09 2025
Vivre la fin du monde
Sur la thèse de médecine de François Tosquelles
Traduit de l'anglais par Anne Querrien
Bien que présentée et soutenue en 1948 la thèse de doctorat en médecine de François Tosquelles – connue sous le titre Le vécu de la fin du monde dans la folie : Le témoignage de Gérard de Nerval –- n'a été publiée qu'en 1986. La préface à cette publication tardive, rédigée par Tosquelles en janvier 1985, offre un compte-rendu très condensé de la question à laquelle il s'était attaqué :
« (…) c’est le cas de le dire ici, à l'occasion de ce travail sur le "vécu catastrophique" en psychopathologie, que mon arrivée à Saint-Alban venait à mettre en scène pour nous tous, mais d’une façon toute particulière pour moi, de vraies phantasmagories, qui, au-delà d'une certaine perspective de "fin du monde", faisaient surgir des possibilités miroitantes à la portée de la main : celles d'une renaissance, par où on pouvait devenir autre, sans cesser d'être soi-même. (…) Il devenait évident que les vécus catastrophiques de la fin du monde, racontées souvent par des schizophrènes, n'étaient pas spécifiques de ces malades. »[1]
De manière quelque peu allusive, ces phrases évoquent plus d'une « fin du monde » que leur auteur a personnellement vécue, avant et autour de son arrivée à la clinique de Saint-Alban en 1940 : il suffit de mentionner ici que Tosquelles s'est échappé d'Espagne le 1er septembre 1939, 5 mois après la victoire de Franco dans la guerre civile espagnole et le jour même qui a marqué le début de la Seconde Guerre mondiale. Au lieu de discuter ce double arrière-plan, historique et biographique, je voudrais cependant souligner un détail dans la citation qui, à première vue, pourrait sembler d'une importance minime : le fait que Tosquelles décrit son arrivée à Saint-Alban comme ayant ouvert de nouvelles possibilités « à la portée de ma main ». Loin de n'être qu'une tournure creuse, cette formulation nous renvoie au rôle de la main chez Tosquelles - et plus largement, comme nous le verrons, au rôle du corps vivant.
Une démonstration exquise de l'importance de la main dans le travail thérapeutique de Tosquelles est fournie par quelques minutes du film Le Clos du Nid,[2] attribué à François Tosquelles et Maurice Lambilliotte, tous deux médecins au sein de l'association du même nom. Fondée en 1955, l'association Le Clos du Nid était (et est toujours) située en Lozère, non loin de Saint-Alban. A l'époque du film, et dans la langue en vigueur en France dans les années 50, l'action de l'association était dédiée aux enfants et adolescents étiquetés comme « débiles profonds ».[3] Le métrage est de 1958, et tout le film est accompagné d'une musique de jazz de l'époque ainsi que d'un commentaire assez dense sur l'approche thérapeutique. Mais ce qui importe plus ici est que les scènes auxquelles je fais référence concernent précisément la main, ce qui est « à la portée de la main » ou, comme l'explique le commentaire, « l'éducation de la main ». Cette dernière peut, par exemple, impliquer l'utilisation ludique d'un bâton comme « objet intermédiaire » et dont les enjeux sont décrits comme suivant :
« L'important dans l'éducation [de la main] est l'utilisation de l'outil. Mais l'outil n'est qu'un objet intermédiaire pour faciliter le contact avec l'autre. Le grand problème pour le débile profond est précisément sa difficulté de contact avec autrui, plutôt qu'un trouble de base de ce qu'on pourrait appeler l'intelligence. »[4]
Si Tosquelles accorde une importance particulière à la main, c'est en raison de son rôle constitutif - ou plutôt institutif - dans la petite enfance, comme il l'explique dans le livre La rééducation des débiles mentaux :
« c'est au niveau de la main [que l'enfant] se "représente" [...] et il fera agir la main à sa place (...). C'est dans le théâtre de la main qu'il réalise les identifications qui vont constituer son moi, précisément dans cette partie distale, périphérique de son corps viscéral, qu'il peut approcher ou éloigner à volonté. »[5]
Ainsi, la main devient le « premier objet, pour ainsi dire, du monde extérieur où [l'enfant] commence à se reconnaître ».[6] Néanmoins, comme le montrent les scènes de film en question, les pieds et la tête peuvent devenir tout aussi importants lorsqu'il s'agit d'articuler des modes d'existence corporels avec d'autres modes d'existence corporels dans un monde matériel partagé : à condition, par exemple, que l'objet intermédiaire soit un ballon plutôt qu'un bâton et que l'articulation ludique des relations sociales soit le football, qui permet l'utilisation des pieds et de la tête tout en interdisant l'utilisation des mains.
