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03 2008

L’Europe, chantier de la traduction

Ghislaine Glasson Deschaumes / Boris Buden

Boris Buden: Vous êtes très claire lorsqu’il s’agit de décrire ce qui était en jeu dans les Transeuropéennes dès les débuts, en 1993 : la quête d’un retour possible au politique et une critique non voilée de l’essentialisation des cultures de même que de l’ethnicisation et de la communautarisation de la politique. C’est là le cadre conceptuel dans lequel vous avez introduit la notion de traduction. La 22e édition de Transeuropéennes, parue au printemps/été 2002, porte le titre « Traduire, entre les cultures ». Pourquoi la traduction, et pourquoi à ce moment ? Comment avez-vous découvert la signification politique et le potentiel critique du concept ?

 
Ghislaine Glasson Deschaumes: Transeuropéennes est un processus agissant, c’est un mouvement de pensée critique. La raison qui la fonde articule intimement la théorie et l’action. Action-réflexion. L’action provoque la réflexion. La réflexion lance l’action.  Elle est sa « trajectoire de chute », comme pour reprendre une expression du compositeur Ahmed Essyad évoquant ce vers quoi la phrase musicale doit tendre. Ainsi en est-il allé de Transeuropéennes , depuis 1993, actions et réflexion intimement liées dans la provocation du politique. Une pensée critique a été au travail dans les activités de formation et de recherche, dans l’action militante à travers les frontières, enfin dans l’hospitalité de la rencontre. Il s’agissait que la nécessaire confrontation des différences puisse devenir interaction, devenir mêlée – cette mêlée sur l’éloge de quoi, en hommage à Sarajevo alors assiégée, Jean-Luc Nancy ouvrait le premier numéro de Transeuropéennes à l’automne 1993 (‘Eloge de la mêlée’). Telle est l’une des pistes à partir desquelles nous avons élaboré ce concept de « traduire, entre les cultures ». 

Il importe de  rappeler que Transeuropéennes a été créée dans le mouvement d’un tournant fondateur. En trois ans à peine (1989-1992), la chute du mur de Berlin, la première guerre du Golfe, les guerres en ex-Yougoslavie et la partition du pays, la guerre civile en Algérie, la montée en puissance des fondamentalismes et des ethnonationalismes[1] ont bouleversé l’Europe et le monde. La revue est née dans le sentiment d’une extrême urgence. En se fondant sur la nécessaire articulation entre « culture et politique », affirmée dès le premier éditorial, la revue a ouvert un champ de travail sur la critique des discours identitaires et de leurs effets de dislocation humaine, sociale, politique, économique,  tout en s’emparant frontalement de la question de la guerre. Elle remettait alors en cause l’Europe comme horizon, « l’Europe dessaisie »  d’elle-même, dans les guerres en ex-Yougoslavie comme au lendemain de la chute du mur, lorsque l’Union européenne ne sut pas se traduire ni traduire les pays de l’ancienne « Autre Europe »[2] et construisit avec eux la relation sur un mode subalterne.

Dans le même mouvement, la revue se fondait comme lieu de travail sur les conditions contemporaines du vivre ensemble, sur la civilité (Balibar) et la pratique du différend. C’est en approfondissant ces travaux théoriques, notamment en vue des premiers Ateliers culturels euro-méditerranéens (formation alternative de jeunes artistes, de jeunes intellectuels, traducteurs, etc.), en 1999, qu’a émergé le concept « traduire, entre les cultures ».

Ce concept a émergé à un moment de maturation des travaux de Transeuropéennes, et il en découle. La revue s’est toujours voulue un lieu de traduction, et la grande majorité de ses auteurs étaient des non francophones. En 1999, la revue avait déjà publié deux numéros bilingues français/anglais et elle en préparait un troisième, sur les partitions. Elle tendait déjà vers la transformation en une revue bilingue français/anglais. En tant que revue internationale de pensée critique, elle se révélait être une véritable fabrique de traduction ! Et c’est ainsi qu’elle se définira dans les années qui viennent.

