09 2003
La condition du devenir-public[1]
Traduit par Julie Bingen
Aussi
familier que puisse nous être le concept d'être-public
ou de publicité (Öffentlichkeit)
comme catégorie centrale de la modernité politique,
sa compréhension exacte continue cependant de soulever
toute une série de difficultés. Celles-ci deviennent
déjà évidentes lorsqu'il s'agit de traduire dans d'autres
langues le mot allemand "Öffentlichkeit" –
qui, pour sa part, s'est établi dans sa signification
politico-sociale marquée comme traduction du mot français
"publicité" à la fin du 18e siècle;
ainsi, l'anglais (et l'on pourrait dire plus ou moins
la même chose du français) propose comme traductions
de "Öffentlichkeit" dans certains contextes
les mots "public" et "publicity";
là où "Öffentlichkeit" est utilisé pour qualifier
une catégorie générale d'organisation sociale, on préfère
cependant employer le plus souvent "public sphere"
ou "public space". Cela renvoie d'une part
à une certaine ambiguïté du mot allemand. Mais, d'autre
part, un autre problème se manifeste par là: la traduction
de "Öffentlichkeit" par "public sphere"
fait en effet disparaître un niveau de signification
pourtant central de l'idée moderne de l'Öffentlichkeit
– à savoir le fait qu'elle désigne dans la modernité
politique non seulement une catégorie,
mais surtout un principe
d'organisation sociale, c'est-à-dire le fait qu'il ne
s'agisse pas simplement d'une "sphère" donnée
(ou d'une pluralité de sphères) des sociétés modernes,
quelle que soit sa structure, mais qu'elle soit un mode
central de leur organisation et de leur constitution.
C'est
ce problème, la question de la constitution sociale
de la "publicité", que je prendrai comme point
de départ du présent texte. Bien entendu, il ne s'agit
pas seulement de reconstituer la signification de "publicité"
en tant que principe d'organisation sociale, mais d'attirer
en même temps l'attention sur les conditions d'une certaine
disparition de cette signification de "publicité".
Une disparition qui, du reste, se manifeste de façon
symptomatique par le fait que, dans le langage courant,
se superposent largement au mot anglais "publicity"
(tout comme au mot français "publicité"),
qui, dans les contextes de la théorie politique, revêt
bien la signification d'un principe d'organisation sociale,
des significations liées aux domaines de la réclame,
du marketing ou des industries d'attention médiatiques.
De
telles observations font conclure à un enchevêtrement
difficilement démêlable de l'"histoire idéale"
du concept
théorique de publicité et de l'"histoire réelle"
de l'évolution, traversée de crises, de structures
dans lesquelles la "publicité" a, à différentes
époques, été concrètement opérante ou encore menacée,
voire pervertie comme principe d'organisation sociale.
Vu ce double arrière-plan, on pourrait écrire, à partir
d'une histoire du principe de publicité, toute une histoire
de l'époque moderne. A la fin provisoire de cette histoire
se trouvent une série de phénomènes caractéristiques,
justifiant à nouveau aujourd'hui le fait que l'on parle
d'une crise de la publicité: des nouvelles structures
cloisonnées de camps à la Guantánamo Bay jusqu'aux "lointains"
sweat shops, à l'écart des grands flots d'informations,
dans les pays de ce que l'on appelle le "tiers-monde";
du transfert des processus politiques de décision des
parlements vers des organisations transnationales dirigées
par les intérêts des grands groupes jusqu'au fait que
des contextes d'expériences migratoires se trouvent
systématiquement éclipsés ou déformés tandis que la
force de travail des migrants est parallèlement intégrée
dans les appareils de production économique.
Tous
ces phénomènes ne témoignent pas simplement d'un "manque"
de publicité, mais bien plus du fait que, comme l'avaient
déjà fait remarquer Oskar Negt et Alexander Kluge en
1972, "des conditions factuelles non légitimables
sombrent dans la non-publicité produite"[2];
et la "non-publicité produite" n'est rien
d'autre - et je reviendrai sur ce point - que le nom
moderne de cette dimension de l'action politique qui,
avant l'invention de l'opposition bourgeoise entre "public"
et "privé", a créé le véritable contre-concept
politique, voire même le véritable contre-modèle politique
du principe moderne de publicité – c'est-à-dire le secret[3].