Cela dit, ailleurs dans l'œuvre de Tosquelles, ce sont précisément les pieds et les têtes qui apparaissent souvent en opposition. Dans un texte de 1973 intitulé « Désir et institution », par exemple, il se décrit comme un « pédestre » qui s'est « toujours méfié des « têtes chercheuses » et qui, plutôt que de lire « avec les yeux, avec la tête », préfère faire des « pas » pour « lire le monde ».[7] Mais cette opposition entre les pieds et les têtes devrait bien être prise pour ce qu'elle est. En effet, elle ne souligne pas seulement l'importance de la praxis dans la trajectoire de Tosquelles, mais exprime également une manière de penser théoriquement. Les « têtes » dont Tosquelles s'est effectivement toujours « méfié » sont, philosophiquement parlant, les têtes de l'idéalisme, du spiritualisme et des abstractions intellectualistes de toutes sortes. Et ce qu'il leur oppose est, au niveau théorique, un matérialisme que je nommerai de matérialisme physiologique.
Je dois me contenter ici d'esquisser deux références décisives par rapport à ce matérialisme physiologique de Tosquelles : La première concerne les Thèses sur Feuerbach de Karl Marx, et plus précisément la revendication d'un matérialisme qui conçoive la réalité « comme activité sensuelle humaine, comme pratique » plutôt que d'en rendre compte seulement « sous la forme de l'objet ». Tosquelles s'appuie sur ces passages dans une conférence prononcée à l'École Normale Supérieure de Paris en 1947 (quoique publiée seulement en 2019[8]), ne laissant ainsi aucun doute sur son attachement à un matérialisme qui permette de penser « le côté actif » (Marx) de la matière, dans la matière.
La deuxième référence qui me semble cruciale pour comprendre la démarche matérialiste de Tosquelles est celle au médecin et physiologiste Claude Bernard, l'un des contemporains de Marx, et à son livre fondateur, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale de 1865. Dans la conférence de 1947, Tosquelles cite par exemple la fameuse formule sur « la tête et la main » qu'utilisait Bernard pour mettre en relief l'inséparabilité de la théorie et de la pratique.[9] Mais l'influence du dernier est plus profonde et plus large, vu que Bernard avait développé une compréhension de la matière vivante –active– comme une interrelation dynamique entre le « milieu intérieur » et le « milieu extérieur » de l'organisme :
« L'organisme n'est qu'une machine vivante construite de telle façon, qu'il y a, d'une part, une communication libre du milieu extérieur avec le milieu intérieur organique, et, d'autre part, qu'il y a des fonctions protectrices des éléments organiques pour mettre les matériaux de la vie en réserve et entretenir sans interruption l'humidité, la chaleur et les autres conditions indispensables à l'activité vitale. »[10]
De plus, le raccordement de ces deux références dans l'œuvre de Tosquelles ne se dessine pas seulement dans sa conception du matérialisme, mais aussi dans sa conception de la physiologie. En témoignent quelques passages extraordinaires dans la conférence mentionnée : lorsqu'il écrit, par exemple, qu' « il faut concevoir la physiologie comme le devenir de l'être même de l'organe » pour ensuite ajouter, à propos de la « structure totale » de l'être humain, que « sa physiologie est l'action, la situation sociale, l'être social »[11] ; ou bien, lorsqu'il va jusqu'à dire : L'histoire est une « physiologie sociale ». L'action est « matière » (au sens marxiste) et produit de la matière (au sens habituel de ce mot) .[12]
Ces mots ont été prononcé en 1947, deux ans après la fin de la guerre et un an avant que Tosquelles ne défende sa thèse de doctorat. Mais ils n'ont pas été prononcé sans être accompagnés d'un rappel important qui nous ramène directement aux questions abordées dans son travail sur « l'expérience vécue de la fin du monde » :
« il ne faut pas perdre de vue l'objet concret de la psychiatrie : l'interrelation médecin - malade dans une structure (non moins concrète) de la société, à un niveau de son évolution. »[13]
Comment donc, sur ce fond, Tosquelles aborde-t-il la question de l'expérience vécue dans le cadre de sa pratique clinique ? Dans le chapitre intitulé « L'attitude du malade devant sa maladie » de sa thèse, il souligne le sentiment extrême de solitude existentielle qu'il a rencontré chez les malades. Il cite Monsieur A. qui, après avoir été « rejeté de tous côtés », se décrit comme un « cadavre articulé » bien qu'il ait auparavant « lutté » ; et il poursuit en citant Monsieur P. qui déclare : « moi, je suis entièrement personnel ».[14] De tels témoignages évoquent un corps mort, déprivé de ses capacités physiologiques, ainsi qu'une existence « personnelle » qui est déprivée de toute relation. Et ils amènent Tosquelles à aborder un concept important de sa thèse, celui d'attitude. Il observe deux types d'attitude très différents, selon que les malades peuvent ou non adopter une attitude à l'égard de leur maladie, une attitude d'avant la maladie.