Dans les programmes de formation créés en 1994 puis de recherche (à partir de 1996), mais aussi dans les actions militantes menées au cours de ces années, nous nous sommes confrontés au quotidien aux enjeux de traduction, dans toute leur complexité. Le multilinguisme des groupes concernés (étudiants des Balkans, jeunes artistes de la Méditerranée, etc) était en soi un défi posé à chaque participant : un défi permanent de traduction. Mais il est rapidement devenu patent que ce qu’il faut traduire dépasse de loin la langue, que la matière même de la traduction est à la fois plus vaste et plus cruciale. Il s’agit de représentations du monde, des imaginaires, des constructions mémorielles, des modes de relation au corps et à ses signes, au mouvement, au temps, à l’espace, une façon de se relier au genre, etc. Il s’agit aussi d’un affranchissement par rapport à la logique communautaire (parler la langue de la communauté, qui se suffit à elle-même), d’une mise en circulation des savoirs et de leur partage sur une base d’égalité, bref, d’une dynamique motrice pour  la démocratie. Chaque étudiant de nos universités d’été, chaque chercheur ou artiste de nos ateliers, en faisait à un moment l’expérience frontale. Les ateliers devenaient ainsi des espaces-temps fascinants de mise en traduction, qui parfois allaient jusqu’à porter sur les expériences limites : la guerre, le corps, la mémoire refoulée, la langue divisée … Dans cet exercice politique, les limites mêmes de l’échange étaient patentes. Il existe bien un « reste » (Balibar), qui ne peut être traduit, qui ne peut être mis en partage, et cet « os » m’intéresse tout particulièrement. Il ne relève pas nécessairement de l’intraduisible (qui le serait par essence et pour toujours) que du non traduit, qui est contextuel (dans l’espace et le temps). Ce « reste » participe de l’espace vide, l’espace de jeu nécessaire à la traduction, cet « entre » qui appelle l’interaction et qui est central dans « traduire, entre les cultures ».

Sur le plan théorique, trois éléments nous ont, dans le même mouvement, conduits à mettre en lumière dès la fin des années 1990 la problématique de la traduction. D’une part, une critique des logiques de domination, sous toutes  leurs formes (y compris d’une communauté sur un individu), a été menée à travers les pensées contemporaines produites dans des horizons géoculturels très divers. D’autre part, l’analyse de la crise du lien social, de l’impensé des sociétés multiculturelles qui ont instauré le droit à la différence en lieu et place du « vivre ensemble », la crise de la démocratie comme crise de la relation d’altérité dans une logique d’égalité, a été centrale pour la revue. Enfin, la production de clôtures identitaires, allant toutes dans le sens d’un refus de l’hybridation, d’un fantasme de la langue propre, de l’identité propre, du corps propre (dans le double sens, en français, de « propre » : ce qui est à soi, ce qui est lavé, sans tache) nous a conduits à éclairer le concept d’identité comme un processus, un mouvement, quelque chose de perméable à la rencontre avec les autres, y compris les autres en soi, et qui se modifie au fil des interactions. On prend alors toute la mesure de la dimension subversive de la traduction, qui reste pour moi fondamentale.

C’est donc ainsi que, de fil en aiguille, et dès 1999, Transeuropéennes en est venue à élaborer le concept du « traduire, entre les cultures », formulé notamment dans son vingt-deuxième numéro (2002). Ce concept, depuis, circule et vit,  nourrissant un peu partout des travaux théoriques. Il nourrit désormais la nouvelle phase de la revue Transeuropéennes, à travers ses travaux de recherche, notamment au Collège international de philosophie, et dans son nouveau projet de publication, et il structure ses futures actions, sous l’angle plus précis des politiques de traduction et de leur lien aux enjeux de démocratisation.

