05 2003
Avant la représentation. Images vidéo en tant qu'agents dans "Passing Drama" et TIMESCAPES
Traduit par Yasemin Vaudable
1.
C’est l’image de frayeur bien fondée d’une mort sociale postmoderne que de jouer un rôle dans le rêve d’autrui ou de persister dans la marche à vide des habitudes. Vue de cette manière l’émergence de l’art des médias n’est pas seulement un genre artistique mais repose aussi sur des forces de désir collectives dirigées contre cette mort postmoderne. Si les potentiels de possibilités d’actions individuelles oscillent entre des développements techniques et des évolutions sociales, ce qui a été repris sous la catégorie d’art des médias est aussi l’expression d’une résistance contre cette mort postmoderne de la désubjectivation.
Depuis
les années 80, avec l’invasion des habitations privées
par les appareils audiovisuels et les ordinateurs, l’ordinateur
occupe aujourd’hui la place la plus importante à la
maison outre le lit. Une „production audiovisuelle du
Soi" avec des ordinateurs, des caméras, des appareils
sonores etc. forme, depuis, les espaces d’imagination
et d’action d’une première, deuxième voire entre-temps
quatrième ou cinquième génération de consommateurs/producteurs
de médias et détermine de nouvelles catégories sociales.
Stephan Geene décrit cette "production du Soi "
comme étant un "Second Self avec des médias",
une désignation qu’il emprunte à l’analyse du rapport
entre le sujet et la technologie faite par la psychologue
Sherry Turkle. D’après Turkle, l’ordinateur dispose
"d’une seconde nature en tant qu’objet évocateur,
comme un objet qui fascine, dérange notre impassibilité
et entraîne notre pensée vers de nouveaux horizons.
L’ordinateur est une machine métaphysique, une machine
psychologique, non pas parce que l’on pourrait parler
de l’inconscient psychique de la machine mais parce
qu’il a une influence sur la conception que nous avons
de nous-mêmes…". Selon Geene, le "Second Self
avec des médias" n’est pas un "sujet artificiel
mais le produit d’une observation réfléxive du Moi,
qui dépend d’une disposition dans le tissu social "[1].
L’actualisation individuelle de flux d’informations
intensifie et accélère l’alternance de la consommation
et de la production ainsi que l’échange entre celles-ci,
c’est-à-dire l’alternance de la réception d’affects
stéréotypisés de langage et d’images (p.ex à travers
la télévision) avec la production d’une interruption
des flux temporels, la création d’un intervalle, car
le fait d’influencer les flux d’images, de son et d’informations
constitue toujours un travail de mémoire processif,
dans lequel des références collectives et des expériences
personnelles se superposent.
Cette
"production audiovisuelle du Soi" devient
l’agent de transmission dans le flux d’informations
des mass media, le "corps" collectif des récepteurs
de médias. Il
active de nouveaux processus et de nouveaux canaux dans
les deux sens, il participe à la détermination de la
manière dont circule l’information, il est la substance
stupéfiante de rituels postmodernes. Il est injecté
à raison de doses homéopathiques dans l’espace de résonance
collectif, l’espace de mémoire corporel et immatériel.
Il se grave dans la mémoire collective en tant que processus
douloureux, douloureux parce qu’il est d’abord rejeté
puis utilisé lorsque, par répétition ininterrompue,
il finit par faire partie de la machine sociale.
De
l’espace moléculaire de production dans lequel agissent
les producteurs de médias privés émanent des impulsions
motivant la création de nouvelles relations de mémoire
du point de vue de nouveaux contextes perceptifs. Inversement,
toute génération de producteurs est liée à
"ses" mass media. Lors d’un entretien
que nous avons eu avec lui à Paris pendant la première
guerre du Golf[2],
Félix Guattari avait affirmé que "chaque génération
dispose des médias qu’elle mérite". Le téléspectateur,
qualifié par Félix Guattari d’agent et non pas de consommateur
déjà bien avant la révolution informatique, prend congé
de son rôle de victime en tant que récepteur des mass
media manipulateurs. Il est aujourd’hui producteur et
se sert de la réfraction de flux d’affects publics,
stéréotypisés comme élément de production de soi (même
s’il ne réalise pas de productions audiovisuelles).