Ce n'est donc pas un hasard si ce sont précisément les
phénomènes de crise précités qui ont suscité l'apparition,
ces dernières années, d'une contestation grandissante
et d'une série de nouvelles pratiques politiques et
formes d'organisation. Reste à savoir quel genre de
relation ces nouvelles pratiques et formes d'organisation
entretiennent exactement avec l'idée et la réalité de
la publicité. Et ce d'autant plus que l'on peut parfois
difficilement se défendre de l'impression que cette
relation – précisément critique par rapport à la publicité, mais qui mise en même temps sur
une publicité
pour ainsi dire "idéale" comme principe
de transformation politique – est caractérisée par une
ambivalence qui a elle aussi déjà été diagnostiquée
par Negt et Kluge: "L'alternance entre examen idéalisant
et examen critique de la publicité ne mène pas à un
résultat dialectique, mais seulement ambivalent: la
publicité apparaît tantôt comme quelque chose d'utilisable,
tantôt comme quelque chose d'inutilisable."[4]
Pour
surmonter une telle ambivalence (qui, comme toute ambivalence,
se manifeste trop souvent par la désorientation), il
importe plutôt, poursuivent Negt et Kluge, d'"examiner
quels sont les mécanismes identiques de l'histoire idéale
et de l'histoire du déclin de la publicité"[5].
Il sera question ci-après de quelques éléments d'un
tel examen.
Le formalisme du principe classique de publicité (selon la formule de Kant)
Il
a souvent été remarqué qu'un des principaux problèmes
du concept moderne classique de publicité se situe dans
son formalisme. Pas seulement parce que ce formalisme,
chez Kant par exemple, entraîne un durcissement de dispositions
"matérielles" qui rentrent tacitement dans
le concept de publicité – en particulier des dispositions
qui excluent de la vie publique certains groupes sociaux
(les femmes, les non-possédants, etc.); il favorise
également la possibilité d'une instrumentalisation et
d'une monopolisation des structures publiques existantes
qui pervertit la signification politique de "publicité"
en subordonnant sa prétention formelle à s'appliquer
à tous – à inclure toute la communauté dans les débats
politiques – à des intérêts "privés", particuliers.
La publicité se révèle ainsi, précisément dans sa prétention
universaliste purement formelle, comme étant en même
temps un parfait instrument d'hégémonisation, c'est-à-dire
d'universalisation du particulier en vue de la mise
en place et du maintien de certains rapports de pouvoir.
C'est précisément là que O. Negt et A. Kluge
ont vu l'échec du principe bourgeois de publicité. D'une
part, parce que se révèle être un moyen, dans la pratique
de la société bourgeoise, ce qui est chez Kant strictement
une fin en soi[6];
et, d'autre part, parce que c'est précisément cette
histoire réelle instrumentale du principe de publicité
qui met en lumière la "violence intrinsèque"
de sa formulation comme concept idéal – c'est-à-dire
le fait qu'il faille "surtout combattre toutes
les particularités"[7],
et cela signifie surtout: combattre la matérialité de
la situation sociale sur laquelle repose en fin de compte
la publicité.
Pour
comprendre l'importance et la portée de cette phrase,
rappelons-nous les principaux éléments du principe classique
de publicité tel que formulé par Kant: il importe tout
d'abord de souligner que Kant parle d'un principe de publicité ("Publizität")
non pas dans le cadre d'une discussion sur la "sphère
publique" ou le "raisonnement public",
mais en se référant au droit public, qui doit établir et garantir "l'accord de la politique
et de la morale".[8]
Le principe de publicité comme principe de droit public
consiste, en résumé, en le fait que "toute prétention
juridique doit être susceptible de publicité" pour
garantir cet accord de la politique et de la morale.
En effet, selon Kant, la justice (en tant que catégorie
morale) "ne peut être conçue que comme pouvant
être rendue publique"[9]; cela se voit, par la négative,
dans le fait qu'une maxime relative au droit d'autrui
"qu'il faut absolument dissimuler
pour réussir" provoquerait "inévitablement
la résistance de tous à mon dessein", d'après Kant,
et cette résistance ne peut provenir que de l'injustice
de la maxime en question[10].
