06 2004
Séjour précaire. L'Ambassade Universelle, lieu de production sociale
Traduit par Julie Bingen
Bruxelles, avenue Franklin D. Roosevelt: une large avenue excentrée de la capitale européenne, sur la ligne reliant un des quartiers commerçants les plus huppés de Bruxelles et les banlieues chics situées au sud de la ville. Ici, à l'écart du centre, à l'écart également du quartier européen et de ses immigrés de luxe, se trouvent une série d'ambassades et de résidences diplomatiques, lieux classiques de la diplomatie et de la représentation internationales. Une de ces rangées de villas abritait jusqu'en 1991 l'ambassade de Somalie, qui a aujourd'hui perdu sa fonction en raison de la guerre civile somalienne et faute de gouvernement internationalement reconnu. Quoi qu'il se passe en "Somalie", quels que puissent être les demandes des "Somaliens" n'importe où dans le monde - la représentation n'en est jusqu'à nouvel ordre plus possible dans le cadre d'un modèle international de représentation fondé sur l'idée et la pratique des représentations nationales. Les photographies décolorées d'hommes politiques somaliens accrochées aux murs de l'ambassade désertée, les cartes sur lesquelles figure l'intégrité perdue d'un territoire sont les témoins muets de cette impossibilité.
Ce n'est pas un hasard si c'est précisément le bâtiment d'une ambassade abandonnée dans ces conditions qui est devenu un des principaux lieux de lutte politique et sociale des sans-papiers vivant en Belgique: l'Ambassade Universelle. Pas tant, d'ailleurs, parce qu'en janvier 2001, lorsqu'un groupe de sans-papiers prit possession du bâtiment, il se serait agit en premier lieu, et dans un sens général, d'une appropriation et d'un recodage offensifs de certains "symboles du pouvoir". Ce qui fut davantage décisif, ce fut surtout le simple fait qu'une ambassade abandonnée, en raison de son statut juridique de zone extraterritoriale, représentait - dans un double sens, tant par rapport à la Belgique que par rapport à la Somalie - un lieu de refuge approprié. L'acte d'occupation revêt dans ce contexte un sens précis: il se réfère à l'appropriation réelle d'une certaine zone de protection légale, qui doit son existence au système de la représentation diplomatique et subsiste même après l'effondrement ponctuel de celui-ci; il revendique le bout de terrain qui se trouve sous ses pieds et qui subsiste à la frontière précaire entre la représentation et l'impossibilité de celle-ci. Ce qui peut naître de cette manière est en effet, comme l'a écrit Tristan Wibault dans un texte sur l'Ambassade Universelle, tout d'abord un "habitat micropolitique"[1]: la possibilité toujours précaire d'un séjour en deçà de tout territoire.
Témoignent de la précarité de cette possibilité tant les antécédents immédiats de l'Ambassade Universelle que son premier domaine d'activité central. Depuis 1998, un groupe de sans-papiers occupait l'église du Béguinage, au centre de Bruxelles. Lorsque l'occupation pris brusquement fin en 2000 à la suite d'un incendie dont l'origine reste mystérieuse, les autorités belges proposèrent d'héberger les sans-papiers de façon dispersée dans différentes villes belges. Le réseau renforcé des sans-papiers et des sympathisants, qui s'était créé au cours des confrontations permanentes avec les autorités, eu cependant vite fait de repérer un autre lieu, à savoir l'ambassade somalienne désertée. Une fois les travaux de rénovation nécessaires achevés, le travail de l'Ambassade se focalisa tout d'abord, dans le contexte de la campagne de régularisation annoncée en 1999 par le gouvernement belge "arc-en-ciel" (libéraux, socialistes et écologistes), sur l'échange d'expériences ainsi que sur l'offre d'un soutien juridique dans le cadre des procédures de régularisation. La véritable création de l'Ambassade Universelle n'eut lieu qu'une petite année après le début de l'occupation du bâtiment, lorsque fut proclamée en décembre 2001, juste avant le sommet européen de Laeken (à Bruxelles), la Déclaration de l'Ambassade Universelle[2].
Le processus de régularisation exceptionnelle, lancé en Belgique principalement sous l'effet de la forte indignation publique consécutive à la mort de Sémira Adamu, une jeune femme de 20 ans décédée au cours de son expulsion en 1998, montre précisément, et avec une grande clarté, les lacunes qui caractérisent même les politiques migratoires se montrant "libérales": à côté de la trentaine de milliers de demandes de régularisation ayant reçu une réponse positive, on comptait une foule de demandes non traitées, refusées ou même jamais introduites en raison des critères édictés; pour toutes les personnes dont le séjour n'était pas régularisé une fois la campagne terminée, "seules la répression et l'expulsion [étaient] à attendre", comme l'énonce la Déclaration de l'Ambassade Universelle. Le revers des régularisations fut le recours accru aux expulsions ainsi que la poursuite de l'utilisation intensive des six centres fermés construits dans les années 1990. Mais surtout, toute campagne de régularisation mène tout au plus, comme il est écrit dans la Déclaration, à un "nettoyage temporaire de la clandestinité apparente"; elle ne change rien au fait fondamental de la production sociale, économique et politique permanente de la clandestinité, à laquelle nous sommes confrontés à l'heure actuelle.