Il est dépendant des mouvements au sein de l’espace
de résonance médiatique et non auteur et critique indépendant.
La
nécessité de rendre vérifiable et communicable les processus
de perception et de subjectivation propres à chacun
a donné naissance à une réflexion avec des machines
devenue populaire depuis les années 60 avec la production
artistique électronique. Cette réflexion avec des machines
au sein de „machines sociales“, dopée à l’effet d’un
„inconscient machinique“ (Deleuze/Guattari), oscille
entre répétition et différence, entre une mémoire automatisée
et une mémoire créative, entre habitude et invention.
Il serait trop simple de réduire cette „production du
Soi“ à un phénomène élitaire du premier monde. Aujourd’hui,
les ordinateurs et les caméras sont presque moins chers
que les mitrailleuses et sont, je pense, politiquement
plus efficaces là où il s’agit de s’introduire dans
la sphère publique, collective des sociétés technicisées.
Les exemples à ce sujet font légion dans toutes les
parties du monde où ont lieu des conflits politiques.
Cependant,
au sein de l’entreprise artistique, dans laquelle les
traces de cette "production de soi" trouvèrent
dans un premier temps un public, l’apparition excessive
de ces traces devint un problème. La "production
du Soi" réservée à un petit groupe déloge l’entreprise
artistique de sa sphère traditionnellement exclusive
et élitaire. Le culte de la vedette devient le signe
par excellence de la reconnaissance d’une commercialité
de masse, dans lequel il ne peut y avoir qu’une part
réduite de nouveaux processus de subjectivation. En
effet, si la question de la subjectivation est liée
à la disposition dans le tissu social, elle ne peut
pas naître d’un rapport unilatéral entre la consommation
et la production. Certes, les représentations de la
"production du Soi" ne sont pas durables,
elles constituent plutôt l’expression temporelle d’un
processus, mais l’instance qui génère ce processus est
vivante. C’est pourquoi les salles d’expositions sont
devenues des plates-formes de rencontre qui ont, il
y a longtemps déjà, redéfini la fonction sociale de
l’art. Il en va de même pour le monde du cinéma, qui
était contrôlé et déterminé par les ministères de la
propagande après la première guerre mondiale et par
les institutions nationales des médias après la deuxième
guerre mondiale et qui ignorait jusque récemment l’existence
de stratégies économiques microscopiques liées à des
possibilités de production de plus en plus diversifiées.
Cependant, cela était peut-être plutôt dû aux intérêts
de pouvoir des grands médias, qui peuvent, tout comme
les institutions militaires, agir en ignorant temporairement
toute argumentation économique quelle qu’elle soit.
Cependant,
selon Maurizio Lazzarato, la fin de la grande histoire
(du progrès, de la révolution, du nouvel homme moderne
et de la machine) dans la littérature et le cinéma était
depuis longtemps scellée. "La crise de la représentation
se manifestait simultanément dans l’art et la politique,
déjà bien avant les guerres mondiales. Les grandes recherches
sur la mémoire, le cerveau et l’espace mental avaient
déjà été menées avant la première guerre mondiale. Elles
anticipèrent une expérience sociale qui allait marquer
le vingtième siècle: la coopération entre les cerveaux.
Le monde devient mémoire. Dans un monde qui se transforme
en un cerveau collectif, la vie de l’homme est toute
aussi incertaine et probable que le rapport entre les
synapses. La vie à proprement parler n’a pas d’histoire.
Elle ne se déroule pas en étant orientée vers un objectif
mais elle enchaîne des situations et peut évoluer dans
tous les sens. Elle ne peut être décrite comme succession
dramatique d’éléments que lorsqu’elle est terminée.
Ce n’est qu’à ce moment-là que tous les événements se
rangent dans une histoire et deviennent visibles en
tant qu’actions nécessaires dans une suite. Dans cette
optique, la vie ne peut pas être représentée."[3]
2.