Il va sans dire que, dès le premier numéro de la revue, nous nous sommes délibérément inscrits en faux contre la logique de « guerre des civilisations » puis de « dialogue des cultures » (surgie, notamment en contrepoint de la lutte contre le terrorisme, après le 11 septembre 2001) qui n’en est que le revers. Transeuropéennes n’a cessé de mettre en lumière l’hétérogénéité de toute culture, le fait que chaque culture, chaque langue participe d’un double processus de traduction et d’hybridation. « Entre les cultures » fait ainsi référence au « jeu » qui travaille toute culture, la maintenant dans l’ouverture, et qui est à son tour traduction. Traduire est une proposition qui engage ce jeu.

En tant que lieu d’hospitalité et revue nomade, Transeuropéennes est au cœur du traduire, dans les intervalles, les interstices, les écarts, les différends qui intéressent tant notre collectif. Ce collectif interdisciplinaire  Transeuropéennes est un seuil, car il est un passage entre les langues, entre les modes de pensée, entre les imaginaires lointains ou proches, entre les systèmes critiques. Ceux-ci sont mouvants. Comme Mustapha Laarissa, membre du comité de rédaction de la revue, l’a dit dans un atelier de travail sur les « Politiques de traduction en Méditerranée » (Paris, décembre 2005), le choc est en chaque culture, toujours traversée, et il est en chacun de nous en tant que sujets. Nous ne pouvons faire l’impasse de ces passages, de ces traductions. Ils participent, me semble-t-il, d’un horizon mondial qui devra un jour s’appuyer sur un droit mondial et des modes d’organisation démocratique mondiaux. 

 
Boris Buden: Il existe encore un autre état de faits, qui fut déterminant pour l’introduction du concept de la traduction – c’est le contexte historique et politique de la France et de l’Europe aujourd’hui, qui traversent toutes deux une lourde crise : un vieil Etat nation, qui perd sa signification et son importance sous la pression de la globalisation, de même que le projet paralysé d’une communauté politique transnationale, qui n’a toujours pas de constitution démocratique. Qu’est-ce que la traduction peut apporter à cette crise, une sorte de solution ou plutôt son approfondissement continué ? Quelle serait votre préférence ?

 
Ghislaine Glasson Deschaumes: Dans le contexte de la mondialisation des échanges, de standardisation des esthétiques et de dépolitisation de la pensée, d’uniformisation apparente des concepts et des systèmes de pensée, l’Europe est un système régional fragile, aléatoire, mais dont nous ne devons à aucun prix nous dessaisir depuis la position critique qui est la nôtre (nous, revues, nous collectifs de revues), mais qu’il nous faudra toujours à nouveau décentrer et franchir.

Le titre « Transeuropéennes » indique la double volonté de dégagement et d’implication : l’Europe comme point de départ ou de passage qu’il convient toujours de réinterroger depuis « ailleurs », le point par rapport auquel il faut toujours se décentrer pour pouvoir l’investir. En 1993, il s’agissait de penser l’Europe et « ses autres », les autres de l’Europe, voire ses laissés-pour-compte, ses sans droits, de penser l’Europe à ses frontières, à un moment aussi, et cette coïncidence est significative,  où un groupe de philosophes s’interrogeait depuis Strasbourg sur l’Europe en devenir sous le magnifique titre de Géophilosophies de l’Europe[3].

De prime abord, il s’agissait bien pour moi de mettre en mouvement les lignes de division, de jeter des ponts, de transgresser les frontières imposées, de les interroger, de s’y tenir même, jusque dans le défi physique, un jour de mai 2002 où une cinquantaine de femmes de tous les pays issus de l’ex-Yougoslavie et de France franchirent ensemble le pont de Mitrovica, Kosovo[4].