Tosquelles ouvre la discussion en distinguant les maladies « physiques » des maladies « mentales ». L'attitude typiquement rencontrée chez ceux qui souffrent de maladies « physiques », écrit-il, est qu'ils attribuent une « extériorité » à leur maladie plutôt que de la concevoir comme un de leurs « propres phénomènes » ; et qu'en outre ils attendent « du médecin non seulement une thérapeutique, mais surtout la confirmation de l'objectivité de la maladie »[15]. Néanmoins, cette double extériorisation implique aussi, de la part des malades, « une sorte de travail intérieur d'ordre affectif qui [les] amène à se considérer comme un terrain neutre où deux êtres mythologiques entrent en lutte : la santé et la maladie »[16]. De plus, la possibilité d'une attitude envers la maladie repose sur une certaine « clarté de conscience ». Des états de conscience « obnubilée », cependant, peuvent se produire comme effet des maladies tant « physiques » que « mentales », ce qui introduit une complication dans la notion même de clarté: « Clarté de conscience ne veut pas dire nécessairement conscience normale », écrit Tosquelles, pour ajouter que, chez les malades « mentaux », « [d]ans bien des cas la conscience révélera au malade son changement existentiel ».[17] Contrairement aux malades « physiques », donc, dont l'attitude et le travail affectif consistent à extérioriser la maladie pour tenter de maintenir leur système de valeurs « d'avant » la maladie, la conscience des malades « mentaux », qui subissent un changement existentiel, « s'encadrera dans d'autres systèmes de valeurs et sera charpentée par de nouvelles intuitions spatio-temporelles »[18].
En d'autres termes, la maladie « mentale » peut signifier que l'on vit un changement existentiel sans en faire une expérience qui soit dérivée d'un avant de la maladie. Elle ne permet pas d'adopter une « attitude » envers la maladie qui s'appuierait sur un tel « avant », c'est-à-dire, au malade de se tourner vers sa maladie en retournant (ne serait-ce que sur le plan socio-imaginaire) à la non-maladie, à une « normalité » ferme et stable, confirmée et stabilisée par la médecine, par les médecins. D'où la solitude. Solitude vécue dans des milieux où « non-maladie » et « normalité » se trouvent accolées l'une à l'autre.