Selon Henri Bergson, la mémoire est une forme d’accumulation de temps permettant d’introduire la possibilité d’un choix délibéré. Nous pouvons ressasser pendant toute une vie un bref moment de notre enfance. Cela signifie que nous pouvons selon notre propre volonté dilater ou comprimer des fractions de temps-input. La mémoire introduit le passé dans le présent à travers la formation d’intervalles, elle fait apparaître „le mort dans le vivant“.
La technologie vidéo opère en technologie du temps. Les technologies de l’image éléctroniques ne doublent pas la réalité mais imitent plutôt une fonction de la perception à travers la formation d’intervalles: un nouveau système qui synthétise la durée et les intensités. La caméra en tant que système technique fonctionne comme mémoire sensorimotrice (corporelle): elle enregistre des mouvements (de lumière) et les module, par contraction ou dilatation, en courants électromagnétiques ou en fréquences, qui sont temps. L’image vidéo est directement déterminée dans son mouvement par le mouvement de fréquences de la matière. La caméra agit en tant que système de temps-input et de temps-output au sein même des ondes lumière. Il s’agit cependant d’un système technique, dans lequel il n’y a pas de „possibilités d’influence délibérée“, c’est-à-dire dans lequel la contraction et la dilatation se répètent automatiquement. Le montage fonctionne comme système de contraction et de dilatation de ces flux, sur lesquels l’on peut délibérément exercer une influence, car dans le montage, les relations et les durées temporelles peuvent être manipulées (l’on peut générer dix secondes de matériel à partir d’une seconde de matériel). Ainsi, avec la caméra et le montage, l’on dispose des deux caractéristiques essentielles de la mémoire, définies par Henri Bergson dans "Matière et Mémoire", et l’on peut décrire la vidéo (caméra et montage) comme un système technique qui simule la fonction neurologique de la mémoire.
Les images vidéo ont une vie pré-représentative: une vie moléculaire constituée de vitesses (de la bande), des intensités (de lumière), des mouvements (de caméra) et des flux de lumière (vidéo), tous déterminés par des forces de désir et des affects infimes. Les images électroniques, les sons et leurs moindres pixels sont ici conçus comme des corps qui agissent sur d’autres corps; en effet, chaque image est un corps et chaque corps est une image. Toute prise de vue avec une caméra a une sorte de lieu de naissance, une coupure dans le continuum temps/espace, dont le passé et le présent restent invisibles. A l’extrait s’ajoute immédiatement un temps virtuel, de futurs environnements où se dérouleraient d’éventuels événements dans le montage. Cette part de fictif fait partie intégrante de toute image de caméra actualisée. L’image vidéo est un „centre de commande“, une mémoire visuelle fonctionnant comme agent et non comme représentation. Il n’existe pas d’image objective/documentaire. Les lieux filmés par la caméra sont des lieux d’événements ouverts où se produisent une multitude de courants (du conscient). Ils renferment des potentiels d’actualisation virtuels, qui pourront ensuite être développés lors du montage.
La vidéo "Passing Drama" reflète l’image sonore de l’histoire de ma famille. Elle raconte l’histoire de réfugiés de ma famille grecque, qui m’est parvenue sous forme d’image fragmentaire et fabuleuse à travers trois générations. La fuite en tant que motif fondamental du récit devint le thème vidéographique traitant de récit, histoire et mémoire.