De manière positive, cela signifie qu'il faut agir selon
des maximes "qui ont
besoin de publicité", pour satisfaire au "problème
véritable que la politique doit résoudre", c'est-à-dire
être conforme "à la fin générale du public (c'est-à-dire
le bonheur)".[11]
Un
des éléments les plus intéressants de cette formulation
kantienne du principe du droit public réside sans aucun
doute dans la manière dont y apparaît le thème déjà
évoqué du secret, et ce dans une double figure de pensée:
il est d'abord question du secret, comme nous l'avons
vu, là où l'illégitimité d'une maxime est prouvée, de
manière générale, par le fait qu'elle doit être dissimulée
pour ne pas provoquer "la résistance de tous".
Le "secret", qui est considéré jusqu'au 18e
siècle comme "une dimension parfaitement reconnue
et nécessaire de l'action politique"[12],
est donc fondamentalement discrédité comme catégorie
politique – conformément aux tendances bourgeoises et
libérales de l'époque – et la publicité instaurée comme
fondement central de la légitimation de l'action politique.
Il semble exister une limite claire séparant le public
et donc le légitime/juste, d'une part (les deux concepts
coïncident en dernière analyse chez Kant, puisqu'il
s'agit d'une idée juridique "transcendantale",
c'est-à-dire indépendante de toute détermination empirique),
du secret et donc de l'illégitime/injuste, d'autre part.
Cependant,
immédiatement après, lorsque Kant parle des conséquences
à tirer du principe de publicité pour le droit intérieur
de l'Etat, le secret apparaît une seconde fois, et son
rapport à la justice se révèle ici plus qu'ambigu. Il
est question de la légitimité du renversement du tyran,
et Kant admet explicitement: "Les droits du peuple
sont violés, et au tyran on ne fait aucun tort en le
détrônant; là-dessus aucun doute n'est possible."[13]
Toutefois, Kant déduit du "principe transcendantal
de la publicité du droit public" que toute "insurrection"
est fondamentalement dans son tort, et il utilise pour
cela exactement le même argument que précédemment –
à savoir le fait que la maxime de l'insurrection doit
nécessairement être dissimulée pour ne pas rendre son
objectif irréalisable. S'agissant par contre du "chef
d'État", agissant pour sa part de manière injuste,
il réduit toutefois cet argument, de façon intéressante,
à la seule question de la conservation de son pouvoir;
en effet, celui-ci "peut déclarer librement qu'il
punira toute rébellion par la mort des meneurs, même
si ceux-ci pensaient qu'il a pour sa part violé le premier
la loi fondamentale"[14].
Kant, qui avait lui-même commencé la réflexion, comme
nous l'avons vu, en parlant des droits violés du peuple,
prend cependant par là son parti d'un problème lourd
de conséquences, qui contrarie en fait toute sa thèse
du "principe de publicité" comme garant de
l'accord de la politique et de la morale: la publicité
de la prétention juridique ne cautionne en effet nullement
l'équité de sa maxime, mais uniquement cette "irrésistible
puissance suprême"[15]
sur laquelle se base exclusivement la "susceptibilité
de publicité" dans la situation d'une possible
rébellion. En d'autres termes: si un chef d'Etat injuste
provoque la "résistance de tous" contre ses
maximes injustes, il est malgré tout considéré, chez
Kant, comme étant dans son droit lorsqu'il réprime cette
résistance; le principe de publicité ne garantit donc
plus, ici, l'équité du droit, mais bien plus l'inconditionnalité
avec laquelle celui-ci est imposé et maintenu – et ce
même dans le cas extrême de son injustice la plus grande.
Manifestement,
nous nous heurtons ici au problème de la souveraineté,
à une contradiction fondamentale entre la souveraineté
et le principe du droit public, ou bien à la désintégration
du droit et de la justice que Walter Benjamin a exprimé
par cette formule radicale: "La fondation de droit
est une fondation de pouvoir et, dans cette mesure,
un acte de manifestation immédiate de la violence."[16] (Kant lui-même semble du
reste l'admettre implicitement, surtout par le fait
que, dans l'hypothèse du succès de la rébellion, il
nie au chef d'Etat renversé, de son côté, le droit à
"une insurrection pour s'emparer à nouveau du pouvoir".)