Le travail affectif entrepris par les malades « mentaux » n'est alors pas –comme chez les malades « physiques » – un travail d'extériorisation et d'objectivation, mais « un travail de remaniement de valeurs, souvenirs et connaissances qui doivent s'intégrer à la structure nouvelle de la personnalité ».[19] La « normalité » n'offre plus aucun recours dans cette expérience vécue. Elle est croisée, traversée, « queerée », si j'ose dire, ce qui implique un « remaniement », à savoir une « reprise en main » - et donc aussi la question de ce qui est « à la portée de la main ». Dans un passage crucial pour les intentions du texte présent, Tosquelles écrit :
« Nous avons vu le malade physique faire appel à la société représentée ou incarnée par le médecin – pour s'aider dans son travail affectif d'objectivation de la maladie. Le malade mental post-processuel se trouvera seul pour faire le sien. Ce travail d'intégration cependant va décider de son passé et de son avenir. »[20]
Tosquelles met en italique le mot « seul ». Car ce qui se manifeste dans cette solitude, c'est à la fois « l'exclusion sociale ou l'isolement » dont font l'expérience les malades « mentaux » et « l'écrasement du sujet du désir inconscient » sur lequel se construit la « soi-disant normalité », comme il l'exprime dans sa préface de 1985. Se sentir affectivement seul et être effectivement seul coïncident ici, sans aucune démarcation fiable entre les deux. Une telle solitude implique l'exposition à des « événements morbides »[21], à divers types de processus, d'agirs, de faires - de forces - qui ne laissent aucune place à un lieu de recours existentiel pendant le changement existentiel enduré ; à des possibilités de retourner tout en tournant ; bref, à une « attitude » s'appuyant sur une extériorisation de ce qui est expérimenté dans et par l'exposition.
L'un des documents cliniques que Tosquelles présente dans sa thèse concerne une conversation entre R., dit « l'urbain », et André Chaurand, psychiatre en chef à Saint-Alban de 1940/41 à 1947. Vers la moitié du document, R. est interrogé sur le « catastrophe » et répond : « J'en ai tout le temps, je les supporte, je suis obligé, c'est la souffrance »[22], ainsi passant instantanément du singulier « catastrophe » à une pluralité de catastrophes qui constituent sa souffrance. Je me focaliserai, cependant, sur trois autres passages tirés de cette conversation :
1) Dans le premier paragraphe de ce document clinique, tel qu'il est rendu par Tosquelles, R. dit : « Je suis riche, tout ce qui existe c'est à moi, quand je l'ai construit ? » Cet énoncé est précédé d'un récit qui relate un changement de genre dans la vie de R. : « Quand j'étais femme, je vous ai nourri, j'ai nourri le peuple. Ça a été toute la vie. Je suis née fille. » – R. évoque deux types de richesses existentielles ici, l'une personnelle (« je suis riche »), l'autre impersonnelle (« tout ce qui existe »). De plus, le croisement entre cette différence (personnel/impersonnel) et le récit de transitions de genre entraîne toute une série d'autres différences plus fines: « vie »/ »ce qui existe », « nourri »/ « construit », « vous » et « le peuple »/ « tout ».
2) Interrogé sur ses parents, R. répond : « Mes parents, j'en ai pas. Ils ont fait voir qu'ils étaient mes parents, par force, par force, par force ! » - Faire voir est une expression idiosyncrasique que R. utilise à plusieurs reprises au cours de la conversation. A un premier niveau, elle aligne ce qui « existe » sur « une image » (comme le dit également R.). Mais ce n'est pas tout. Lorsqu'on lui demande comment il se fait voir lui-même, R. répond : « Je me suis fait voir tout seul. Ça produit ce qui s'est présenté devant. ». Ce qui laisse entendre l'introduction d'un vecteur d'activité dans les domaines des présences établies, c'est-à-dire, un faire-voir en plein milieu des faits-vus.
3) En réponse à une question sur « Dieu », R. dit d'abord : « C'est moi, c'est moi ! Je suis [sic!] été Dieu tout le temps, je me faisais jamais voir (…). » Puis, lorsqu'on l'interroge plus précisément sur un « Dieu unique » : « Il n'y a rien que moi, je suis le seul. » – Une nouvelle fois, R. décale d'un registre d'existence personnel vers un registre impersonnel dans ces réponses. Mais comment, alors, entendre l'énoncé « je suis le seul » dans la deuxième réponse ? Comme « je suis le seul [Dieu] » ? Ou comme « je suis le seul [qui existe] » (vu qu'il n'y a « rien que moi ») ? D'ailleurs, à plusieurs égards, la différence entre dire « je suis le seul » et dire « je suis seul » est minuscule ; dans le témoignage de R., pourtant, elle renvoie à la différence existentielle entre une identification globale avec (la création de) « tout ce qui existe » et l'expérience individuelle d'un isolement total.