"Drama" est le nom d’une petite ville de la Grèce septentrionale, où s’étaient installés de nombreux réfugiés (dont mes grands parents) d’Asie mineure, qui avaient survécu au traumatisme de la dite „catastrophe d’Asie mineure“. Entre 1922 et 1925, les minorités grecques vivant dans différentes régions de l’Asie mineure (environ 1,5 millions de personnes), de la Turquie d’aujourd’hui, furent déportées et exilées. Beaucoup d’enfants de ces réfugiés (dont mon père), qui étaient nés dans des villages autrefois turcs situés en Grèce septentrionale (la population musulmane d’environ 500.000 personnes fut exilée de Grèce après le traité de Lausanne de 1923) ou qui avaient vécu l’exode (de Turquie) alors qu’ils étaient encore des enfants, sont venus en Autriche et en Allemagne en 1942 pour effectuer des travaux forcés. Cette partie du Nord de la Grèce avait été occupée par l’armée bulgare, qui était alliée avec Hitler. Ce furent la pauvreté, le racisme, le fait de cacher des faits historiques, mais avant tout, le besoin profond d’oublier les expériences traumatisantes de la déportation de Turquie et des travaux forcés lors de la deuxième guerre mondiale qui marquèrent cette image sonore d’une fuite racontée de nouveau à maintes reprises d’une génération à l’autre et d’un endroit à l’autre.
L’association du titre "Passing Drama" à la scène et au film entend indiquer le caractère performatif du récit. Le „temps du maintenant“ constituait un élément à force définissante pour les narrateurs dans la vidéo. L’acte performatif que constitue le fait de rapporter son histoire définissait la communication du contenu. Les réfugiés me racontaient leur histoire alors qu’ils avaient atteint un âge avancé; ils avaient vécu leur vie, mais il semblait que ce fût la première fois qu’ils fussent interrogés quant à leur histoire. Leurs récits renvoyaient à une structure de tradition orale marquée par le fait d'avoir survécu: à l’espace de résonance d’une lutte de survie mentale qui restait encore déterminante même dans le temps présent. Le niveau textuel de la vidéo est constitué d’entretiens avec des personnes de cette deuxième génération, qui avaient entendu le récit de leurs parents alors qu’ils étaient encore enfant. C’était des phrases comme des pierres. Des phrases dont les mélodies vocales s’étaient gravées dans la mémoire collective et individuelle à travers trois générations. L’oubli d’hier s’était entremêlé avec l’oubli d’avant-hier et se mélangeait à l’oubli d’aujourd’hui. A travers des générations, ce récit profitait du talent d’acteur de ses narrateurs qui rallongeaient ou abrégeaient certains moments et qui répétaient eux-mêmes des fragments ineffaçables devenus, par la répétition et la transmission, presque une chanson sur la fuite.
"La transmission de la mémoire, du savoir, des habitudes de réflexion et de vie faisait apparaître des cassures et des discontinuités. Les blocages et les aphasies dans la mémoire de ces sédentaires devenus migrants renferment cependant une vérité par laquelle ils ne sont pas les seuls à être concernés. En effet, ce qui leur est arrivé, nous est, nous aussi, arrivé: un changement radical dans la manière de vivre sa mémoire et son temps."[4]
Dans
"Passing Drama", l’oubli ou la notation de
l’oubli s’exprime à travers le montage de différents
niveaux du passé. Chaque lieu représente un autre niveau
temporel dans le récit: plus le lieu du récit était
loin dans le passé, c’est-à-dire plus les faits qui
s'étaient déroulés à cet endroit remontaient loin dans
le passé, plus l'adaptation cinématographique et le
montage ont été avancés dans le passage respectif. De
génération d’images en génération
d’images,
j’ai construit, par le biais du travail de l'image,
différents niveaux et degrés d’abstraction classés selon
la "génération narratrice".
"Realtime"
représente le lieu de la machine (l’ici et le maintenant
– l’Allemagne). Ce matériel d’images n’a pas été modifié
après la production. Ce sont des images de machines
à tisser industrielles qui apparaissent sans cesse entre
les séquences. Elles ne constituent pas seulement des
descriptions sociologiques (beaucoup de réfugiés travaillaient
dans l’industrie textile), mais font aussi office de
paradigme de la construction narrative. L’histoire apparaît
dans "Passing Drama" comme une machinerie
industrielle engloutissant des minorités au profit d’une
majorité invisible.