Je voudrais cependant aborder ici une autre question
concernant directement le problème de la publicité.
On trouve à ce sujet une indication précieuse chez Hannah
Arendt, qui écrit, au sujet du refus de la rébellion
chez Kant: "L'alternative au gouvernement existant
est pour Kant non pas la révolution, mais le coup d'Etat.
Et un coup d'Etat doit en effet, contrairement à une
révolution, être préparé en secret, alors que les groupes
ou partis révolutionnaires ont toujours veillé à proclamer
publiquement leurs objectifs et à y rallier des pans
importants de la population."[17]
La condamnation de la rébellion par Kant est donc fondée
sur un "malentendu", et ce malentendu concerne
en fin de compte son concept même de publicité, dans
la mesure où la "publicité" n'est pas en contradiction
avec l'action révolutionnaire mais lui est au contraire
indissociablement liée.
La condition matérielle de la publicité et les micropolitiques du devenir-public
Dans
la seconde et plus célèbre formulation du concept de
publicité dans l'œuvre de Kant, à savoir dans sa "Réponse
à la question: Qu'est-ce que les Lumières?"[18],
nous retrouvons au fond la trace du problème qui est
abordé par là: la publicité
fonctionne ici comme principe de changement
politico-social qui doit promouvoir le processus des
Lumières – cette fois, non pas par rapport au droit
public, mais par rapport au "raisonnement public",
à "l'usage public de la raison", qui doit
rester libre et illimité (à la différence du raisonnement
"privé", qui souvent "peut être très
sévèrement limité", et ce dans "l'intérêt
de la communauté", afin que ses membres soient
"tournés, par le gouvernement, grâce à une unanimité
artificielle, vers des fins publiques"[19]).
Je renonce ici à une analyse des problèmes et des ambivalences
de ce texte pour me concentrer immédiatement sur la
question ici décisive: comment se rapporte – au-delà
de Kant – ce qui se cache chez lui derrière le concept
de "l'usage public de la raison" comme principe
de transformation politico-sociale, au concept de "publicité"
comme principe de droit public, qui doit garantir l'équité
des prétentions juridiques politiques, mais qui peut
en même temps devenir l'instrument de légitimation d'une
conservation du pouvoir à tout prix?
Nous
avons vu, avec l'exemple de la condamnation de la rébellion
par Kant, que c'est précisément la transcendantalité
du principe de publicité – l'abstraction de tous les
contenus juridiques concrets ainsi que des conditions
sociales concrètes –, qui fait que le "droit public"
est pour ainsi dire contaminé à l'intérieur de lui-même
par l'injustice. En d'autres mots: alors que le principe
de publicité vise en principe la possibilité du consentement
"de tous" en excluant l'injustice, surgit
à l'opposé de celle-ci la possibilité extrême de l'exclusion
"de tous" – au point où la "susceptibilité
de publicité" n'est plus due à rien d'autre qu'à
la "puissance suprême" dominante, et qui marque
la situation révolutionnaire potentielle. Paradoxalement,
le concept de publicité s'établit ainsi, précisément
chez Kant, à la frontière entre un ordre juridique existant,
d'une part, et une activité politique, d'autre part,
dont le rapport à l'ordre existant est fondamentalement
problématique puisqu'elle ne peut pas être complètement
réglementée par cet ordre, ni même représentée par lui,
et se trouve donc virtuellement en conflit avec lui,
le menace potentiellement.
Récemment,
Giorgio Agamben[20] a très clairement fait
remarquer les apories qui découlent inévitablement,
pour chaque système juridique, d'une telle activité,
et ce dans le contexte des discussions autour de l'adoption,
dans la Constitution, d'un article qui établit le droit,
voire l'obligation de résistance face à des violations
des libertés et droits fondamentaux par le pouvoir public
de l'Etat lui-même. (Agamben se réfère ici à des débats
en Italie et en Allemagne après 1945; alors qu'en Italie
un article de ce type ne fut finalement jamais adopté,
l'article 20 [4] de la Constitution actuelle
de la République fédérale d'Allemagne fixe effectivement
un certain droit de résistance à toute tentative de
suppression de "l'ordre constitutionnel".)