Solitude. Unicité. Être tout seul, ou plutôt : tout-seul, seul en étant tout. Il ne s'agit pas ici de la solitude d'un « je » à part, d'une solitude qui se manifesterait dans une indifférence envers le monde. Bien au contraire, le sujet malade de l'expérience catastrophique, le sujet assujetti à l'expérience catastrophique, est impliqué avec tout. Il n'est plus un par opposition à tout, mais un comme mélangé ou fusionné avec tout. Ainsi, si les « passés » et les « futurs » des « malades mentaux » dont s'occupe la thèse de Tosquelles sont en jeu, tout est en jeu. Tous les passés. Tous les avenirs.
Les récits et les imaginaires monothéistes impliquant un Dieu unique semblent particulièrement adaptés à l'articulation de cette expérience, car ils tendent à tout englober - du début des temps à la cessation des temps, de la création du monde à la fin du monde. Se contenter d'adopter les vocabulaires attachés à ces récits et à ces imaginaires signifierait, néanmoins, méconnaître la profondeur de l'expérience vécue de cette solitude et de la souffrance intense qu'elle entraîne. Il semble donc important de ne pas interpréter trop rapidement les expériences de « fin du monde » comme le présage de nouvelles « créations ».
De plus, en tant que simple motif, la « fin du monde » peut être rencontrée sous une grande variété de formes, allant des récits religieux et mythologiques à la poésie et à la littérature, des fantasmes épisodiques qui peuvent faire partie de la vie dite normale aux fantasmes permanents qui sont caractéristiques de certaines psychopathologies. L'engagement de Tosquelles, cependant, avec « l'expérience vécue de la fin du monde » ne concerne pas simplement un motif, un topique, mais ce que cette expérience révèle à propos d'un non-topique existentiel : la maladie, la condition de male habitus. D'où son intérêt pour l'écrivain français Gérard de Nerval et sa dernière œuvre majeure, Aurélia, écrite entre 1841, date à laquelle Nerval a commencé à subir des crises nerveuses et délirantes récurrentes, et 1855, année de la mort de Nerval par suicide : Tosquelles lit Aurélia comme un « témoignage ». Et d'où aussi sa différenciation entre, d'un côté, les récits d'expériences catastrophiques faits par des malades « épileptiques », qui sont décrits comme « secondaire[s] et confabulatoire[s] », comme manquant de « profondeur » par rapport à l’« événement vécu »[23]; et, de l'autre, les récits des malades « mélancoliques » lors d'épisodes maniaques et surtout des malades « schizophrènes », qui témoignent d'un vécu qui contraste avec le caractère concomitant et dérivé de ces confabulations :
« le caractère de véritable expérience vécue des idées délirantes ou des fantasmes de fin du monde dans la schizophrénie est très frappant. Ces fantasmes se présentent davantage comme phénomènes affectifs qu'intellectuels. D'ailleurs, il est très fréquent que les malades en gardent, pour ainsi dire, le secret, adoptant plutôt des attitudes qui sont la conséquence de cette croyance délirante ou qui représentent une quête d'observations leur permettant d'y croire et de comprendre leur nouvelle situation. »[24]
Madame Baub, l'une des malades dont Tosquelles cite abondamment les dossiers cliniques, décrit ainsi son expérience de la fin du monde : « C'est une autre existence, les voix me conduisent, me commandent … La fin du monde c'est un changement d'existence[25]. » Des témoignages comme celui-ci montrent bien comment l'absence d'un « avant » qui offrirait un certain lieu existentiel où retourner, un remède ou au moins un refuge pour les malades, se transforme en la nécessité d'une réorientation dans une toute « nouvelle situation » – une situation, en outre, où « le problème de la "maladie" ne se posera plus au sujet ».[26] Mais comment alors comprendre ce qui « se pose au sujet », si ce n'est pas sa maladie en tant que problème ? A cet égard, Tosquelles se tourne d'abord vers une distinction introduite par le philosophe chrétien-existentialiste Gabriel Marcel dans une entrée de son journal métaphysique d'octobre 1932 – la distinction entre « problème » et « mystère » :
« Le problème est quelque chose qu'on rencontre, qui barre la route. Il est tout entier devant moi. Au contraire le mystère est quelque chose où je me trouve engagé, dont l'essence est par conséquent de n'être pas tout entier devant moi. C'est comme si dans cette zone la distinction de l'en moi et du devant moi perdait sa signification. »[27]
Les connotations mytho-religieuses du concept de mystère, dans son enchevêtrement avec la maladie, permettent de mieux comprendre comment les expériences schizophréniques de la fin du monde peuvent être liées à des perceptions intensifiées de la polarité entre le bien et le mal –telles qu'elles s'expriment à travers des prophéties d'un « danger imminent », à travers des souvenirs de rencontres avec des prophètes ou à travers un éventail d'identifications directes avec des apothéoses ou des incarnations du bien ou du mal : Dieu, Satan, le Christ, l'Antéchrist, etc. Ainsi, tout ce qui pourrait autrement apparaître « devant » les malades, « d'avant » la maladie, s'infléchit de manière à constituer une expérience vécue incommensurable avec le monde tel qu'il existe, à peine communicable avec le monde tel qu'il est connu.