"Halfspeed"
décrit un lieu du documentaire, le lieu de la narration
(2ème génération: Grèce/Allemagne). Un seul niveau de
transmission générateur influe sur le déroulement de
la narration. Une distorsion devient perceptible, mais
le degré de fragmentation ne détruit pas encore les
successions d’images habituelles. Le matériel a été
travaillé une fois lors de la postproduction électronique
par ralentissement ou dilatation, de telle façon que
mon processus de lecture s’est, une fois, rajouté à
et intégré dans la prochaine génération d’images. Le
temps de mon observation s’est écoulé dans la prochaine
génération d’images, tout comme cela est le cas dans
la tradition orale où sont actualisées des souvenirs
et où de brefs moments ont généré une durée temporelle
plus longue. Les successions d’images encore plus dynamiques
(2 niveaux de transmission) représentent l’image/l'imagination
"générée" d’un lieu qui fut racontée au narrateur
(Asie Mineure) mais que ce dernier n’a pas vu de ses
propres yeux. La dilatation et la compression de temps
dans le matériel ont été avancées au plus loin. Les
niveaux d’information cassent, le texte reste fragmentaire,
et l'intensité de l'examen du matériel s'inscrit au
plus fort dans le matériel d'origine. C'est ici que
ma propre force d’imagination a engendré la distorsion
du matériel la plus prononcée.
Les prises de vue de caméra et les images et sons ainsi effectuées ont été numérisées et ont formé dans l’ordinateur une cartographie du temps, une mémoire constituée d’images, d’intensités, de vitesses et de mouvements de différents lieux de l’histoire de la fuite qui allaient ensuite devenir différents niveaux de temps et de passé. Par découpage non linéaire, cette banque de données fut ensuite jointe à un système de succession d’images linéaire. Les moments de tension découlèrent du va-et-vient constant entre l’agencement des archives et la succession linéaire. Le "montage" dépendait de la capacité à naviguer au sein de la mémoire-archive afin de déployer de nouvelles connexions et montages. La possibilité de superposition verticale de matériel dans la succession linéaire donna pour l’image et le son différents champs textuels/imagiers/sonores déterminant la mise en exergue ou la suppression d’information. Les flux d’images et de sons furent entremêlés à plusieurs reprises et selon différents motifs, afin de définir un autre espace mental et thématique se prêtant à des possibilités d'une narration non linéaire dans laquelle différents modes de perceptions peuvent être croisés.
Dans la structure narrative de "Passing Drama", il ne s’agit ni de documentation ni de fiction, mais du choix entre la plurivocité et l’univocité, entre des phrases vocales plus ou moins longues, entre des logiques ouvertes et fermées d’une narration, qui caractérise l’histoire de réfugiés en général. Le traumatisme, les fuites aventurières et les stratégies de survie déterminèrent, en tant que psychologies constitutives, les niveaux de perception des histoires.
"Dans 'Passing Drama', le spectateur est poussé dans d’autres dimensions. (Cela le touche et le dérange en même temps, car, par sa sensibilité, il reconnaît intuitivement la vie pré-individuelle, pré-représentative de sa subjectivité.) Nous sommes transportés dans une autre dimension, désignée par les psychologues du beau terme de "perception a-modale ": comme dans la vie précédant l’acquisition du langage chez le nouveau-né, nous disposons encore ici de la liberté non pas de fixer ce qui nous touche par des catégories de l’image, du son ou de la désignation des objets mais de glisser d’un affect dans l’autre. Il ne s’agit pas d’opposer à l’image représentative ses éléments infinitésimaux, mais bien de passer de l’un à l’autre de ces éléments, par exemple de la dimension moléculaire à la dimension molaire, comme nous le faisons justement sans cesse dans la vie. La découverte de cette dynamique dans les deux sens nous mène à la source de la créativité propre à chacun. Avec la concentration et la dilatation du mouvement, avec le tissage et le métissage des flux d’images et de sons, apparaissent de nouvelles expériences perceptives et de nouvelles logiques qui sont, en même temps, pour l’observateur, des vecteurs de la subjectivité