé de faire des décisions et de réduire la complexité au plus haut degré. La VolxTheaterKarawane, en tant que collectif en mouvement, a dû travailler de manière continue à gérer ces différents niveaux de précarité.
Depuis la fin des années quatre-vingt dix, nous avons assisté à une nouvelle renaissance du nomade, concept qui avait également joué un rôle clé dans l'ouvrage de Michael Hardt et Antonio Negri intitulé Empire [7]. Lorsque la figure du nomade apparaît à nouveau dans ce contexte explicitement politique, elle a sans aucun doute une autre qualité, que si l'on les compare aux mauvaises interprétations des années quatre-vingt. Cependant, dans la mesure où dans Empire les auteurs mêlent sous le concept de nomadisme les mouvements d'intellectuels voyageurs et des réfugiés politiques, Hardt et Negri ont tendance à intégrer conceptuellement les conditions complètement différentes des migrations choisies et forcées. Cela mène de manière inévitable à surestimer énormément les sujets des migrations, qui sont dès lors stylisés comme étant les plus importants opposants au tout-puissant empire.
Dans le travail de Deleuze et Guattari, par contre, la ligne molaire du pouvoir est confrontée à deux autres lignes : la ligne moléculaire ou migrante, ainsi que la ligne de fuite ou de rupture, la ligne nomade [8]. Ceci correspond à la nécessaire différentiation entre d'une part, la migration forcée -fuyant d'une place à une autre où il y a un espoir pour une nouvelle sédentarité- et d'autre part, une pratique offensive nomadique. La ligne migrante connecte deux points allant de l'un à l'autre, de la déterritorialisation à la reterritorialisation. Par contre, la ligne nomade est une ligne de fuite qui, en passant à travers les points, mène les mouvements de déterritorialisation dans un mouvement torrentiel n'ayant rien à voir avec la fuite au sens traditionnel du terme. Fuir, mais en fuyant, chercher une arme.
La caractéristique de cette ligne nomadique, de cette ligne de fuite est qu'elle est offensive. Mais que signifie offensive dans un monde, qui d'après Deleuze et Guattari ainsi que d'après Hardt et Negri est sous la menace de plonger dans un lieu commun unique et compréhensif ? Le pouvoir est partout, et en même temps, nulle part. Ses mécanismes fonctionnent sans centre et sans guidance. Les deux paires d'auteurs suggèrent une réponse à cette situation en l'absence d'un " dehors " du pouvoir imaginable. Cette réponse est constamment et spécialement prêchée dans Empire : si les mécanismes du pouvoir fonctionnent en l'absence de centre et de guidance centrale, il devrait être alors possible de les attaquer à partir d'une place et d'un contexte local quelconque [9].
Cependant, aussi plausible et attirante que puisse sembler cette thèse, elle restera nébuleuse et vague aussi longtemps qu'elle n'est pas claire sur ce à quoi ou à qui il faudrait exactement s'attaquer. Même si l'idée du " être contre à partir d'une place quelconque " peut sembler doublement cohérente, à partir du moment où elle comprend tout autant la possibilité d'être contre partout ainsi que la nécessité d'être contre dans chaque place, il y a encore des lieux qui méritent davantage que d'autres cet " être contre ", et ces lieux doivent être cherchés, choisis et hantés, tout en contraste avec la formule deleuzienne selon laquelle le nomade est celui qui ne se meut pas du tout [10].
Le voyage intense sur place -cette concise interface entre Kant et Deleuze- a fait son temps. Aujourd'hui, le syndrome de pantouflard légendaire de Kant qui évitait quoique ce soit qui aurait pu l'obliger à quitter Königsberg, ainsi que l'insistance de Deleuze autour de l'absence de mouvement du nomade, représentent toutes deux une moyenne hautement standardisée de la vie de tous les jours. Eu égard à cette normalité, le besoin se fait sentir pour des pratiques d'opposition aux mécanismes de la société d'information et de contrôle. Ces pratiques, à l'instar des flux déterritorialisés de capitaux, ne sauraient être fixés en une place ni pourraient s'y installer. Pourtant, à l'opposé des flux des capitaux, ces pratiques devraient continuellement créer des lignes de rupture incontrôlées et auto-déterminées. Nous nous trouvons ici dans les zones de voisinage des interventions politico-artistiques dans le contexte des protestations globales avec leurs actions spontanées, leurs attaques tactiques, et leurs appropriations rapides de nouvelles situations, avec leurs lignes de fuite dans et à travers l'espace nomade.