Mais comment Tosquelles conceptualise-t-il cette expérience de la fin du monde sur les plans psychanalytique et physiologique ? De nouveau, je dois me contenter ici de donner quelques indications très raccourcies.
Sur le plan psychanalytique, Tosquelles conceptualise l'expérience de la fin du monde comme étant fondée sur un retrait de l'investissement affectif ou libidinal. Bien qu'évidemment ces concepts trouvent leur origine chez Freud, l'interprétation qu'offre Tosquelles par rapport à ce retrait d'investissement résonne fortement avec la psychanalyse kleinienne (non citée dans Le vécu, mais dont l'influence formatrice sur sa propre trajectoire Tosquelles reconnait sans équivoque ailleurs).[28] Klein souligne l'entrelacement des processus concernant 1) la différenciation entre « soi » et « autre » (partiel, personnel, impersonnel) et 2) la différenciation des affects (d'amour, de culpabilité, de souci, d'angoisse, d'agression, etc.) – et, en ce faisant, conceptualise « l'autre » principalement à travers la « mère », en tant que corps maternel et première soignante. C'est sur ce fond que Tosquelles parle à plusieurs reprises, par exemple, d'une « libido maternelle » et insiste en outre, contre Freud, sur le fait que le retrait de l'investissement objectal dans les expériences catastrophiques ne se traduit pas uniquement par un réinvestissement libidinal dans le moi, mais exprime également une « revendication […] de la libido maternelle ».[29]
En outre, Tosquelles reproche à Freud d'avoir établi des distinctions absolues entre « le fait clinique de la fin du monde dans la schizophrénie et la névrose » et son expression à travers des récits de catastrophes universelles, pour les relier seulement sous le signe de la notion d'une « régression » individuelle, « qui devient une vrai passe-partout de la psychopathologie »[30]. Freud, dans son analyse de Schreber, offre néanmoins un indice de grande importance pour Tosquelles : « Ce que nous prenons pour la production morbide, la formation du délire, est en réalité la tentative de guérison, la reconstruction. »[31] – Mais, demande Tosquelles, « d'où vient-elle cette tentative de guérison, cette reconstruction dont parle Freud »?[32] Et c'est précisément cette question qui nous ramène à ce que j'ai appelé le matérialisme physiologique de Tosquelles, et plus particulièrement à sa réception de Kurt Goldstein.
L'ouvrage majeur de Goldstein, La Structure de l'organisme (publié en allemand en 1934, puis en anglais en 1939), avait introduit un concept d'importance évidente pour Tosquelles : celui de « réactions catastrophiques ». Les réactions catastrophiques sont un type de réactions « désordonnées » manifestées par les corps organiques lorsque leur « continuité en tant que système » est mise en danger par des stimuli externes, c'est-à-dire lorsqu'ils ne sont plus capables de maintenir une certaine persistance dynamique dans la relation avec leur « milieu ».[33] Bien que ces réactions soient décrites comme dans une certaine mesure « normales », des manifestations graves peuvent impliquer une angoisse intense et sans objet :
« Le patient éprouve, comme on pourrait le dire, non pas la peur de quelque chose, mais simplement de l'angoisse. Il éprouve l'impossibilité absolue d'établir une quelconque référence au monde sans connaître la cause de cette expérience. Il fait l'expérience d'un effondrement ou d'une dissolution du monde et d'un éclatement de son propre moi. »[34]
L'analyse de Goldstein suggère non seulement que le caractère « désordonné » des réactions catastrophiques trouve son origine dans la relation entre le « milieu intérieur » et le « milieu extérieur » plutôt que dans un organisme individuel abstrait de son milieu ; il suggère en outre que, lorsque l'organisme fait l'expérience de l'échec de ses réponses protectrices aux stimuli externes menaçants, le caractère « catastrophique » n'est plus seulement associé au milieu habité, mais s'étend à l'expérience du monde dans son ensemble.