Le problème de la présence d'un tel article dans la
Constitution est, en deux mots, que la Constitution
"finirait par se poser comme une valeur absolument
intangible et totalisante"[21],
qui normaliserait en fin de compte de manière juridique
– en particulier dans le cas
d'une injustice dont le pouvoir de l'Etat se
rend lui-même responsable – même la résistance au pouvoir
de l'Etat. Mais comment et par qui, dans une telle situation,
devrait-il être décidé si certains actes sont conformes
au "droit de résistance" ou même à une "obligation
de résistance" (dont l'abstention serait par conséquent
punissable)? Le problème d'un droit de résistance se
révèle donc finalement comme étant la question – paradoxale
– de la "signification juridique d'une sphère d'action
en soi extrajuridique" et renvoie ainsi à la question
de l'existence même d'une telle "sphère de l'action
humaine échappant totalement au droit".[22]
C'est
précisément dans cette sphère que nous devons situer,
en dernière analyse, la question des potentiels de transformation
sociale et politique de l'action "publique"
– qu'il s'agisse là du cas extrême de "l'exclusion
de tous" ou de la marginalisation systématique
de certains groupes sociaux. Ce qui est en jeu dans
une telle localisation de la question de la signification
politique de "publicité", c'est non seulement
l'insuffisance de représentation "médiatique"
de contextes sociaux marginalisés dans le cadre des
discours et structures publiques dominants, mais aussi
– et c'est ici que se trouve le pourquoi de notre référence
à Kant – l'effondrement de la possibilité même de la
représentation politico-juridique dans la sphère du
droit public. Par conséquent, les formes d'action politique
correspondantes ne devraient pas seulement être évaluées
du point de vue de leur capacité à s'introduire dans
les structures existantes de représentation médiatique
et institutionelle, mais du point de vue de la mesure
dans laquelle elles parviennent à ouvrir tout d'abord
un espace d'articulation politico-sociale en deçà de
cet effondrement de la représentation politico-juridique.
En un mot: il s'agit d'un devenir-public
qui ne consiste pas simplement dans le passage d'un
"non-être-public" à un "être-public"
(de l'invisibilité à la visibilité, de la non-représentation
à la représentation), mais dans l'ouverture d'une collectivité
dans les interstices de la représentation, qui inter‑vient,
au sens littéral du mot, comme devenir social dans la
vie publique.
Nous
avons affaire ici, en quelque sorte, à une dimension
structurelle du "secret"; à une manière dont
le secret hante inévitablement l'époque du droit public,
qui croit l'avoir vaincu: comme non-représentabilité
de certains contextes sociaux et formes d'existence
dans lesquels de nouveaux sujets et sphères d'action
politiques se constituent en deça de la représentation.
Celui qui considèrerait ceci comme abstrait ou métaphorique
n'a qu'à penser à la situation de ceux qu'on appelle
"clandestins": à quelle situation renvoie
aujourd'hui la dénomination de "clandestin",
étant donné qu'elle est appliquée à la forme d'existence
des sans-papiers? Quel est le secret des clandestins?
– Ce n'est tout d'abord rien d'autre que leur existence
elle-même. Le "secret" de l'existence clandestine
n'a cependant pas d'autre fond que la cassure existant
entre le fait social que constituent les nouveaux mouvements
migratoires (et les processus de recomposition sociale
qui y sont liés) et les systèmes nationaux de droit
public. La clandestinité forme d'une certaine manière
un "underground", un "sous-fond"
sans surface, ou plutôt un underground qui – comme envers
de la surface – est justement identique à celle-ci et
qui, pour cette raison précisément, est sans issue politique
dans le cadre des systèmes juridiques nationaux.