Mes expériences antérieures, avant de fonder Transeuropéennes, m’avaient conduite à travailler inlassablement à relier l’ « Autre Europe », et notamment ses penseurs et artistes dissidents, avec l’Europe de l’Ouest. C’était aussi un franchissement, celui d’un interdit culturel (et politique) imposé par la logique de division et la réalité du mur. La France m’était apparue, dès le moment de mes études, comme fondamentalement ethnocentrée. Depuis lors, rien n’est malheureusement venu contredire cette tendance lourde. Cependant nous savons bien que le niveau national n’est plus aujourd’hui  pertinent en soi. Interroger et comprendre une société, un droit national, une économie nationale sans la mettre en perspective en Europe et dans le monde est irresponsable et dangereux.  Mépriser l’articulation de ces perspectives avec l’échelon local l’est tout autant. Transeuropéennes est adossée à la langue française, elle y prend appui. C’est une langue que j’aime, dans laquelle j’aime écrire et vers laquelle j’aime traduire, même si traduire n’est pas mon métier. Mais le projet de Transeuropéennes est européen et mondial.

Aujourd’hui, l’Europe se projette dans le monde à partir d’un discours de centralité, elle tisse des rapports avec ses voisins qui s’inscrivent dans une logique centre-périphérie. En 1993, l’Europe était une question, elle était un cap invitant vers « un autre cap » (Derrida). Cet espace de réflexion ouvert avec la chute du Mur a été refermé par les institutions européennes et les gouvernements des anciens Etats membres. A nul moment, la chance n’a été offerte aux pays issus de l’ancien bloc de l’est de se mettre en traduction, de relier leur passé au présent européen. La tabula rasa auxquels ils ont été invités au nom de la transition démocratique « vers l’Europe » a laissé des sociétés amnésiques, qui refoulent une part de leur vécu et de leur histoire. L’horizon de l’Europe comme projet s’est défait à Sarajevo et dans les guerres d’ex-Yougoslavie. Il ne s’est pas redessiné avec l’élargissement.

Le choix institutionnel n’était pas tant entre l’approfondissement et l’élargissement, contrairement à ce que l’on a pu dire. C’est la nature même de la démarche conduite envers les pays anciennement reliés au système soviétique qui doit être questionnée. Les institutions européennes se sont concentrées sur les acquis communautaires, et les pays candidats n’ont donc rencontré de l’Europe (leur horizon durant la guerre froide) que l’ensemble normatif qu’elle constitue de facto.  Que ces pays candidats eussent aussi des acquis n’a pas effleuré les esprits à l’Ouest. On peut parler d’une certaine violence symbolique (celle du vainqueur ?) à l’égard des sociétés dites en transition démocratique. La logique du vainqueur n’est pas une logique de traduction. Elle est une logique de déploiement du système vainqueur. Le processus d’adhésion a été marqué par un lourd déficit de traduction, au sens le plus large du terme. Que les fractures aient ensuite surgi, comme par exemple au moment de la guerre en Irak, était dès lors inévitable.

A travers ce processus d’adhésion massif, l’Union européenne s’est auto-consolidée dans sa fonction normative, celle-là même qui gouverne la relation qu’elle a proposé à ses voisins (la « Politique européenne de voisinage »). Elle régit aussi la représentation que le discours communautaire donne de l’Europe dans le monde, largement marquée par cette même position de centre rayonnant vers les périphéries. Face à cela, il incombe notamment au collectif Transeuropéennes d’ouvrir en Europe et aux frontières le chantier de la traduction et des chantiers de traduction.

 

[1] C’est sur cette question que la complicité avec Lignes s’engagea, en 1990, dans un numéro intitulé « nations, nationalités, nationalismes ».

[2] Titre aussi d’une remarquable revue publiée à Paris par les frères Berelowitch jusqu’au tournant des années 1990.

[3] Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe, Denis Guénoun, Etienne Balibar, Jacques Derrida, pour n’en citer que quelques uns, s’associant dans un mouvement de réflexion particulièrement fructueux, malheureusement abandonné sans doute du fait d’une lassitude face au tour pris alors par l’Europe. 

[4] « Actions militantes des femmes à travers les frontières », un projet de Transeuropéennes et d’une dizaine d’ONG des Balkans, initié en 1999 et achevé en 2005.