Non moins important est le fait que Goldstein interprète l'effort du corps organique dans son interrelation avec un milieu non pas simplement en termes de maintien d'un équilibre homéostatique, mais en termes de sa tendance à l' « auto-actualisation » : c'est-à-dire, de sa « pulsion à s'actualiser dans d'autres activités » plutôt qu'à maintenir un « état existant ».[35] Et c'est précisément cette notion d'auto-actualisation qui sous-tend également le concept de « normalité » de Goldstein : « Dans des conditions adéquates, l'organisme normal cherche à poursuivre son activité », écrit-il. Phrase qui a deux implications importantes : 1) le « norma » ne doit pas être identifié à un « état existant » et 2) le « normal » en tant qu'activité est lié à un milieu qui permet que l'auto-actualisation ait lieu.
Sur un plan théorique plus large, ces considérations éclairent quelques aspects fondamentaux du « tournant physiologique », chez Tosquelles, par rapport à l'insistance de Marx sur « le côté actif » de la matière, dans la matière, en tant que véritable sujet du matérialisme. La notion d'auto-actualisation de Goldstein fournit aussi, cependant, un arrière-plan instructif à l'utilisation continue du concept d'effort dans la thèse de Tosquelles, notamment lorsqu'il parle de « l'effort général » d'un malade « pour rendre "problématique" tout ce qui se donne comme essentiellement "mystérieux" dans le vécu schizophrénique ».[36] Eu égard à l'approche pratique et relationnelle de Tosquelles par rapport à ce qu'il entendait comme « l'objet concret de la psychiatrie », à savoir « l'interrelation médecin-malade dans une structure (non moins concrète) de la société », l'effort ne doit pas être unilatéralement cherché du côté des malades. Et donc, la question des « conditions adéquates » qui sont indispensables pour que le corps vivant puisse « poursuivre son activité » porte déjà les traces de ce à quoi le nom de Tosquelles est intimement lié et que l'on appellera plus tard la « psychothérapie institutionnelle » : c'est-à-dire une quête persistante d'activités créant des conditions plus adéquates dans le milieu psychiatrique, un processus inlassable d'institution à l'intérieur et au-delà de ce qui est établi.
Bibliographie :
Bernard, Claude : Introduction à l'étude de la médecine expérimentale [1865], Paris. Réédition Flammarion, 2008.
Bernard, Claude : Introduction à l'étude de la médecine expérimentale [1865], Paris : Flammarion, 2008.
Bernard, Claude : Introduction à l'étude de la médecine expérimentale [1865], Paris : Flammarion, 2008.
Freud, Sigmund : Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa (Le Président Schreber), trad. Marie Bonaparte et Rudolph M. Loewenstein, in: Cinq psychanalyses. Paris : PUF, 1954, pp. 263-321.
Goldstein, Kurt : The Organism: A Holistic Approach to Biology Derived from Pathological Data in Man [1934, 1939]. New York: Zone Books,1995.
Marcel, Gabriel : Être et avoir I : Journal métaphysique (1928–1933) Paris: Aubier 1968.
Tosquelles, François : 'Désir et institution', in : Recherches, n° 11 : Journées d'Etudes de Psychothérapie Institutionnelle (Extraits des débats du Colloque de Waterloo), Paris 1973, pp. 5-21.
Tosquelles, François : La rééducation des débiles mentaux : Introduction à l'aide maternelle et à l'éducation thérapique. Nouvelle édition. Toulouse : Privat, 1991 [première publication en 1964].
Tosquelles, François : Le vécu de la fin du monde dans la folie : Le témoignage de Gérard de Nerval, Grenoble : Jérôme Millon 2012 [1986].