L'analyse de l'Ambassade Universelle est sans ambiguïté sur ce point. La nouvelle figure sociale du sans-papiers apparaît notamment aux points d'intersection dispersés du régime économique de la globalisation néolibérale et du régime juridico-politique de l'Etat-nation, là où les nouveaux rejets et inclusions de l'un croisent les mécanismes d'inclusion/exclusion de l'autre. Alors que les mouvements migratoires actuels trouvent pour une grande part leur origine dans les effets de la destruction, par la globalisation, des économies traditionnelles ainsi que dans ceux des politiques d'austérité imposées par les institutions internationales dans les pays d'origine, nous assistons, dans les pays industrialisés classiques, à la précarisation juridique et au déclassement social massifs de migrants, ainsi qu'à l'apparition de nouvelles formes d'exploitation, en particulier dans les industries de sous-traitance, dans le secteur agricole et les emplois à bas salaires du secteur des services. "Le clandestin, comme figure inversée, est un travailleur délocalisé du Tiers-monde dans nos quartiers", lit-on à cet égard dans la Déclaration. La politique officielle semble ne connaître que deux réactions au fossé qui se creuse de plus en plus entre des situations économiques personnelles qui s'aggravent et différents degrés de privation de droits sociaux liés à la nationalité - la répression policière et le modèle de l'ouverture sélective des frontières et du travail temporaire international, qui sert certains intérêts économiques: "Le travail impose une norme d'inclusion hors du droit."
Il s'agit d'une norme de précarité qui se poursuit de la situation de travail au chômage, de la privation de droits sociaux à la contestation du simple droit de séjour et qui culmine avec l'existence de sans-papiers. L'existence sans papiers se caractérise surtout, en conséquence, par une multitude de techniques de survie qui se développent dans le cadre d'une fragmentation de situations difficiles. Ce n'est de ce fait pas seulement l'exclusion des droits politiques qui s'oppose à l'articulation politique de l'évidence sociale de l'existence sans papiers, mais avant tout l'atomisation sociale que subit cette existence.
C'est précisément ici qu'il faut voir la raison pour laquelle les activités de l'Ambassade Universelle ne se limitent ni au soutien individuel (selon le modèle du travail social), ni aux actions directes de contestation ou à la formulation de revendications-programme (selon les modèles du militantisme ou de la représentation politique d'intérêts). Le pivot des diverses activités consiste bien davantage en la tentative de combattre la situation de départ de l'atomisation sociale en créant un contexte d'expérience et d'articulation là où, en premier lieu, un tel contexte ne peut être présupposé en raison des effets dispersés du déclassement. Cela permet de comprendre l'importance décisive de l'échange, de la production de textes (ou d'œuvres théâtrales) ainsi que des témoignages - qui associent les expériences concrètes de sans-papiers et des analyses structurelles. Le contexte d'articulation dont il est question ici ne se limite par ailleurs aucunement à l'environnement direct de l'Ambassade, mais apporte également un soutien aux capacités de mobilisation et d'intervention dans des situations de conflit se produisant ailleurs - comme par exemple lors de plusieurs grèves de la faim dans des églises ou bâtiments universitaires à Bruxelles, au moyen desquelles des groupes de réfugiés afghans et iraniens réagirent en 2003 à la délivrance d'ordres de quitter le territoire.
Ce qui est opposé à la production sociale de clandestinité, c'est donc en fin de compte la production sociale d'un contexte de vie qui permet de traduire l'évidence sociale de l'existence des sans-papiers en une articulation politique. C'est ce qui permet aussi de comprendre le refus net que l'Ambassade Universelle oppose à l'idée abstraite d'un "droit cosmopolite": "Un hypothétique statut de citoyen du monde est une abstraction inutile. L'appartenance planétaire n'est pas un statut, c'est une réalité factuelle." Le défi qui s'articule à l'Ambassade Universelle consiste bien plus - pour citer encore une fois Tristan Wibault - à appeler "un nouveau rapport du sujet de droit au sujet productif"[3], c'est-à-dire à un sujet social en devenir, tel qu'il se manifeste dans les processus actuels de recomposition sociale. Le fait que ce sujet ne soit pas représentable dans le cadre des ordres juridiques nationaux ne signifie pas pour autant qu'il serait représentable dans un "ordre juridique mondial", dont la seule idée que nous possédions est celle d'une version supérieure, mais par là même allégée et peu contraignante, des systèmes juridiques nationaux.
Par
contre, l'universalité de l'Ambassade Universelle n'appartient
pas à un ordre de l'être et de la représentation, mais
à un ordre du devenir; elle ne prend pas pour modèle
l'idée abstraite du global totalisant, mais le local
en tant qu' "espace habité" qui se reconstitue
en permanence par le fait de pratiques sociales et dont
les évidences forment la base sur laquelle le droit
doit se vérifier s'il ne veut pas dégénérer en non-droit.
Ce concept du local, qui est central dans la Déclaration,
inclut aussi bien la possibilité de rester que la possibilité
de se déplacer - en Europe comme dans tous les lieux
où les perspectives d'une existence locale sont détruites
chaque jour. Le séjour précaire qu'offre l'Ambassade
Universelle se situe, jusqu'à nouvel ordre, quelque
part entre un lieu de refuge et cette double possibilité,
dont la libération des diktats du territoire doit encore
être obtenue.
[1] Cf. T. Wibault, "L'Ambassade Universelle: un lieu ouvert au monde", sur: http://eipcp.net/transversal/1203/wibault/fr
[2] Lire sur http://www.universal-embassy.be/
[3] T. Wibault, "L'Ambassade Universelle: un lieu ouvert au monde", loc. cit.