déshumanisée. Dans 'Passing Drama', les lignes de fuite infiniment petites (le devenir moléculaire) font référence aux minorités (aux migrants). L’image-vidéo devient l’écho du mouvement du prolétariat migrant (des grands déterritorialisés). Dans ce travail, les images de métiers à tisser fonctionnent de façon paradigmatique. L’on devrait peut-être rappeler que la métaphore de Platon à propos de la politique était justement le tissage. Les flux d’images cependant ne peuvent pas être représentés. L’on ne peut que les relier entre eux et les composer. L’on peut les morceler, afin de les ré-arranger (hybridation). L’impossibilité de la représentation politique des minorités et l’impossibilité de leur représentation esthétique ont toutes deux, l’une tant que l’autre, pour cause la déterritorialisation des flux."[5]
Le tissage comme méthode de montage non linéaire est une narration du processus de mémorisation. L'agencement de sens se reconstruit et se renouvelle sans cesse. Chaque nouvel élément s’intègre dans le tissu comme dans un tissage de relations. Ces relations entretiennent entre elles un rapport de "souvenir" ou d’"oubli" (fiction, citation, rapport). Ces deux directions de base dans le temps influencent la liquéfaction ou la coagulation de l’information et du logos narratif. La connexion de différentes logiques de dramaturgie met particulièrement en avant les moments de transition. Des transitions deviennent les points d’articulation de la structure narrative, déterminant le contenu. L’on peut ainsi créer une correspondance au devenir-intensif des événements dans le souvenir par l’intensification des transitions audiovisuelles. Ces transitions mentales et les passages d’une logique narrative à une autre, ici opérés, sont des moments qui retiennent particulièrement notre attention. La monotonie d’une logique prend fin dans la transition. Des habitudes visuelles et auditives se défont. Notre attention navigue d’un point nodal à l’autre, d’une connexion à l’autre, d’une transition à l’autre. Dès que les logiques d’une succession se poursuivent pendant un certain temps, notre attention se réduit (détente). Elle est activée dès que la dynamique d’un événement naissant se fait sentir. Nous observons le devenir d’un événement, la croissance d’une histoire ou l’effondrement d'agencements de sens.
"L’éthique et la politique de l’image dans Passing Drama constituent une écologie de l’esprit pour des subjectivités-machines."[6]
La vidéo "Passing Drama" a également été montrée comme performance, avec l’insertion d’autres niveaux sonores lors de la présentation. Cela visait à ramener le récit au processus ouvert où il trouve sa source: celui du montage. Ce retour à l’espace-temps ouvert de la scène se rattache à la situation performative des protagonistes, dans laquelle l’on a aussi inclus le "Second Self avec des médias". C’est la tentative de faire apparaître une trace qui ramène l’individu dans sa propre histoire, dont la perception a été modelée par l’utilisation d’outils médiatiques participant à la détermination de la possibilité actuelle des processus de subjectivation.
3.
Le concept du projet vidéo TIMESCAPES est né de la vidéo même de "Passing Drama". TIMESCAPES étudie les esthétiques du montage de film non linéaire en tant que processus de collaboration entre les auteurs de vidéo de différents pays de l’Europe de l’Ouest et du Sud Est. C’est un projet de montage non linéaire réalisé en collaboration avec Hito Steyerl, VI.DEA_Medien Kollektiv Ankara, Dragana Zarevac et Freddy Viannelis dans le cadre du projet de recherche "Transcultural Geographies" de et avec Ursula Biemann, Lisa Parks et Ginette Verstraete.
TIMESCAPES examine représentation, mémoire, politique et poétique de l’image vidéo dans le processus de montage afin de visualiser des processus de subjectivation pré-individuels et collectifs et d’étudier de nouvelles formes de récit vidéographique. Cette recherche éclaire différentes formations d’histoire marquant aujourd’hui et ayant marqué dans le passé la mémoire collective de sociétés technicisées. Elle est basée sur l'hypothèse que la production électronique d’images et de sons ainsi que le mode de production sous forme de réseau simulent des fonctions de la mémoire.