Alors,
comment penser encore la possibilité d'une transformation
politique, la possibilité d'un devenir-public dans ce
type d'underground? Dans le contexte d'un concept formaliste
classique de "publicité", une telle possibilité
se laisse aussi peu comprendre que par une simple référence
(souvent non moins formaliste) à l'existence d'une pluralité
de "publics". Le concept renvoie avant tout,
comme on peut le déduire de l'évolution réelle du public
bourgeois, à un événement de constitution, à une forme
d'organisation sociale qui a sa condition dans un contexte
de pouvoir historico-social déterminé. Ce qui s'organise
comme "vie publique" n'est donc rien d'autre
que le contexte
de l'expérience[23]
et de l'articulation sociales lui-même, qui se construit
sur ce contexte de pouvoir.
La
violence intrinsèque de ce contexte d'expérience et
d'articulation ne s'explique pas simplement par une
exclusion formelle mais par le fait que – précisément
parce qu'il repose sur certains rapports de pouvoir
– tout le monde ne puisse pas en faire l'expérience
de la même façon en
tant que contexte. L'exclusion de la vie publique
agresse au bout du compte l'expérience elle-même, en
tant qu'expérience sociale et également, dans certains cas, en tant qu'expérience individuelle,
qui s'explique certes par le contexte social mais ne
peut être médiatisée avec celui-ci. Comme l'ont montré
O. Negt et A. Kluge au sujet du contexte de
la vie prolétaire, l'expérience sociale des groupes
marginalisés est de ce fait toujours liée à un "blocage"[24],
c'est-à-dire une atomisation et une fragmentation, de
l'expérience, qui masque, déforme ou gomme le caractère
social de celle-ci – et qui peut aller jusqu'à la traumatisation
individuelle.[25]
C'est cela aussi que signifie la proposition de la "non-publicité
produite" citée au début de ce texte. Avant
même l'articulation, c'est donc la possibilité même
d'une expérience sociale, sur la base de laquelle un
nouveau sujet politique peut se constituer, qui est
bloquée. Inversement, le lien entre un devenir-public
et la possibilité de transformation politique ne peut
donc pas seulement consister dans le fait que, comme
l'a noté H. Arendt au sujet de la situation révolutionnaire,
l'on proclame publiquement certains objectifs politiques
et que l'on y rallie des pans importants de la population.
De même, le travail politique ne peut s'appuyer tout
simplement, surtout s'il se réfère à des contextes de
marginalisation extrême tels que le contexte de la vie
clandestine, sur une quelconque immédiateté "authentique"
de l'expérience des personnes concernées. Sa perspective
consiste bien davantage à traduire des expériences individuelles,
fragmentées de multiples façons, dans un contexte d'expérience
et d'articulation
social spécifique: à laisser "le contexte de
vie lui-même [devenir] l'objet de la production"[26] à ces intersections du
rejet où la "violence du contexte"[27]
produit des subjectivités dont elle se sépare en même
temps.
Pourquoi
désigné-je ceci comme "publicité"? Parce qu'il
s'agit là de répéter – au-delà de l'ambivalence entre
un concept idéal et la perversion réelle de la publicité,
ainsi qu'en deçà de l'idée d'une représentation parfaite
du social par le droit public – la signification constituante
de la publicité, de ses formes d'échange et de sa production
de savoir et de potentiels d'action et de les lier à
des processus réels de devenir social. C'est là, et
non au niveau des industries d'attention médiatiques
ou au niveau de la manière dont des "scènes"
alternatives se reflètent ou s'auto-reflètent, que se
trouve le critère politique et micropolitique de la
publicité comme principe d'organisation sociale.
[1] Le présent texte s'inscrit entre deux points de référence qui guident son raisonnement, sans qu'il y soit explicitement fait référence: il se rattache d'une part à un précédent article sur les relations entre les concepts de monde et de "publicité" (Öffentlichkeit) dans le contexte des débats sur la globalisation et la critique de celle-ci, reprend quelques-unes des thèses centrales du texte en question dans une autre perspective et les développe encore (S. Nowotny, "World Wide World. Y a-t-il un monde de l'antiglobalisme?", in: G. Raunig [éd.], Transversal. Kunst und Globalisierungskritik, Vienne: Turia + Kant, 2003, pp. 37–52, et sur www.eipcp.net/transversal/0303/nowotny/fr). D'autre part, les réflexions ci-après peuvent se lire comme une tentative de comprendre, sous un certain angle et avec des moyens théoriques, le "lieu" où se situe la pratique politique de l'Ambassade Universelle à Bruxelles (cf. le texte de T. Wibault dans cette édition); non pas pour "expliquer" a posteriori cette pratique, mais au contraire pour examiner à l'aide de celle-ci quelques thèmes importants de la théorie politique.