La VolxTheaterKarawane agit le long d'une ligne de fuite, il attaque, il est offensif, en bref, il s'agit d'une machine de guerre au sens deleuzien du terme. Ceci n'implique pas de lui attribuer une forme spécifique quelconque de violence, au contraire, la machine de guerre pointe au-delà des discours de violence et de terreur. C'est précisément cette machine qui s'y installe en dehors afin de s'opposer à la violence de l'appareil de l'Etat et à l'ordre de la représentation. En contrepartie, l'appareil d'Etat essaie de forcer le pouvoir de représentation vers ce qui ne peut pas être représenté, en transformant par exemple, la Caravane en un " Black Block " : c'est exactement la machine de guerre qui s'oppose à ces mécanismes de représentation ou, en suivant Hardt et Negri, le militant, qui redécouvre de pratiques constituantes non représentatives [11].
Lorsqu'il s'agit de localiser des lieux du pouvoir qui disparaissent constamment des zones de visibilité, c'est alors la frontière qui accomplit une fonction éminente. Ceci ne se rapporte en aucun cas à la frontière en tant que métaphore, mais à la frontière concrète, telle que celle de l'Etat-Nation ou les frontières intérieures de " l'Empire ", tout autant que les autres lignes frontalières de l'appareil de l'Etat, telles que les lignes de la police, qui se trouvent " espacées " par le biais d'actions comme celles de Tute Bianche ou celles des Pink-Silver blocks [12].
Aux marges du border camp à Lendava, par exemple, par le biais de l'usage des moyens dramatiques du théâtre invisible et de l'irritation, la Caravane investigua la zone du no man's land entre les postes frontières. Les activistes -habillés avec des blouses oranges et des uniformes de l'ONU- avaient érigé un nouveau poste de frontière (entre les postes frontières hongrois et croates), afin d'arrêter des voitures, distribuer des passeports no-border, ainsi que des pamphlets parmi les conducteurs. Moins que de traverser, briser et abolir les frontières, tel que le slogan " No Border " de la Caravane le faisait entendre, ces actions représentaient plutôt l'opposé apparent : ériger des nouvelles frontières afin de créer un espace frontalier fluctuant et nomadique dans le no man's land, à l'encontre des frontières absolues de l'Etat-Nation [13].
Par le moyen de ces " micro-politiques de la frontière
" (Guattari), la diversité des pratiques
dans les contextes des protestations globales abandonnent
la phrase vague de " l'attaque verticale sur les
centres virtuels du pouvoir ", supposés
être partout et nulle part. Ceci est bien plus
une affaire consistant à rendre visible et à
attaquer concrètement la virtualité, à
briser les lignes frontalières abruptes, et en
même temps, à mettre à l'essai des
formes expérimentales et collectives d'organisation.
Ceci caractérise la machine de guerre : ces attaques
de l'appareil d'Etat sont toujours connectées
avec une recherche continue d'alternatives -ou encore,
d'après Negri et Hardt : la résistance,
l'insurrection et le pouvoir constituant se confondent.
[1] Voir www.gettoattack.net, www.volkstanz.net, performing resistance, etc.
[2] Voir http://www.eipcp.net/diskurs/d04/index.html
[3] Voir Gerald Raunig, Wien Feber Null. Eine Ästhetik des Widerstands, Vienne 2000
[4] Voir Gerald Raunig, Charon. Eine Ästhetik der Grenzüberschreitung, Vienne 1999; Holger Kube Ventura, Politische Kunst Begriffe in den 1990er Jahren im deutschsprachigen Raum, Vienne 2002
[5] Voir http://www.wwp.at/
[6] Voir http://www.no-racism.net/nobordertour/
[7] Voir Michael Hardt, Antonio Negri, Empire. Die neue Weltordnung, Frankfurt/New York 2002, en particulier p. 210-214
[8] Voir Gilles Deleuze / Clarie Parnet, Dialoge, Frankfurt/Main 1980, p. 147f.
[9] Voir Gilles Deleuze / Félix Guattari, Tausend Plateaus, Berlin 1992, p. 583; Michael Hardt, Antonio Negri, Empire. Die neue Weltordnung, Frankfurt/New York 2002, p. 211 : " s'il n'y a plus de place qui puisse être reconnue comme étant dehors, nous devons alors être contre dans chaque place. "
[10] Voir Gilles Deleuze / Félix Guattari, Tausend Plateaus, Berlin 1992, p. 524
[11] Voir Gilles Deleuze / Félix Guattari, Tausend Plateaus, Berlin 1992, p. 578; Michael Hardt, Antonio Negri, Empire. Die neue Weltordnung, Frankfurt/New York 2002, p. 413
[12] Voir l'exemple du " Rechtswalzer " de Performing Resistance, dans : Gerald Raunig, Wien Feber Null. Eine Ästhetik des Widerstands, Vienna 2000, p. 40-45
[13] Cf. mon concept " Spacing the Line ", voir par ex. : Gerald Raunig, Spacing the Lines. Konflikt statt Harmonie. Differenz statt Identität. Struktur statt Hilfe, in: Eva Sturm/Stella Rollig (Hg.), Dürfen die das? Kunst als sozialer Raum, Vienna 2002, S.118-127