Afin de déconstruire des images habituelles (clichés) et de les enchaîner différemment, TIMESCAPES étudie, dans un premier temps, de nouvelles techniques de tournage et de montage. La postproduction numérique en tant qu’instrument de tissage constitue, ici aussi, un paradigme possible de la construction d’images. La succession d’information et de durée dans le montage (cut) sont la clé à cette discussion sur la représentation, la mémoire et la politique des minorités, qui se réfère ici à une pratique méthodique et constitue la forme et le fond du processus de montage. Le but de cette recherche est d’apprendre à concevoir la dynamique interne d’un groupe travaillant à différents endroits comme un processus constituant. Ici, des champs de force de potentiels pré-représentatifs peuvent être exposés, en partant de différents sens de la perception (l’ouïe, la vue, la logique) et de différents points de vue, comme espaces d’opinion ouverts, comme processus générateurs de la notation dans le montage, mais aussi comme points d’intersections connectifs et disruptifs entre textes, images et sons; ainsi, des mélanges, des distorsions et des sélections faites par le travail de la mémoire peuvent être examinés comme potentiel de création.
Le but de cette collaboration est la constitution d’une histoire linéaire sur un support vidéo. Cependant, cela ne sert qu’à une focalisation dans le processus de travail, qui occupe le premier plan en tant que solution formelle de la problématique de représentation. Dans ce cadre, l’on explore différentes surfaces de représentation possibles sur l’écran et se prêtant à la collaboration des auteurs.
A travers le concept et le mode de production, TIMESCAPES traite le sujet de 'l’histoire privée par opposition à la politique mondiale' ou l’enchaînement entre les mondes micropolitiques et macropolitiques (local/mondial, minoritaire/majoritaire, masculin/féminin) par rapport à la narration et à la mémoire. La position de départ est donnée par la réalité spatiale qui est ici un premier élément de l’histoire en tant que lieu de naissance de l’image caméra: le long de l’axe européen qui était stratégiquement déterminant pour l’Empire Allemand avant les deux guerres mondiales et qui constitue encore aujourd’hui l’axe des flux migratoires vers l’Allemagne.
Finalement TIMESCAPES est aussi un réseau social de film, car chaque auteur devient aussi producteur et agent du projet.
Foucault interprète l’"entrée du vivant dans l’histoire" comme possibilité positive de penser le "sujet politique comme un sujet éthique", et ce par opposition à la conception traditionnelle occidentale qui, elle, ne définit le sujet politico-éthique que sous la forme du "sujet juridique". Si le pouvoir fait de la vie même l’objet de son exercice, ce qui intéresse Foucault, c’est de déterminer ce qui s’oppose à ce pouvoir: les formes de subjectivation et les formes de vie qui se soustraient à ce pouvoir. TIMESCAPES voit dans l’"entrée du vivant dans l’histoire audiovisuelle" un moyen positif d’exposer, à travers la recherche de processus collectifs de subjectivation, des politiques de représentation comme processus proprement dits.
Passing
Drama, 1999, 66 min
TIMESCAPES www.timescapes.info
[1] Stephan Geene, money aided ich design, Berlin, 1998, p. 45.
[2] Canal Dechaine, Avez-vous vu la guerre du Golfe?, Paris, 1991.
[3] Maurizio Lazzarato, "Digitale Montage und das Weben: Eine Ökologie des Gehirns für Maschinen Subjektivitäten" à propos de la vidéo "Passing Drama" d’ Angela Melitopoulos, Zurich, 2002.
[4] Maurizio Lazzarato, "Digitale Montage und das Weben: Eine Ökologie des Gehirns für Maschinen Subjektivitäten" à propos de la vidéo "Passing Drama" d’Angela Melitopoulos, Zürich, 2002.
[5] Contribution pour le catalogue de l’exposition 'Privat Affairs' dans la galerie d’arts de Dresde: Maurizio Lazzarato, Digitale Montage und Weben: Eine Ökologie des Gehirns für Maschinen-Subjektivitäten, Paris, 2002.