[2] O. Negt / A. Kluge, Öffentlichkeit und Erfahrung. Zur Organisationsanalyse von bürgerlicher und proletarischer Öffentlichkeit, Francfort-sur-le-Main: Suhrkamp, 1972, p. 38.
[3] Cf. L. Hölscher, Öffentlichkeit und Geheimnis. Eine begriffsgeschichtliche Untersuchung zur Entstehung der Öffentlichkeit in der frühen Neuzeit, Stuttgart: Klett-Cotta, 1979.
[4] O. Negt / A. Kluge, Öffentlichkeit und Erfahrung, p. 20.
[5] Ibid.
[6] Cf. ibid., p. 32.
[7] Ibid., p. 31.
[8] Cf. I. Kant, Zum ewigen Frieden, "Anhang II: Von der Einhelligkeit der Politik mit der Moral nach dem transzendentalen Begriffe des öffentlichen Rechts" (1795), in: Werke Bd. 9, Darmstadt: Wiss. Buchges. 1983, pp. 244–251 (trad. fr. par J. Gibelin: Projet de paix perpétuelle, "Appendice II: De l'accord de la politique et de la morale selon la notion transcendantale du droit public", édition bilingue, Paris: Vrin, 2002, pp. 118–133).
[9] Ibid., p. 244 (trad. fr.: p. 119).
[10] Ibid., p. 245 (trad. fr.: p. 121).
[11] Cf. ibid., p. 250 (trad. fr.: p. 133).
[12] L. Hölscher, Öffentlichkeit und Geheimnis, p. 7.
[13] I. Kant, Zum ewigen Frieden, p. 245 (trad. fr.: p. 121).
[14] Ibid. (trad. fr.: p. 123).
[15] Ibid. (trad. fr.: ibid.).
[16] W. Benjamin, "Zur Kritik der Gewalt", in: Gesammelte Schriften Bd. II×1, Francfort-sur-le-Main: Suhrkamp, 1991, p. 198 (trad. fr. par M. de Gandillac, revue par R. Rochlitz: "Critique de la violence", in: Œuvres I, Paris: Gallimard, 2000, p. 236).
[17] H. Arendt, Das Urteilen. Texte zu Kants politischer Philosophie, Munich: Piper, 1998, p. 82.
[18] I. Kant, "Beantwortung der Frage: Was ist Aufklärung?", in: Werke Bd. 9, pp. 51–61.
[19] Ibid., p. 55.
[20] Cf. G. Agamben, État d'exception. Homo Sacer II, 1, Paris: Seuil, 2003, p. 24 et suivantes.
[21] Ibid., p. 25.
[22] Ibid., pp. 25 et 26.
[23] Au sujet du concept de l'"expérience sociale", voir O. Negt / A. Kluge, Öffentlichkeit und Erfahrung.
[24] Ibid., p. 26 et ailleurs; comme exemple analysé chez Negt et Kluge d'un tel blocage, on peut prendre ici celui de l'ouvrier restreint à une marge de mouvement déterminée, pour qui même le contexte d'expérience de l'usine reste opaque (cf. ibid., p. 61).
[25] Concernant le contexte de la vie clandestine, je renvoie à nouveau au texte de T. Wibault dans cette édition et à quelques témoignages que l'ont peut trouver sur le site Internet de l'Ambassade Universelle (www.universal-embassy.be). La pratique, appliquée à l'Ambassade Universelle, des "témoignages", de l'attestation des expériences souvent difficilement articulables des sans-papiers, et qui vise – en association avec des éléments d'analyse politique – à rendre tangible le contexte social de l'existence des sans-papiers, m'apparaît comme un moyen important pour combattre ce "blocage".
[26] O. Negt / A. Kluge, Öffentlichkeit und Erfahrung, p. 28.