Tosquelles, François : Psychopathologie et matérialisme dialectique, Paris : Éditions d'une, 2019.
Tosquelles, François, et Otium Diagonal, « La fonction de l'État est d'empêcher qu'il y ait des institutions », in : Joana Masó (ed.), François Tosquelles : Soigner les institutions, Paris & Barcelone : L'Arachnéen/Arcàdia, 2021, p. 76-86.
Publié initialement dans : Chimères No 107, Septembre 2025
[1] François Tosquelles, Le vécu de la fin du monde dans la folie : Le témoignage de Gérard de Nerval, Grenoble : Jérôme Millon 2012 [1986], p. 14.
[2] Je remercie Jacques Tosquellas, le fils de Tosquelles, de m'avoir fourni une copie du film.
[3] Aujourd'hui, le site web du Clos du Nid n'utilise plus ce terme et parle plutôt de personnes « en situation de handicap mental, physique, psychique et associé quels qu’en soient la nature et le degré ». Voir https://www.closdunid.fr/ [dernier accès : 27 avril 2025].
[4] Extrait du film Le Clos du nid.
[5] F. Tosquelles, La rééducation des débiles mentaux : Introduction à l'aide maternelle et à l'éducation thérapique [1964], Toulouse : Privat 1991, p. 131.
[6] Ibid.
[7] François Tosquelles, « Désir et institution », Recherches, n° 11 : Journées d'Etudes de Psychothérapie Institutionnelle (Extraits des débats du Colloque de Waterloo), Paris 1973, p. 8.
[8] François Tosquelles, Psychopathologie et matérialisme dialectique, Paris : Éditions d'une 2019, pour la citation p. 26.
[9] Ibid., p. 17.
[10] Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Paris, Flammarion 2008, p. 147.
[11] F. Tosquelles, Psychopathologie et matérialisme dialectique, p. 75.
[12] Ibid., p. 31.
[13] Ibid., p. 65.
[14] F. Tosquelles, Le vécu, p. 34.
[15] Ibid., p. 31 s.
[16] Ibid., p. 32.
[17] Ibid, p. 33.
[18] Ibid.
[19] Ibid.
[20] Ibid.
[21] Ibid., p. 31.
[22] Ibid., p. 64 ; pour l'ensemble du document, y compris les citations qui suivent, voir p. 63-66.
[23] Voir ibid., pp. 54 et 57.
[24] Ibid., p. 58.
[25] Ibid., p. 61.
[26] Ibid., p. 33.
[27] Ibid, p. 69. Cf. Gabriel Marcel, Être et avoir I: Journal métaphysique (1928–1933) Paris, Aubier, 1968, p. 124 et suiv.
[28] Cf. par exemple le passage suivant de l'interview « La fonction de l'État est d'empêcher qu'il y ait des institutions », cf. J. Masó (ed.), François Tosquelles : Soigner les institutions, Paris et Barcelone, L’Arachnéen/Arcàdia 2021, p. 78 : « […] j'ai toujours été plus kleinien que lacanien. […] J'étais très kleinien ; Klein a l'avantage sur Freud de s'être réellement occupée d'enfants et de psychotiques, c'est-à-dire de personnes qu'on ne peut pas allonger sur un divan, pour lesquelles il faut intervenir, qu'il faut activer. » (Le contexte concret de référence est le travail pédopsychiatrique de Tosquelles dans sa ville natale de Reus au début des années 1930 ; l'entretien date de 1983.)
[29] F. Tosquelles, Le vécu, p. 83.
[30] Ibid., p. 92.
[31] Ibid., p. 91 ; cf. Sigmund Freud, Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa (Le Président Schreber), trad. Marie Bonaparte et Rudolph M. Loewenstein, Cinq psychanalyses, Paris, PUF 1954, p. 316.
[32] F. Tosquelles, Le vécu, p. 92.
[33] Voir Kurt Goldstein, The Organism: A Holistic Approach to Biology Derived from Pathological Data in Man. New York, Zone Books 1995, p. 105 ; 48 et suiv.
[34] Ibid., p. 232.
[35] Voir pour cette discussion : ibid., p. 162 et suiv.